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1 avril 2009 3 01 /04 /avril /2009 14:20
Histoire de Galilée. (III) - Christian Biseau - 5 / 2009
Christian Biseau Histoire de Galilée. (III)
Christian Biseau
LPC n° 5 / 2009

Chaque fois que l'un ou l'autre revenait à la charge : "Mais enfin, c'est quoi la foi ?", il se contentait de leur sourire, et de leur raconter des histoires.

Des histoires où toujours se tenait ce "père" si discret - bien trop discret à leur goût - mais si proche.

Ainsi, on raconte qu'un soir, alors qu'ils l'assaillaient de leurs questions : "Parle-nous de ce « père »…, explique-nous comment il guide notre marche…, mets un peu de lumière sur toutes ces choses encore si obscures…", il les avait fait asseoir, et leur aurait dit :

"Je vais vous parler d'un paysan qui approchait timidement de la vieillesse, et d'une petite fille qui sautait à pieds joints, gaiement, dans ce qu'on appelle l'aventure de la vie.

On les voyait souvent ensemble, main dans la main. Et on la devinait bien belle, la complicité qui illuminait leurs longues marches en tête-à-tête.

Le paysan s'était souvent interrogé sur la juste attitude à avoir face à son amie : fallait-il la guider, la protéger, déblayer son chemin ?… mais alors, elle, que lui resterait-il à choisir, à décider ?… Ou bien fallait-il se retirer, se taire, s'absenter, pour lui laisser toute la place ?… mais alors, n'était-ce pas se condamner à l'impuissance et à l'insignifiance ?…

Ce qui paraît sûr, c'est que le sourire de la petite fille, ses questions, ses émerveillements, sa gourmandise de vie, avaient totalement pris possession du cœur du paysan.

Qui aurait tant voulu que, toujours, la petite fille avance sereinement, en pleine sécurité, dans son voyage en humanité.

Il lui arrivait pourtant de trembler en pensant à l'avenir incertain, et aux périls qui rôdaient. Mais, pas plus qu'il ne pouvait calmer les drames du monde, il ne pouvait éviter au chemin de la petite fille d'être semé de chagrins, de peurs, de colères, et peut-être de désespoirs.

Alors, quand venait pour elle le temps de la déréliction, de sa place en retrait, il lui murmurait qu'il ne pouvait certes ni grandir ni choisir sa route à sa place, et qu'il ne pouvait comprendre ni arrêter les vents mauvais. Mais que jamais il ne les accepterait.

Et qu'il était là, portant dans sa chair, et les larmes, le poids de sa peine, et que jamais, quoi qu'il arrive, il ne la quitterait des yeux.

Et elle, on voyait bien qu'elle s'accrochait de toutes ses forces à ce regard, lui retournant un pauvre sourire qui peu à peu s'apaisait, et dans lequel il avait appris à l'entendre murmurer : "Ca ira, je suis bien, puisque tu es là… Avec toi je pourrai traverser ma nuit… Tu m'as ouvert le chemin…"

"Ainsi, leur disait-il, s'il est des paroles qui enferment, il est aussi des regards qui ouvrent, et qui bousculent limites et fatalités."

***

Marie-Madeleine, Marthe, Marie, d'autres sans doute : ses amies.

Sans doute avaient-elles le goût de l'infini. Sans doute étaient-elles prêtes à s'arracher à la médiocrité d'une existence non vécue vraiment. Sûrement, elles avaient été les premières à entendre, à L'entendre vraiment.

Et heureusement qu'elles étaient là.

C'est à elles que, dans la tendre intimité de leurs conversations, à l'ombre du soir, il pouvait parler de tout ce qui l'habitait.

De ce paysan qui lui avait dit son soulagement devant la récolte qui allait mettre pour un temps sa famille hors du besoin.

De cette femme qu'il avait vue si inquiète pour la santé de son bébé.

De ces villageois qui avaient réussi à surmonter leurs vieilles rivalités pour construire ensemble un nouveau puits dont ils étaient si fiers.

Et des enfants avec qui il n'avait pu s'empêcher de jouer, et de leur raconter des histoires ; c'était, toujours, plus fort que lui. Tant pis pour les haussements d'épaules des messieurs si sérieux et si savants de Jérusalem.

A elles, il pouvait aussi confier ses doutes.

Est-ce qu'il avait eu raison de s'empoigner aussi vivement avec ces pharisiens ou ces sadducéens ?

N'y était-il pas allé un peu fort ? Comment maintenant espérer que leurs yeux puissent s'ouvrir ? Parfois, il avait tant rêvé que certains deviennent ses amis…

Et cette éprouvante question : faudrait-il un jour s'arracher à l'univers juif ?

Et quel était donc exactement ce royaume dont il se savait habité, mais qu'il pressentait d'une tout autre couleur que celui qu'ils attendaient tous ?…

Et il aimait tant leur parler de son père, doucement, avec la fragilité de ses mots d'homme. Et de ce que, de plus en plus, il entrevoyait de son intimité avec lui.

Et elles, elles buvaient ses paroles, et comprenaient tout, - presque - tout.

En tout cas, depuis longtemps elles avaient compris qu'une seule chose l'enchantait : parler aux hommes et aux femmes, les écouter, et les aimer. Sans pouvoir sur eux.

