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1 janvier 2013 2 01 /01 /janvier /2013 14:48
Croyants et incroyants : qui êtes-vous ? (1)
Guy Luzsénszky(2)
LPC n° 20 / 2012

Une constatation s’impose avant tout : le clivage entre les deux camps s’est beaucoup estompé aujourd’hui. Du moins chez ceux qui ne sont plus les inconditionnels des appareils religieux. On ne sait plus très bien ce que veut dire "croyants" : croyants à quoi ? à qui ? sûrs de leur affaire ?

Essayons quand même de cerner l’attitude "croyante" : à quel vécu répond-elle ?

Ceux qui disent croire se réfèrent "à de l’invisible auquel ils se sentent reliés (…) (ils) ne se contentent pas de ce qu’ils voient et entendent. Ils essaient de faire attention à ce qui est le plus profond dans leur vie, mais qui ne saute pas aux yeux. Ils sont persuadés qu’il y a, dans l’existence, beaucoup plus que ce que l’on perçoit tous les jours. Pour eux, une part du réel ne se fait pas voir, mais n’en existe pas moins. Et l’on peut, dans la vie quotidienne, entrer en relation avec cette part secrète." (Comment sait-on qu’on a la foi ? – Centurion, 1991.)

Mais nous voilà piégés : beaucoup d’"incroyants" se reconnaîtraient dans ce portrait. Où est la différence ?

Essayons une piste : la différence entre croyants et incroyants serait dans l’objet de la croyance, de la foi. Cet "invisible", pour le croyant, se nomme "Dieu" ; l’incroyant le rejette.

La piste a été opératoire autrefois. Mais cela fait déjà un certain temps que la question : "Croyez-vous en Dieu ?" a fait place à une autre : "En quel Dieu croyez-vous ?". Et lui fait pendant celle-ci : "Vous, l’incroyant, de quel Dieu êtes-vous athée ?". C’est que "Dieu" est devenu le supermarché du religieux : chacun y trouve ce qu’il veut. Tant que les églises étaient universellement reconnues comme les professionnels de la foi, c’était clair : "Dieu" était défini par elles et l’on prenait position par rapport à ce Dieu. Mais cette compétence des églises est contestée de plus en plus, ce qui augmente la foule des croyants "nomades", hors les murs et hors des bercails.

Un autre fait, celui-ci aussi de plus en plus fréquent, atténue le clivage : des croyants qui ne savent plus bien où ils en sont. La frontière entre "croire" et "douter" est devenue une passoire ! Un personnage aussi officiel que le préfet de la Congrégation romaine de la Doctrine reconnaît qu’aujourd’hui la foi n’est possible que sur un "océan de doutes". Et j’ai entendu un grand croyant dire qu’aujourd’hui, croire en Dieu frisait l’héroïsme, car toutes les représentations que nous avions de lui et de ses rapports avec notre monde sont devenues inopérantes et Dieu est "incroyable".

Dans le camp adverse, cela ne va pas mieux : des scientifiques confessent qu’ils se débattent de toutes leurs forces contre la "tentation" de croire, il y en a même qui y succombent ! "Je ne peux pas admettre", dit Jean Rostand", qu’un "Être" ait créé tout cela et, d’autre part, j’ai peine à admettre que cela se soit fait seul, par la seule vertu du hasard. Alors je suis écartelé." (Croyance et raison, par Guy Lazothes, Centurion, 1991). Entre ceux qui sont subjugués par la stupéfiante machinerie de l’univers et les autres qui en relèvent les ratés, les incohérences, les gaspillages, le débat est loin d’être clos.

Tentons une autre approche : d’où vient la foi ? Quelle est son origine ? Pour les uns, c’était une intuition, le sentiment qu’il y a quelque chose d’autre que le visible ; l’impression d’être "habité". Pour d’autres, c’était le raisonnement : la décision d’adhérer au Réel, de prendre en compte l’invisible a été l’aboutissement d’une réflexion.

Mais là, aujourd’hui, beaucoup restent à mi-chemin : ils optent pour l’hypothèse "Dieu", comme celle qui, tout compte fait, leur paraît la plus raisonnable, mais continuent à être harcelés par tout ce qui la contredit : des "croyants" peu fiables, dont on ne sait pas bien de quel camp ils sont de fait…

Pour être complet, il faut mentionner aussi les "croyants" par tradition, du fait de l’éducation reçue et jamais mise en question : une "foi" qui est plutôt une idéologie dans laquelle on évolue à l’aise. Pourquoi se poser des questions difficiles, puisque cela fonctionne bien ? "Croyants", ceux-là ?

Je crois de plus en plus qu’il nous faut prendre nos distances envers tout cet héritage et reprendre, à nouveaux frais, la réflexion sur Dieu.

