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1 décembre 2018 6 01 /12 /décembre /2018 09:00
Jacques Musset Eloge de la prise de risque en christianisme
Jacques Musset

Beaucoup de catholiques se plaignent à bon droit que leur Eglise soit figée dans une doctrine, une morale et une organisation hiérarchique et même monarchique qui sont nées au cours des siècles et ont été sacralisées et absolutisées. Est-ce cela la fidélité à la source du christianisme qu'est l'enseignement et la pratique libératrice de Jésus de Nazareth ? Comment en est-on arrivé à une telle « congélation » de cette expression relative de la foi alors que les Traditions juive et chrétienne valorisent la réinterprétation continuelle et inventive de cette foi dans les conditions nouvelles où elle se vit ?

Lorsqu'on étudie l'histoire de ces Traditions, on constate en effet que leur vitalité à certaines époques a été fonction de la réponse apportée par les croyants à l'impérieuse exigence de se réapproprier leur foi dans les contextes singuliers où ils se vivaient. Ces Traditions ont eu une fécondité spirituelle à mesure qu'elles ont tiré de leur fonds spécifique des significations inédites. Telle est la véritable fidélité qui est créatrice, à l'opposé de la simple répétition qui est mortifère, piège auquel judaïsme et christianisme n'ont pas échappé et n'échappent pas, hélas ! Cette démarche inventive est évidemment toujours risquée parce qu'elle ouvre sur des voies inconnues mais elle s'avère précisément nécessaire pour éclairer les chemins humains inexplorés.

Aujourd'hui le catholicisme piétine dans un discours officiel dogmatique et moral considéré comme la Vérité immuable d'origine divine. Ses divers éléments ont été rassemblés dans le « Catéchisme de l'Eglise catholique » promulgué solennellement par Jean-Paul II il y a 25 ans en 1992. Cette doctrine repose sur des présupposés qui n'admettent aucune discussion parce que, dit-on, révélés par Dieu en Jésus. Elle se prétend donc valable pour tous, en tout temps et lieu. Est-ce si sûr ? Cette certitude affirmée par la papauté contre vents et marées est-elle fondée ? La rigidité doctrinale et organisationnelle n'est-elle pas à l'origine de la crise actuelle du catholicisme et ne conduit-elle pas à terme à des impasses ? N'est-il pas temps de réaliser qu'une religion qui ne prend pas le risque de se réinterpréter dans le temps où elle vit est condamnée à l'insignifiance et à la figuration ?

La série d'articles qui vont suivre sous le titre général : « Eloge de la prise de risque en christianisme » ne sont pas des propos inspirés par la rancœur, par le rejet irraisonné de l'ancien et le goût immodéré du nouveau. Ils veulent seulement montrer que le christianisme – ici sous sa forme catholique romaine – ne peut être fidèle à ses origines et crédible dans les divers contextes où il s'incarne qu'en risquant des paroles et des actes créatifs où s'entendent de manières plurielles et inédites le message et la pratique de libération de Jésus.

Voici les titres des 6 articles :

  • 1° Prendre des risques, condition de vitalité et de fécondité pour toute existence et société humaine
  • 2° La prise de risque dans la tradition religieuse juive à travers la Bible
  • 3° La prise de risque au coeur de la démarche de Jésus dans la société de son temps
  • 4° La fécondité du christianisme au cours des âges, fruit de la prise de risques
  • 5° Le refus de prendre des risques pour actualiser le témoignage de Jésus de Nazareth : maladie chronique du catholicisme institutionnel
  • 6° Le problème actuel du catholicisme institutionnel: les refus de prendre le risque de la fidélité créatrice
  • 7° La prise de risque des chrétiens de base dans la crise actuelle de l'Eglise romaine

 

1. Prendre des risques, condition de vitalité et de fécondité pour toute existence et société humaine

La prise de risque est constitutive du maintien et du renouvellement de toute vie biologique et humaine, personnelle et sociale. Refuser le risque, c'est la mort.

Sens du mot risque

J'entends ici le mot risque dans un sens bien précis. Il s'agit d'une démarche consciente qui consiste pour un humain ou un groupe d'humains à choisir de s'engager dans une voie inédite et donc inexplorée sans savoir où elle conduira. Il y a de leur part une initiative qui ne leur est pas imposée du dehors, qui ne les contraint pas à leur corps défendant, qui n'est pas la seule solution possible dans la situation où ils se trouvent. Ce qui les pousse à se lancer dans pareille aventure, c'est une exigence. Ils escomptent en retirer des bienfaits de toutes sortes : un surcroît de vie et de maturation personnelle, un renouvellement de méthode dans l'exercice d'un métier, une transformation de situation à bout de souffle, un apport appréciable de ressources pour assurer leur gagne pain, des découvertes permettant de progresser en tel ou tel domaine de leur vie.

