L’AUTRE DIEU. La Plainte, la Menace et la Grâce | |
Marion Muller-Collard | |
L’auteur« Dans ce texte mêlant le récit personnel, la méditation et une relecture spirituelle du livre de Job, l’auteur donne à entendre la foi comme une audace. De son expérience de pasteur en milieu hospitalier, elle retient la plainte existentielle de patients soudain privés des repères d’un Dieu auquel ils croyaient pourtant avoir passé un contrat. Relisant sa propre expérience de la menace au chevet d’un de ses fils gravement malade... (En page 4 de couverture) ExtraitsLA PLAINTEJe n’avais rien perdu et je n’étais pas malade, lorsque la Plainte m’entraîna vers les bas-fonds et m’expulsa du cercle des vivants. La plus grande menace de ma vie était passée : l’été où la lumière aurait dû être un été de fête. Le premier été de mon fils au souffle duquel nous avions été suspendus tout au long de l’hiver. De longs mois de respiration –artificielle, de pronostic vital engagé... (p.29) Et l’été de la résurrection de mon fils, je perdis tout et la Plainte me sauta à la gorge (30) En réalité, la Plainte est autonome – elle brouille les pistes qui pourraient conduire à son nid. Mais l’histoire de Job a quelque chose d’autre à raconter. (31) Pour moi, il y eut un temps où un Bon Dieu était celui qui aurait empêché les poumons de mon fils de s’obstruer jusqu’à l’asphyxie. Pour Job un Bon Dieu était celui qui le protégeait d’un enclos, selon les termes d’un contrat que le Satan met à jour dans le prologue au drame de Job. (Jb 1.9-11) (33) ... Job et moi faisions partie de ceux qui se sont sentis floués. Il arrive, et parfois à notre insu, que nous ayons des relations contractuelles avec Dieu. Et si le mot « Dieu » est vidé de son sens, nous pouvons le dire autrement : nous avons assurément des relations contractuelles avec la Justice. ... Comme le sont mes nombreuses visites à des malades (elle était aumônière d’hôpital) qui, devant leur vie réduite à une peau de chagrin, formulaient la Plainte en ces termes : « ce n’est pas juste ! ». Et j’opinais. ... j’avais appris, à mon corps défendant, qu’il arrive bien souvent des choses qui ne sont pas justes. Mais je savais l’amertume que produit dans un premier temps cette découverte. (34) ... Je ne pouvais pas reconnaître mon fils à ce point malade, mon fils suspendu au-dessus d’un gouffre qui le rendait inatteignable, hors de ma portée. Cette réalité-là était incroyable et, à y repenser aujourd’hui, il me vient à l’esprit cette expression : cela n’était pas dans le contrat... Ce n’est pas dans le contrat, les choses n’étaient pas prévues ainsi, il y a un Bon Dieu, (Madame le Juge). Il n’y a pas de hasard, il y a une justice, c’était écrit, qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? ... Et nous dormons du sommeil du juste, tant que notre réalité, immédiate ne dément pas de façon flagrante ce postulat. Nous dormons du sommeil de ceux qui délèguent à Dieu la vigilance et la responsabilité. A Dieu ou à la Vie, à leur bonne Etoile... Nous dormons du sommeil confiant de ceux qui croient, comme Job, qu’ils sont protégés d’un enclos. (37-38)
J’ai vu bien des contrats rompus par la maladie...
