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1 juillet 2013 1 01 /07 /juillet /2013 13:47
Jacques Musset S'approprier le mal commis et subi.
Jacques Musset
LPC n° 22 / 2013

Ce n’est pas une petite affaire et pourtant, tant que l’on ne parvient pas à prendre un peu de champ et de distance vis-à-vis des blessures reçues ou infligées, des préjudices causés ou subis, on est comme empoisonné par toutes sortes de sentiments parasitaires : culpabilité, remords, rancœur tenace, colère, haine, désir de vengeance…

Reconnaître lucidement le mal qu’on a commis est un premier pas essentiel pour se libérer de la culpabilité. Il est plus confortable de se camoufler inconsciemment derrière le déni - et c’est parfois nécessaire psychologiquement pour se préserver un moment - mais cette protection contre l’angoisse la laisse tapie et même pourrir au fond de soi et il suffit de peu pour que resurgisse avec violence ce qui a été refoulé dans ces profondeurs. Regarder en face la réalité, sans en diminuer l’importance, sans en minimiser les effets, est infiniment plus sain et libérateur. Oui, de l’irréparable a été commis qui a pu produire des gâchis de toutes sortes : affectifs, intellectuels, matériels, spirituels… On ne connaît jamais l’étendue des désastres causés par des paroles méprisantes et calomnieuses, des attitudes de rejet, des peurs irraisonnées…Admettre qu’on a failli à un moment donné sur ce qu’il convenait de dire ou de faire, accepter de voir la réalité en face, cette prise de conscience n’est pas déchoir ; elle grandit plutôt celui qui s’y livre.

Cependant, reconnaître la réalité des actes qu’on a commis n’est qu’une première étape dans le travail d’appropriation de ce vécu.

Il est tout aussi important de chercher à comprendre comment on en est arrivé là. Lucidement, sans se dédouaner ni se disculper, mais aussi sans s’accabler ni se condamner indûment, il convient de regarder les conditions dans lesquelles on a posé ces actes. Dans nombre de cas, on peut constater son immaturité, son manque de clairvoyance, sa soumission de bonne foi aux fausses évidences, son absence d’esprit critique, sa difficulté à s’affirmer face aux conditionnements et aux pressions de son milieu, ses craintes de déplaire à ses supérieurs, les empreintes de son éducation familiale, religieuse, sociale… Les raisons peuvent être multiples de s’être laissé entraîner à des comportements dont autrui a subi les conséquences. La mise à jour des motifs de ces défections ne gomme pas les actes posés, ne dédouane pas leur auteur de sa part de responsabilité personnelle mais l’aide à faire la lumière sur soi-même. L’aveu devant sa propre conscience du mal qu’il a commis met l’homme en situation de vérité par rapport à lui-même. Cette reconnaissance humble et lucide est source de libération et de progrès intérieurs. Car on ne devient soi-même ni dans le déni de la réalité, ni dans l’autojustification, ni dans le remords. Qui dira la maturation qui s’opère dans un être quand il consent à se laisser enseigner par le mal qu’il a commis et dont il réalise la gravité !

Il reste encore une étape à parcourir en direction de celui ou de celle auquel on a pu nuire et qu’on a offensé. Si les choses se sont clarifiées et apaisées en soi-même, la démarche en sera facilitée.

Signifier à autrui qu’on a pris conscience du mal commis à son égard, du tort et de la souffrance qu’on lui a causés, des dispositions intérieures dans lesquelles on se trouvait et qui expliquent ses réactions malheureuses, lui exprimer ses sincères regrets, lui demander pardon, évoquer une possible rencontre pour se parler en toute franchise, tels sont les différents éléments de l’aveu dont on ne peut prendre l’initiative que dans un souci d’authenticité. Comment le destinataire de ce message réagira-t-il ? On l’ignore totalement. C’est son affaire, sur laquelle on n’a pas prise et il est bon qu’il en soit ainsi. A lui de prendre ses responsabilités. Parfois il accueillera favorablement la démarche entreprise à son égard ; parfois il réagira par le silence ou par l’expression de sa souffrance, manifestant que la blessure en lui n’est pas cicatrisée. On peut le comprendre, puisque c’est à lui qu’il incombe de tracer son chemin. Ce qui est capital pour soi-même, c’est d’avoir accompli avec le plus d’authenticité une démarche de vérité vis-à-vis d’autrui. Le reste est hors de son pouvoir.

