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1 juillet 2012 7 01 /07 /juillet /2012 17:26
Alain Dupuis Du Dieu du dehors au Dieu "centre" de Gilles Bernheim (1)
Alain Dupuis
LPC n° 18 / 2012

L’élection de Gilles Bernheim en juin 2008 (pour 7 ans à compter du 1er janvier 2009) au poste de Grand Rabbin de France, contre son prédecesseur Joseph Sitruk, fut pour beaucoup une bonne nouvelle.

Ce fils de l’école publique laïque, diplomé en philosophie, s’est toujours voulu à la fois juif "orthodoxe", c'est-à-dire respectueux de toutes les observances, donc non libéral, mais aussi délibérément ouvert sur la société, et donc non intégriste. Longtemps directeur du département consistorial juif de Paris "Torah et société", il anime la commission d’éthique médicale et est vice-président des "Amitiés judéo-chrétiennes" de France.

Il est connu du grand public pour la parution, en 2008, du livre "Le rabbin et le cardinal", en collaboration avec Philippe Barbarin, achevêque de Lyon.

On notera sa participation de plus en plus fréquente à l’émission judaïque hebdomadaire de la 2ème chaîne de la télévision française, où il se montre un interprète exigeant et subtil de la Torah. C’est là qu’il présenta, il y a quelques mois, l’ouvrage dont il est question ici.

On peut trouver sévère l’appréciation de Joseph Thomas qui écrit, dans Golias Hebdo nº 225, à propos de ce livre : "La fréquentation des livres amène parfois à des découvertes épatantes, mais aussi à des déconvenues. Tel livre vous tombe des mains. Parfois vous advient, dans le déroulé d’un propos longuet voire insipide, ces trois pages ou ces trois mots qui vous rejoignent, vous alertent et vous suffisent. Tel fut mon sentiment de lecteur devant les "Quarante méditations juives" de Gilles Bernheim."

Pourtant, si on cite cette opinion, c’est qu’on ne fut pas loin de la même déconvenue…et des mêmes joyeuses surprises, à la lecture de ce petit livre un peu fourre-tout.

Les sujets abordés sont nombreux et vastes : le silence, la mort, la vieillesse, le suicide, l’euthanasie, les soins palliatifs, la bio-éthique, le bon sens, vérité et mensonge, l’embryon, l’exclusion, la solidarité, quelques morceaux d’exégèse biblique, etc, etc, souvent traités en à peine deux pages. Les quarante méditations méritent toutes d’être lues avec sympathie et livrent parfois une petite perle spirituelle…

Mais nous avons délibérément choisi de n’évoquer ici que les quelques propos qui nous ont rejoints au cœur de nos préoccupations de libres penseurs chrétiens. (2)

Dans cet ordre d’idées, la méditation 27 : le centre (p. 132 à 135) a retenu toute notre attention :

L’auteur s’appuie ici, comme tout le long de l’ouvrage, sur les propos de maîtres du hassidisme (3) en l’occurrence, ici, rabbi Ouri de Strelisk : "Au lieu d’écrire et de prononcer le mot Dieu, s’habituer à utiliser le mot étsèm, essence, centre. Notre père qui est au centre… S’il n’est qu’aux cieux, il est vraiment si loin de nous qu’on se débrouille pour se passer de lui : il a son royaume, et nous avons, hélas, le nôtre – qui a l’avantage, lui, d’être tangible."

À partir de ce propos, Gilles Bernheim continue : Mais, du centre, on ne se débarasse pas si aisément. Une conscience " décentrée" s’éparpille, se désintègre et, par suite, s’animalise. Ce qui fait l’être humain, c’est, pour reprendre l’expression du maître" cette courbure autour du centre, ce repliement de la durée sur elle-même, cela qui nous fait dire Je". L’animal le plus évolué manque de centre personnel. Il vit dans le successif. Et le rabbi de Strelisk ajoute : "C’est parce que nous sommes capables de dire Je que nous avons besoin de dire Dieu, de postuler le centre des centres, qui soutient, vivifie et justifie tous les autres."

Et l’auteur d’enchaîner : Aussi allons-nous vers une métamorphose de la religion qui est en rapport avec l’intériorisation (la centration) progressive des consciences. Jadis, nous dit-il, on avait besoin d’un Dieu du dehors, support des harmonies célestes et des éléments de la nature.(…) La source de vie, l’esprit ordonnateur, le Père, le Juge ne pouvait être qu’au-delà du rideau, derrière le décor, dans quelque empyrée (4). (…) Pour être plus humain, continue-t-il, il ne suffit pas de se promener dans le cosmos, il faut réfléchir. Or la réflexion est, selon lui, identique à la centration, il s’agit toujours d’une exploration en direction de la profondeur, en direction du centre…

La religion, dit alors Bernheim, a été, surtout durant ces dernières générations, une élongation des consciences tendues frénétiquement vers le Tout Autre. Et il se demande si le mouvement inverse ne va pas se produire : un mouvement centripète, un retour vers ce qu’il y a de plus intérieur au monde et à l’homme, ce que l’on peut évoquer par l’image du noyau personnel.