- Je n’ai jamais fait de mal à personne, gémissait l’homme meurtri. Ses yeux fouillaient les miens à la recherche d’une explication. (39) LA MENACECe que Job a perdu, c’est davantage que ses enfants etc.... et jusqu’à sa santé. Ce qu’il a perdu d’essentiel, c’est la sécurité de l’enclos. La Plainte désigne les barrières arrachées, le portail battant au vent. Elle désigne l’impossibilité de reconstruire puisque la Menace n’a pas dit son vrai nom et qu’on ne saurait pas comment la refouler aux marges de l’enclos. (51)... Job a perdu la confiance en ce Dieu contractuel qui protégeait sa vie. Ce qu’il fait comprendre – pour comprendre mon vieux frère Job et tous les frères et sœurs qui le suivirent dans la gueule de la Plainte, c’est que le contrat brutalement rompu contenait un trésor dont dépendent tous les autres trésors : l’appétence de la vie et l’appétit des vivants... Job a perdu jusqu’au désir de vivre. Telle est la vraie lèpre qui ronge l’âme – celle dont était atteinte ma vieille compagne (une malade de l’hôpital), dont fut atteint Job et dont je fus atteinte. A quoi peut donc servir d’avoir un cœur fonctionnel qui bat dans sa poitrine, lorsqu’on est amputé du système d’idées et de valeurs révélant le sens de notre existence ? Ce système dicte non seulement nos tâches, mais aussi notre enthousiasme, notre goût, notre satisfaction. Il organise nos vies et nous lui confions jusqu’à notre désir et notre volonté. C’est le moteur d’un être qui se brise lorsque s’effondre de ce système. Peu importe que la carcasse soit intacte, l’être est vidé : il ne peut plus avancer... J’avais perdu l’insouciance – la tranquillité illusoire de qui a élaboré des contrats unilatéraux. (52-53) Comment survivre à la pleine conscience de la Menace ? Où trouver le courage d’être, pour reprendre le titre le plus éloquent de Paul Tillich ? ... (54) (Celui-ci écrit) « Le penchant naturel vers la sécurité, la perfection et la certitude (...), est biologiquement nécessaire, mais il devient un facteur de destruction biologique s’il nous fait éviter tout risque d’insécurité, d’imperfection et d’incertitude. » (55) Voilà la transition pendant laquelle la Plainte se tient à l’affut : entre l’instant où nous réalisons que la vie ne peut se vivre sans garantie, et celui où nous serons capables de continuer à nous lever le matin sans certitude, ni perfection, ni sécurité absolues. Dans cette transition qui nous fait quitter d’illusoires sentiers balisés, nous avançons à tâtons, vulnérables à la Plainte. Nos « forteresses de certitudes » - selon l’expression de Tillich que le Satan désigne sous le mot « enclos » - n’ont certes pas été bâties « sur le roc de la réalité ». Mais cette irréalité fut si longtemps la nôtre que nous peinons à découvrir autre chose. « Les dangers qui accompagnent le changement, le caractère inconnu des choses qui arrivent, l’obscurité de l’avenir, tout cela contribue à faire de l’homme moyen un défenseur fanatique de l’ordre établi. » (55-56) La Menace, lorsqu’elle ne conduit pas à la Plainte, mène à la défense. La défense fanatique de l’ordre établi. La défense irrationnelle des systèmes de régulation du mal que nous élaborons à présent hors de tout catéchisme. ...(60) Si l’on comprend la Plainte comme le dépouillement de toute arme mythologique face à la Menace, on devine aisément en quoi celui qui succombe à la Plainte représente un danger patent pour la communauté humaine. Comment supporter le témoin de notre insécurité lorsque nous dépensons l’essentiel de notre énergie à défendre l’enclos ? Ainsi les trois amis de Job ... qui prennent assez mal que la Plainte de celui-ci émiette sous leurs yeux le système rétributif qui garantissait leur bonheur en échange de leur piété. Ils n’avaient même pas envisagé que cette construction