S’approprier le mal qu’on a subi n’est pas plus facile que de s’approprier le mal qu’on a commis mais n’est pas moins impossible. Ce mal a pu prendre des formes très diverses : réactions d’autoritarisme arrogant dont on a subi les ordres arbitraires, calomnies qui vous ont fait passer pour un individu peu fréquentable voire dangereux, injures et mépris de la part de gens que vous avez dérangés, injustices venant de ceux qui ont exercé un pouvoir sur vous ou de ceux auxquels votre vie est liée, marginalisation et exclusion pour la seule raison que vous n’étiez pas " orthodoxe" vis-à-vis de la doctrine et de la morale dominante…Les réactions immédiates les plus courantes sont la colère, le ressentiment, la haine, la tristesse, le découragement... Rien de plus naturel. Cependant, s’en tenir à longueur de mois et d’années, et parfois jusqu’à la fin de sa vie, à ressasser l’amertume, la révolte, le mépris, le désir de vengeance, non seulement gaspille des énergies précieuses mais nous établit dans un état de victime qui entretient la passivité et la plainte…

Que faire alors qui puisse aider à ne pas glisser sur cette pente et dans quel esprit, de sorte que le mal subi non seulement ne soit pas destructeur de sa vie mais devienne, si possible, l’occasion et le tremplin d’un approfondissement et d’un affermissement intérieur ?

Certes, il convient de ne pas subir passivement ce qui arrive, même s’il n’est pas en son pouvoir de changer la situation. Les manières de réagir ne manquent pas selon les circonstances et d’abord la parole dont l’efficacité est plus grande qu’on ne le croit. Défendre sa réputation, rétablir la vérité bafouée, protester contre l’injustice, apporter des démentis, dénoncer les fausses informations, signifier à autrui combien son comportement a été une blessure, demander réparation du préjudice, en dernier lieu alerter l’opinion et recourir à la Justice si c’est nécessaire, autant de réactions légitimes. Le faire calmement en se gardant d’employer les procédés dont on a souffert, évite d’entrer soi-même dans une spirale de la violence qui ne fait qu’envenimer le conflit. Agir de manière non-violente - attitude qui n’a rien d’une démission - peut aider parfois l’auteur du mal commis à prendre conscience de la gravité de ses paroles et de ses gestes.

Est-il possible d’aller plus loin, de modifier son regard sur celui qui vous a nui, de cicatriser la blessure qu’il vous a causée, de faire du mal subi un lieu de maturation intérieure ? Ce n’est pas impossible, mais chacun fait ce qu’il peut, à son rythme et selon ses moyens. Changer son regard sur l’auteur du mal qui vous a été infligé, qu’est-ce à dire ? Cela ne signifie pas qu’on "passe l’éponge" purement et simplement. Ce serait refouler la réalité qui pourrait resurgir un jour ou l’autre avec violence. Mieux vaut la regarder en face. Changer son regard, c’est peut-être d’abord prendre peu à peu conscience que vivre dans le ressentiment, le mépris, la haine et le désir de revanche ne modifie rien et ne mène à rien en son être intime, sinon à attiser et à alimenter l’acrimonie et la rancune. On s’empoisonne l’existence en entretenant ces sentiments. Ce premier mouvement de distance vis-à-vis de ce qu’on ressent est libérateur. Simultanément, on peut s’efforcer de comprendre les raisons qui ont poussé autrui à commettre le mal qu’on a subi. Ne sont-elles pas pour une large part la conséquence de multiples conditionnements d’ordre familial, éducatif, religieux, affectif, social, politique, bien davantage que l’expression d’une volonté consciente et délibérée de nuire ? Au pire, sous des dehors de méchanceté volontairement calculée, quelle est la part de responsabilité personnelle ? Alors pourquoi s’acharner sur des êtres qui ont été mus par des réflexes conditionnés plutôt que par une décision éclairée ? Pourquoi leur en vouloir à vie alors même qu’ils ont été et restent eux-mêmes victimes de représentations dont ils sont inconsciemment dépendants ? Mieux vaut sans doute lutter contre ces idéologies plutôt que de condamner ceux qui se sont fait abuser par elles ! Peut-être ouvriront-ils un jour les yeux ! Sans cautionner ce dont ils se sont rendus responsables ni leur cacher combien on a souffert de leur attitude, il peut être important de leur signifier qu’on ne veut plus nourrir à leur égard de ressentiment et qu’on ne les enferme pas dans un jugement définitif. Ne serait-ce pas cela, pardonner, ce mot chargé de tant d’ambiguïté ? Pardonner signifierait alors qu’on donne sans réticence à autrui l’assurance de ne pas l’emprisonner dans l’acte qu’il a commis. Dans certains cas, cette démarche pourra déboucher sur une réconciliation. Encore faudra-t-il que celui qui a commis le mal le reconnaisse, exprime son regret et sollicite le pardon de celui qu’il a offensé. Mais cette réconciliation n’est pas un but auquel il conviendrait d’aboutir coûte que coûte.