Puis, posant, dans un raccourci un peu surprenant, la double question : comment se centrer s’il n’y a pas de centre ? Comment aimer s’il n’y a personne à aimer ? Il affirme : pourtant, nous n’existons vraiment – c'est-à-dire nous n’avons de profondeur – que dans la mesure où nous aimons. C’est pourquoi il conclut cette réflexion : C’est dans cette direction, me semble-t-il, que se situe la découverte du divin. Découverte intellectuelle, mais aussi pleine comme une rencontre au plus intime de nous-mêmes…

Dans la méditation 28 : l’existence de Dieu (P. 136-137), l’auteur tire parti d’une citation de rabbi Israël de Poltusk : "Le Dieu dont on prétend (démontrer) l’existence est un Dieu métaphysique dont une démonstration inverse peut détruire l’existence". Pour aller plus loin :

La foi, dit-il, ne relève pas d’une problématique qu’une réflexion attentive pourrait un jour résoudre. (…) Ce n’est point parler de Dieu que de mettre en discussion un objet extérieur, fût-ce le mot Dieu. Le divin ne peut en aucune façon être devant nous comme une chose que l’on constate ou que l’on prouve.(…) Le divin est en nous comme une dimension dont notre existence témoigne et que notre nature postule. Pour le rencontrer, il suffit d’atteindre une certaine qualité d’existence ; celle-ci ne dépend nullement de l’intelligence ou du savoir mais d’un engagement allant dans le sens d’un surcroît de vie. C’est toujours, finalement, une question de vitalité : il ne s’agit pas de mots ni d’idées, mais d’une option de l’âme qui veut vivre au plus haut d’elle-même.

Il nous a semblé entendre dans ces derniers propos comme un écho, sous la plume de cet éminent rabbin, de l’interrogation d’un modeste pasteur néerlandais (5) sur un Dieu qui n’"existe" pas, mais est une expérience qui "survient" dans le concret de l’existence et des rencontres…

Quelque chose bougerait-il sur tous les fronts du religieux ?

Il nous a semblé, dans un tout autre ordre d’idées, que la méditation 32 : l’idée du péché originel éloigne le christianisme du judaïsme (pages 150 à 155) ne pouvait manquer d’interpeller ceux des lecteurs chrétiens qui sont déjà extrêmement perplexes sur ce thème, base de l’arsenal prétendument biblique et constitutif du mythe (dogme ?) de la "rédemption"…

D’emblée Gilles Bernheim affirme : L’idée de péché originel qui, dans la conscience Chrétienne, est si intimement liée à l’histoire d’Adam et Ève, n’a aucune résonance dans la tradition juive. Il est étrange de remarquer que le nom du premier homme est, pour ainsi dire, absent de la Bible, sauf, signale-t-il, en Gen 3, 17-20-21 ; Gen 4, 1 ; Gen 5, 1-5, pour Adam, et 3, 20 et 4, 1 pour Ève. Et d’insister : Le nom d’Adam comme celui d’Ève ne sont rappelés dans aucun passage de la Bible. Quant à leur histoire, aucune autre allusion n’y est faite ni dans la Torah, ni dans les Prophètes, ni dans les Écrits (livres "sapientiaux") car, selon un maître du hassidisme, "elle a moins une portée historique qu’une signification morale et pédagogique".

Puis l’auteur montre que, lorsque la tradition sapientiale (postbiblique, pour les juifs) fait de nouveau des allusions à Adam, elles sont favorables au premier homme. Jamais il n’est question d’un soi-disant péché. Bien au contraire, dans le livre de Ben Sira, par exemple, la connaissance du bien et du mal est présentée comme un bienfait accordé à l’homme par Dieu (Sir.17, 1-14).

Et d’affirmer : c’est par le christianisme naissant, et plus spécialement par l’œuvre de l’apôtre Paul, qu’un intérêt religieux sera conféré à cet épisode. La transformation du personnage falot et naïf du début de la Genèse en un héros cosmique et tragique date de l’épître adressée aux Romains... Puis l’auteur rappelle les passages de l’œuvre paulinienne où sont mentionnés Adam et Ève : Ro. 5,14 ; 2 Cor 9,3 ; 1 Thim. 2, 13-14.