puisse être friable. Et l’on ne peut guère leur en vouloir : à chacun son économie psychique... (61) Les amis de Job supportent le malheur tant qu’il peut être contenu dans l’enclos. Lorsque gronde la Plainte de Job et qu’elle emporte sur son passage tout système rétributif, tout dogme, toute application religieuse, lorsque Job, dans son cri, rend obsolète toute idée de justice, les amis se braquent... (65) Pour les amis de Job, qu’il est en train de perdre... Ce qui est inaudible – et que Job pourtant expérimente dans sa chair, c’est qu’il n’y a pas de problème de la souffrance du juste pour la simple raison, peut-être, qu’il n’existe aucun système judiciaire suprême qui garantisse le bien pour le bien et le mal pour le mal ? Et l’irréductible Menace du sort plane, ne nous en déplaise, sur chacune de nos vies... (70) Il n’y a pas de système, de dogme, de religion, qui puisse abolir, contenir, détourner les conjonctures qui nous menacent perpétuellement d’un coup du sort. Tout comme le bonheur, le malheur n’est simplement pas juste. Ce n’est pas une attestation du contraire de la justice, mais simplement de son absence. ... Je ne voulais pas suggérer (à un malade dans la Plainte) que sa situation était injuste. Je ne voulais pas suggérer en lui une quelconque cause à cette injustice. Car alors Dieu, après avoir été le bienveillant papa gardien de nos sécurités, serait devenu le grand méchant loup sadique contre qui, à juste titre, Job intente un procès. (74) C’est dans cet écartelant mouvement de balancier entre un Dieu garant de la justice et un Dieu sadique et arbitraire que Job lance son cri. Il ne se trouve pas un ami pour l’écouter... Mais Job parle. Il lance sa parole, il crache sa Plainte, il tient à Quelqu’un qu’il ne reconnait plus. Il tient quelque chose en parlant encore, en se débattant, en convoquant ce Dieu inconnu du fond de son malheur... (75) A un Dieu fonctionnel à qui nous lie un contrat, on n’a pas besoin de parler. A un Dieu qui nous a traînés hors de l’enclos de toutes nos garanties, on doit adresser la parole, lancer de pressantes questions, et l’on brûle d’entendre un mot de sa bouche. Le cri de Job est son premier acte de foi libre. L’attente urgente que quelque chose de nouveau se crée sur son tas de fumier. La seule attente qu’il puisse s’offrir : l’attente de l’Imprévisible. C’est alors que l’alternative fermée entre un Dieu Juge et un Dieu pervers ... se fissure et laisse entrevoir un autre Dieu. « Si ce n’est pas lui, qui est-ce donc ? » (Jb 9.24) demandait Job prisonnier de sa relation contractuelle à Dieu. A force de spasmes et de cris, à force d’une parole qui cherche, Job entrevoit enfin un autre Dieu :
« Je sais bien, moi, que mon défenseur est vivant,
que le dernier, il surgira de la poussière. ... (Jb 19.25-27) (76-77) Car si nous voulons revenir de la Plainte autrement qu’en « défenseurs fanatiques de l’ordre rétabli », il nous faut le courage de recréer une façon d’être au monde qui intègre l’irréductible Menace... (77) Intégrer la Menace pour sortir de la plainte et s’acheminer vers une foi qui ne revêt plus les archaïsmes du dogme, mais la majesté de la Grâce. (78) LA GRACELa réponse de Dieu à Job transcende toute théologie. Nombreux sont les théologiens déçus qui estiment que Dieu répond à côté. Mais n’est-ce pas précisément pour nous entrainer ailleurs que là où nos questions nous font stagner ? Elle ne dit rien de ce qu’il faut penser du mal, elle laisse vacante la réponse à cette immense question qui nous obsède non sans raison. Elle n’est pas une explication, encore moins une justification. Elle est la plus belle invitation que j’ai jamais reçue. Cette invitation à revisiter, avec le Créateur, les fondements inébranlables de la Création :
Où étais-tu quand je fondais la terre ?