Une blessure née du mal qu’on a subi peut-elle se cicatriser et guérir ? L’expérience manifeste que ce n’est pas impossible. Mais pour ce faire, un travail de deuil est nécessaire, plus ou moins long et facile selon les personnes. L’offense qui atteint l’homme dans son identité profonde est ressentie par lui comme une négation de ce qu’il est, de ce à quoi il est profondément attaché, de sa dignité. Le risque est parfois grand pour lui de s’identifier à ce regard extérieur négatif. Pour retrouver équilibre et paix intérieurs, l’être humain est sollicité à s’interroger fondamentalement sur la valeur de son existence. Mise à mal par autrui, que vaut-elle pour lui ? Ne pèse-t-elle pas plus que les jugements portés à tort, les humiliations infligées, la perte de crédit de la part de l’entourage, l’impuissance dans laquelle il se trouve pour faire prévaloir ses droits ? Il est seul à pouvoir répondre à ces questions. C’est sa grandeur. S’il y parvient par un acte de foi en lui-même, il relativisera le mal qu’on a commis à son égard et n’en sera plus perturbé car il aura trouvé en lui-même consistance et affirmation de soi. A l’avenir, il sera moins vulnérable.

Il arrive aussi - curieux paradoxe - qu’une offense subie permette de découvrir en soi des horizons insoupçonnés. Ce peut être le cas d’une injustice qui interdit arbitrairement à un individu de continuer à exercer des responsabilités où il trouvait équilibre et gratification. Frustré d’une de ses raisons essentielles de vivre, il est comme désorienté. Lui qui ne savait pas faire autre chose, qui avait misé son temps et ses énergies sur cette activité passionnante où, à force de travail, il avait acquis compétence et reconnaissance, il est conduit à s’interroger sur ce qui fonde son existence. Amputé d’une part notable de son identité, il est comme sommé de se redéfinir pour survivre. Après un moment possible de flottement, de déséquilibre et de doute, il se met tout de même résolument en recherche d’une reconversion. Quand il trouve un nouveau champ d’investissement, et pas forcément dans la direction où il cherchait spontanément, qu’il s’applique à acquérir dans ce secteur inexploré les compétences nécessaires pour exercer ce travail avec aisance, il découvre avec étonnement qu’il portait en lui des possibilités qui lui étaient inconnues. Il va même jusqu’à ne pas regretter d’avoir été contraint à se reconvertir. Certes l’injustice reste une injustice et elle demeure blâmable et condamnable, mais celui qui l’a subie peut attester - lui seul peut le faire - qu’il a pu en faire le tremplin d’un développement et d’un mûrissement personnel. Heureux bénéfice d’un mal subi !

Dans la vie quotidienne, au milieu de ses proches, les occasions ne manquent pas de se faire mal mutuellement, la plupart du temps inconsciemment. Par manque d’attention et d’écoute, on peut blesser l’autre et on peut être blessé par lui. Quelle meilleure école pour s’entraîner ensemble, après un premier mouvement d’humeur inévitable et libérateur, aux attitudes dont il a été question précédemment : refus de faire la politique de l’autruche, refus de s’installer dans le ressentiment et de rendre la pareille, recours à la parole pour s’expliquer et "mettre les choses à plat", écoute mutuelle de ce que vit l’autre et de ce qui a motivé ses réactions, acceptation de se remettre en cause, acceptation de l’autre tel qu’il est, recherche de ce qui peut aider à éviter ces blessures à l’avenir, en sachant qu’elles sont inévitables. Les chemins du pardon passent-ils par d’autres voies ? Tout cela ne peut se vivre en réalité que dans un climat de confiance avec la volonté partagée de construire un chemin commun dans le respect des différences. Ce chemin de crêtes est étroit, parfois vertigineux mais de ces hauteurs, quels horizons humains inespérés ne découvre-t-on pas en soi et en autrui si l’on consent à s’y aventurer ?

Jacques Musset

Published by Libre pensée chrétienne - dans Psychologie