Oui, avec elles il pouvait parler de toutes les choses.

Ensuite il se taisait, et prenait tant de bonheur à, longuement, les écouter, parler de leurs vies, de leurs fatigues, de leurs peurs et de leurs rêves.

Et que c'était bon aussi de rire avec elles.

… De ces soirées, vous savez, où on donnerait tout pour que jamais elles ne finissent…

***

Et parfois elles laissaient sortir les questions qui les taraudaient, qui se faisaient plus pressantes, plus douloureuses, quand un tremblement de terre venait de se produire et que des voisins avaient perdu leur maison et leur famille, ou qu'une épidémie avait dévasté le pays, ou qu'un village entier avait été égorgé par des brigands…

Tellement envie de baisser les bras, ou de fuir très loin, quand tout est devenu si horriblement vide et absurde. Et cette infinie douleur qui s'installe quand ce sont les personnes aimées qui sont touchées.

Et cette rage qui envahit tout, pour hurler en silence.

Et la haine qui, alors, guette.

Comment Dieu peut-il laisser faire ça ? Pourquoi n'a-t-il rien fait ?

Et elles osaient ajouter : "Et toi, pourquoi n'étais-tu pas là ?

Alors il se taisait.

Et leur ouvrait le plus secret de son cœur.

Il leur disait qu'il savait combien pouvaient paraître dérisoires certains de ses miracles. Bien sûr, il lui arrivait de rendre la vue à un aveugle, ou la marche à un accidenté. Mais les autres, tous les autres, marqués par la maladie, le handicap, ou ces blessures secrètes qui rendent la vie si lourde ? Et tous ceux qui étaient écrasés par l'oppression aveugle des nantis ?

Il leur disait qu'à lui aussi on avait appris que son père était "tout-puissant", et que ça, il ne pouvait plus le dire de cette façon.

Il leur disait que la seule chose qu'il savait, c'est que son père se tenait auprès de chaque famille éperdue de douleur, de questions, de colère.

Et que sa toute-puissance est celle de la fragilité d'aimer. Et que seule sa faiblesse peut porter secours. D'un amour silencieux, obstiné, le cœur saisi de douleur devant chaque humain, grand ou petit, défait par le malheur.

Et il leur disait aussi que prier, ça veut seulement dire, dans l'obscurité de toutes les ténèbres du monde, sans rien oublier, prendre notre rage, notre révolte, nos douleurs, nos tragiques interrogations, toute notre incompréhension, et les remettre entre Ses mains.

Et se dire, en tremblant, que Lui saura quoi en faire.

(d'après V. Margron, La Vie n° 3055)

***

En ce temps-là, déjà, il y avait toutes sortes de religions.

Parfois, quand les uns et les autres parvenaient à s'éloigner de leurs manies, de leurs tics, de leurs crispations, et surtout d'une lecture étriquée de leurs livres, il y avait tant de plaisir à se parler, tant de choses à s'apprendre et à se partager.

Souvent il leur disait sa secrète admiration pour la simplicité, la droiture, la grandeur de ces hommes et de ces femmes si divers. Et pour leur façon de s'en remettre à leur Dieu, en totale confiance.

Il aimait tant se mettre à l'écoute de leur façon particulière, unique, irremplaçable de dire quelque chose de l'universel de l'humanité de l'homme.

Mais quand il voyait certains se prosterner pour leur prière, Il avait souvent envie de venir doucement leur toucher l'épaule, leur tendre la main, les inviter à se remettre debout et à aller jusqu'au bout de leur chemin…

Et il leur disait : "Comme on a du mal à comprendre que les vraies frontières entre les hommes ne sont pas là où on nous avait dit qu'elles étaient !

Et à accepter l'infinie diversité des chemins d'humanité !

Et comme je me sens proche de ces compagnons rencontrés sur la route, qu'ils soient croyants ou non, qu'ils soient ou non de la tribu, pourvu qu'ils soient humbles, acceptant l'incertitude, et ouverts au mystère qui habite chacun de nous !

Voyez, c'est la façon dont vous vivez qui importe.

L'accueil de l'autre, la main tendue à votre voisin, les gestes de solidarité, le refus obstiné de tout ce qui déshumanise, etc.… bien sûr. Mais pas seulement.

L'épaisseur de vie, où vous habitez. Ce qui vous tient debout.

Votre façon d'être éveillés, si vous préférez.

Et ce que vous savez regarder, et accueillir."

***

La belle histoire du lépreux : bouleversant qu'il l'ait touché. Qu'il se soit laissé toucher par ce lépreux… pas si facile de se laisser toucher… surtout en ces temps où infirmité rimait avec impureté…

Il y avait eu aussi cette femme qui avait passé sa vie dans la honte d'être femme, rendue impure, croyait-elle, par le sang qui coulait d'elle. Elle aussi était allée le toucher, au mépris de la Loi. Est-ce qu'elle "avait la foi" ? Comment aurait-elle pu répondre ? Mais elle avait osé laisser sortir ce cri qui jaillissait du fond de sa douleur et de son désespoir. Et il lui avait donné raison. Et voilà qu'elle s'était remise à vivre.

Christian Biseau

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