Dis-le-moi si tu connais l’intelligence. Qui en fixa les mesures, le sais-tu ? ... et qui en posa la pierre d’angle tandis que les étoiles du matin chantaient en chœur et tous les Fils de Dieu criaient hourra ? (Jb 38.4-7) (85) Ma prière n’avait plus rien à marchander, car je découvrais que mon désir était d’ores et déjà accompli, et que cet accomplissement ne dépendait pas de la vie ou de la mort de mon fils. Cet accomplissement tenait en sa naissance. (89) ... Job avait posé des conditions, et c’est le Dieu de l’inconditionnel qui lui répond. Il se manifeste à travers une épiphanie sans effets spéciaux, l’épiphanie modeste d’un Dieu qui n’a rien à prouver parce qu’il n’est pas celui que la Plainte accusait. L’épiphanie sans édulcorant qui m’offrit, l’espace de quelques secondes, une Paix profonde au chevet de mon fils. (91) La réponse de Dieu, si elle est belle, c’est de ne pas déborder du réel, du palpable, du tangible. C’est de ne pas être une espérance eschatologique, mais un jaillissement de vie d’ores et déjà accompli. La logique y est celle du vivant, et le vivant nous invite massivement à acter avec lui la positivité de la vie. ... j’ai entrevu un Autre Dieu qui ne se porte pas garant de ma sécurité, mais de la pugnacité du vivant à laquelle il m’invite à participer. (93) Je réappris... la réponse de Dieu à Job : s’il n’existe aucun système explicatif du mal, aucun dogme ni grigri qui fassent l’économie de notre vulnérabilité, il existe la solidité des montagnes, la fidélité des paysages, le foisonnement végétal qui redonne fidèlement ses fruits chaque saison. Et nous pouvons appuyer les petits pas de notre marche précaire sur la stabilité du minéral et le renouvellement du vivant. (95) J’aime ce Dieu de la réponse de Job qui me sort des vaines tentatives religieuses de négocier avec le réel. J’aime cet exercice de débusquer avec lui la Grâce dans ce qui est et ne répond à aucun système, mais au pari originel qu’il est préférable que quelque chose soit plutôt que rien. J’aime travailler à entrer dans l’exigence paradoxale de la Grâce. Exigeante, car elle défait une à une les mailles serrées des calculs qui m’ont longtemps rassurée. Exigeante comme l’Evangile. Jésus de Nazareth a payé de sa vie d’avoir fait voler en éclats les enclos de religiosité qui contraignaient son Dieu immense à n’être que le pauvre signataire d’un contrat ? Ce Dieu qui lui insufflait le courage d’être, quoi qu’il arrive. (97-8) Je ne sais pas comment Dieu s’arrange avec mes petits arrangements. Je crois simplement entendre, dans le livre de Job, la supplication muette d’un Dieu qui cherche un homme pour le sauver. Le sauver de la relation contractuelle dans laquelle la religion le ligote si souvent. En Job, Dieu cherche l’homme qui croit en lui pour rien, comme le dit perfidement le Satan. Et à la fin d’un long chemin, il trouve un homme qui croit en lui pour tout. ... Respire, prends courage, ouvre tes volets. Tant qu’il fait encore jour, travaille aux œuvres de celui qui a créé la vie. (101) Je sais que mes pires terreurs se réaliseront : un jour je mourrai, et tous mes amours retourneront aussi à la poussière. Mais le Shaddaï veille depuis l’éternité à ce qu’une fin ne soit pas la fin. Je plonge dans une paix exigeante lorsque je peux voir ma mort en face, mon chaos relatif. Savoir que ce qui me menace ne menace pas l’ensemble de la création. (105) Quoi qu’il m’arrive, il est juste et bon que le monde soit, il est juste et bon que je participe, de façon tout à fait éphémère, à quelque chose de plus grand que moi. Et que ma marche fragile prenne appui sur la solidité des montagnes qui me survivront longtemps encore. (107) Majesté de la Création, créativité intarissable du Créateur. Ce Dieu que je renonce à emprisonner dans mes théologies. Et je lui rends grâce aujourd’hui d’avoir ouvert à tous les vents l’enclos de ma vie – de m’avoir fait prendre le risque de vivre. (fin. p.110) |
Une citation hors contexte : La position intellectuelle la plus honnête, quant à la question de l’existence de Dieu, est assurément celle de l’agnostique. Celui qui admet sur un si vaste sujet, ne pas avoir la connaissance. Le croyant et l’athée partagent l’effronterie de faire un pari. Chaque pari est valable car, s’il est autorisé de ne pas croire, il demeure également autorisé de croire. Le croyant croit positivement, l’athée croit négativement, l’agnostique ne croit pas : il voudrait savoir – et il se heurte à un domaine qui ne relève pas de la connaissance. Au sens, du moins, d’une connaissance admissible par tous. J’ai fini par me définir comme agnostique. Je ne veux pas dire que je ne crois pas en Dieu. Je crois en Dieu depuis ma plus tendre enfance ... ... Pourquoi alors me définir comme agnostique ? Parce que je crois en Dieu, mais je sonde chaque jour un peu plus à quel point je n’ai pas la connaissance de ce Dieu en qui je crois. .. (43-45) |
Edouard Mairlot mairlotedouard@gmail.com |