Nous sommes encore hantés par une image de Dieu qu’en a donnée l’interprétation traditionnelle de l’Ancien Testament. Pour beaucoup d’entre nous, elle a bercé notre enfance et peut-être même au-delà. Un jour, il a fallu en faire le deuil : manifestement, ce bon Père, aux menus soins près de nous, arrangeant nos affaires et écartant les pierres du chemin de ses fidèles, ce super PDG enfin, tirant toutes les ficelles, non, cela ne colle pas, c’est contredit par l’expérience quotidienne. Mais c’était dur d’y renoncer ! C’est dur de se retrouver seul face à l’existence, ses problèmes, ses risques ; de courir l’aventure "sans filet", sans pouvoir se dire que de toute façon, Quelqu’un nous repêchera ! C’était dur de ne plus avoir de Répondant à toutes ces questions qui tourmentent l’Homo sapiens depuis qu’il se sait mortel, questions auxquelles les religions ont apporté des réponses apaisantes. Dietrich Bonhoefer, ce pasteur luthérien, lorsqu’il attendait en prison d’être exécuté par les nazis, a compris que "de par la volonté de Dieu, il nous faut vivre sans Dieu dans ce monde". Les églises se sont bien gardées de lui faire de la publicité et elles prodiguent leurs faveurs aux groupes où l’on prie, chante et met de côté les questions troublantes… Le Dieu-supermarché est bien achalandé en marchandises alléchantes, l’on vous promet de douces émotions, des illuminations, de la "connaissance", et tout cela à des prix à la portée de tous !

Mais nous avons aussi, à côté du Dieu de la dévotion et pour en corriger les naïvetés, "le Dieu des philosophes".

Je crains qu’il ne soit en crise, lui aussi. Il est tributaire des catégories qui servaient aux penseurs grecs pour comprendre l’univers ; or, cette vision du monde ne tient plus devant les acquis de la science. Platon et Aristote pouvaient encore élaborer une idée du Créateur à partir de ce qu’ils savaient du cosmos ; mais celui-ci s’est révélé très différent de ce qu’il leur paraissait. Et ce que nous en savons et pressentons aujourd’hui, est plutôt fait pour décourager les prétentions de la raison. L’univers est devenu "impensable" et rend problématiques les tentatives de projections qui auraient pour objet d’en découvrir la Cause et l’explication ultime.

Pour finir, voilà ce qui, souvent, rapproche croyants et incroyants : dans les deux camps, malgré les convictions différentes, on se sent proches quand il s’agit des orientations fondamentales de l’existence. Chez les plus lucides, les plus exigeants, un instinct sûr dicte comment il faut vivre pour être digne du nom d’"homme". Marcel Légaut avait-il raison, quand il disait, à la fin de sa vie : "Il ne faut plus parler de Dieu, il faut parler de l’homme !" ? On avait prétendu déterminer ce que devait être l’homme et le sens de sa vie, à partir de Dieu. Or, il semble bien que Dieu, s’il existe, est muet. Ceux qui parlaient en son nom ne sont plus crédibles. C’est là un progrès de l’humanité, un acquis auquel l’histoire ne connaît rien de comparable ; un point de non retour. Oui, l’homme est désormais seul. Dieu reste bien la question qui nous hante, mais, de toute évidence, il nous laisse à nos ressources. Situation peu confortable, voire angoissante, mais on ne peut y échapper, il faut en accepter tous les risques. Nous sommes acculés à être rigoureux, lucides, courageux, pour préciser les pressentiments qui surgissent de nos profondeurs, concernant ce que nous sommes et avons à devenir. Labeur de l’esprit, qui avance pas à pas, à mesure que le vécu ratifie ses acquis ; c’est la mobilisation de la totalité de l’homme, de ses multiples ressources, qui permet d’espérer progresser vers la plénitude de l’humain.

Cette plénitude requiert, il semble bien, de laisser un espace pour ce qui dépasse l’homme. Indéfinissable, imbriqué dans le quotidien et dans l’activité diverse de l’homme, tout en étant quelque chose de plus. Espace que nous garderons jalousement, interdisant à quiconque de s’y installer. La tentation est de toujours : c’est la peur du vide ! Théologies et mythologies fleurissent. Je me retourne avec un respect fraternel vers ces tentatives, même les plus aberrantes. Tout cet effort pour percer le mystère, cette inquiétude inlassable, cette insatisfaction du visible et du tangible est souverainement respectable. Puis il y a les intuitions fulgurantes des génies du spirituel. Ont-ils parlé de l’homme quand ils croyaient parler de Dieu ? Ou cela revient-il au même ? Avons-nous un autre chemin vers Dieu que le chemin de l’homme ?

Croyants, incroyants : je m’inquiète peu de ce que vous pensez. Sur ce qui dépasse notre monde, toute parole n’est que babil d’enfant. Ce qui m’intéresse, c’est ce que vous vivez. Qu’est-ce qui vous fait vivre, où surgit l’humain dans votre vie ? J’y devinerai ce que peut-être un jour j’oserai de nouveau appeler Dieu.

Guy Luzsénszky

(1) publié dans "Croyance, incroyance" - Rencontre avec Jean Sulivan N°7/1993 (retour)
(2) Guy Luzsénszky. Membre de la Communion de Boquen. Auteur de " Boquen, chronique d’un espoir" (Éd.Stock). À partir de 1964, sous l'impulsion de Bernard Besret relayé par Guy Luzsénszky, se vit une expérience originale partagée par un grand nombre de personnes : la Communion de Boquen qui vise tout particulièrement l'objectif de permettre aux laïcs de s'investir en toute responsabilité dans le fonctionnement et les orientations de la Communion. En 1976, l'épiscopat et l'ordre cistercien mettent un terme à cette expérience en installant dans les lieux les sœurs de Bethléem à vocation érémitique. La Communion de Boquen devient nomade. Guy Luzsénszky choisit de partager avec elle ce chemin jusqu'en 1978, où à Poulancre elle trouve un lieu qui favorise le vivre ensemble. Auteur aussi de : "Quand on a fait tant de chemin ; propos d'un moine de plein vent" (Éd L'Harmattan 2001) (retour)
Published by Libre pensée chrétienne - dans Foi et croyance