Pourquoi, selon Bernheim, cette irruption nouvelle d’Adam ? C’est que la dénomination précise était devenue nécessaire. Il n’est plus question, dans l’esprit de Paul, du "symbole" de l’homme, ni du premier homme, mais il s’agit d’une personne en chair et en os, bien identifié, qui est Adam.(…)

…Paul a besoin d’Adam, poursuit l’auteur, pour sa démonstration théologique, c’est pourquoi le premier couple sera chargé pour lui du péché le plus grave de la création, afin de justifier la venue d’un sauveur pour le rachat non plus d’Israël, comme c’est écrit dans les prophètes, mais de l’humanité tout entière, sous condition qu’elle accepte la foi en Jésus.

Selon lui, Paul vide le récit biblique de sa substance et il lui substitue une vision personnelle qui donne à l’histoire du premier couple une dimension qu’il n’a pas.

Adam n’est pas un héros tragique et la fatalité que l’apôtre inscrit en filigrane de l’aventure du premier homme est proche de la pensée grecque, mais totalement étrangère au judaïsme.(…)

Dans sa vision tragique des événements de la vie humaine et dans sa théorie du péché originel qui en est la conséquence, l’inspiration de Paul est hellénique et non juive.

Après un parcours biblique visant à démontrer ce fait, l’auteur conclut : Par sa vision pessimiste de la nature de l’homme, l’apôtre, sans le dire, décèle dans l’âme de la créature la réplique de l’acte prométhéen (6) de révolte. Ainsi la mort du premier homme, et la mort de tous les hommes qui s’ensuit, sont une conséquence du péché. C’est Prométhée enchaîné. Seule l’apparition d’un homme-Dieu abolit le péché par la grâce, et la mort par la résurrection. C’est Prométhée délivré de ses chaînes.

Dans le mythe paulinien, Adam prend la place de Prométhée et de l’humanité, et Jésus, l’homme/dieu, celle d’ Héraclès….

Gilles Bernheim conclut cette méditation en réaffirmant une constante de sa pensée concernant le judaïsme, déjà présente dans d’autres méditations (par ex. la méditation 11 : la vieillesse et la mort concernant la souffrance, son acceptation réaliste par le judaïsme et son refus catégorique par le bouddhisme, sur qui il porte un jugement sans indulgence) :

Ne pas rêver à la fin des temps mais agir chaque jour, tel est l’enseignement de la Torah. Dieu nous a permis de distinguer entre le bien et le mal, cela suffit. Nous n’appelons aucune intervention surnaturelle. Nous n’avons pas besoin de la grâce, mais des œuvres. Nous n’avons pas à effacer le péché, mais à le vaincre.

N’y a-t-il pas là comme une belle profession juive d’autonomie de l’humain qui rejoint la pensée de bien des chrétiens d’aujourd’hui, et même de certains musulmans 6 ?

Bien d’autres de ces méditations pourront éveiller la curiosité et l’intérêt de lecteurs chrétiens, que nous ne pouvons qu’encourager à lire ce petit livre, et à se rendre attentifs à ce que nos frères juifs pourraient bien avoir encore à nous dire sur la foi, sur l’homme et sur Dieu, malgré tant de siècles d’ignorance réciproque. Ne sommes-nous pas tous concernés par une relecture, mais cette fois-ci ensemble, de notre expérience humaine et spirituelle ? Le temps des convergences fécondes n’est-il pas enfin venu entre tous les chercheurs de Dieu ?

Alain Dupuis

(1) Extraits de Gilles BERNHEIM : "Quarante méditations juives" Éd.STOCK (2011) (retour)
(2) Dans cette présentation, tout ce qui apparaît en italiques est le texte de Gilles Bernheim. (retour)
(3) Le hassidisme est un mouvement de renouveau spirituel juif né en Ukraine sous l’influence du rabbi Ba’al Shem Tov, au 18ème siècle. Mouvement plus mystique qu’intellectuel qui rappelle le "réveil" protestant, ou certains mouvements "pietistes". Il est encore très influent aujourd’hui, et connu à travers le hassidisme de Loubavitch. (retour)
(4) Empyrée: dans la mythologie grecque, partie la plus élevée des cieux, séjour des dieux. (retour)
(5) Le pasteur Klaas Hendrikse : Croire en un Dieu qui n’existe pas. (Labor et fides 2011), déjà présenté dans LPC nº 16 / 2011. (retour)
(6) Prométhéen : qui relève de Prométhée, héros mythologique grec qui déroba le feu aux dieux et fonda la première civilisation humaine. Châtié par Zeus et condamné à être enchaîné à vie, il fut délivré par Héraclès…d’où le légitime parallèle avec Adam, condamné pour sa faute et sauvé par la "geste" du christ paulinien. (retour)
Published by Libre pensée chrétienne - dans Recensions