Mais cette prise de risque est-elle raisonnable ? Certes il n'y a pas d'assurance absolue que la prise de risque débouchera sur des résultats positifs, mais la décision se prend après mûre réflexion. On pèse le pour et le contre, on fait le compte de ses atouts et de ses limites, on envisage les profits à tirer de l'expérience, on finit par se déterminer en estimant que l'opération est possible même si l'on n'a pas de certitudes. En ce sens, la décision n'a rien à voir avec une attitude casse-cou, un défi téméraire, une bravade provocante.

Quelques exemples dans la vie personnelle, professionnelle et politique

Les exemples autour de nous abondent. L'alpiniste entraîné qui se risque à gravir pour la première fois une voie réputée difficile qu'il n'a jamais escaladé n'est pas sûr d'arriver au sommet, mais son expérience le fait penser qu'il en a les capacités(1). Le jeune adulte, qui subit son travail à la chaîne en entreprise et le considère comme déshumanisant, part avec son épouse créer une ferme biologique en montagne ; il se lance dans une aventure inconnue mais sa forte motivation doublée d'un travail réfléchi est gage d'une réussite probable(2). L'éleveur de vaches qui choisit de convertir son lait biologique en fromage pour écouler lui-même sa production ne sait pas d'avance s'il aura des débouchés satisfaisants mais son passé le rend confiant dans son avenir. Le travailleur licencié qui crée son entreprise est également convaincu d'un créneau favorable à son initiative mais il lui faut passer à l'action pour vérifier le bien-fondé de son engagement. Les responsables politiques qui entreprennent des réformes jugées nécessaires(3) malgré les oppositions et les réticences d'adversaires et d'administrés ne savent pas sur le coup les conséquences de leurs décisions. Ce sont leurs effets positifs qui révéleront par la suite la pertinence de leur détermination. Bref, tous les secteurs de l'existence se renouvellent par des changements risqués qui s'avèrent indispensables. Ce qui en résulte donne raison la plupart du temps à ceux qui, refusant la facilité du sur place, prennent le risque de l'invention. Leur audace donnant lieu à des réussites révèle du même coup leurs propres compétences. Ce qu'ils ont créé est parfois le point de départ d'autres innovations combinant entre elles certaines inventions(4). Certes, l'aventure n'est pas de tout repos ; tâtonner, corriger, rectifier sont inévitables, mais ce cheminement exigeant est, de l'avis de ceux qui s'y engagent, une école de stimulation permanente pour l'intelligence et le sens de la responsabilité. Même ceux qui subissent des échecs, s'ils se les approprient sans se décourager, peuvent en tirer des enseignements précieux qui les conduiront sur des voies nouvelles à explorer.

L'exigence du risque à prendre dans le domaine spirituel

Comme en tous domaines, l'exigence de renouvellement concerne l'expérience spirituelle dont le but est - selon l'étymologie de l'adjectif spirituel - de donner souffle à qui cherche le sens de son existence. Chaque individu est héritier d'une éducation reçue dans un contexte culturel singulier. S'il se contente de répéter tel quel ce qu'on lui a transmis sans s'autoriser à évaluer ce legs, sans se donner la possibilité de retenir ce qu'il juge stimulant pour sa propre existence, il végétera humainement dans la routine et les préjugés. La seule solution pour échapper à ce train-train irréfléchi est pour lui de prendre en main personnellement son existence, de l'orienter et de la conduire selon les valeurs dont il vérifie, en les vivant, qu'elles sont sources d'une vie juste à l'égard de lui-même et d'autrui. Pour y être fidèle, en dépit des sollicitations intimes ou extérieures qui vont en sens inverse – repliement sur soi et son confort, résistance aux questionnements, « divertissement » au sens pascalien du terme(5), tentation du « à quoi bon » face au sentiment d'impuissance -, cet homme ou cette femme, en butte à l'hésitation, à la fatigue, voire soumis à la moquerie de son entourage ou à l'isolement, se doit en conscience de ne pas abdiquer, de poursuivre son chemin, d'affronter l'incompréhension et l'hostilité. C'est pour lui le risque à courir pour sauvegarder son identité, s'accomplir humainement, « devenir soi et trouver le sens de sa propre vie » selon le beau titre d'un livre de Marcel Légaut.

La manière dont celui-ci a inventé pas à pas sa longue existence(6) en s'efforçant de prendre sa vie au sérieux et d'être à l'écoute des exigences qui montaient de ses profondeurs pour y correspondre est une illustration de cette fidélité créatrice. Son parcours n'a pas été un long fleuve tranquille comme tout cheminement en quête d'authenticité. l s'est vécu à travers les méandres des événements et des situations imprévus, douloureux, incertains. L'originalité de la démarche spirituelle de Marcel Légaut fut de s'exercer à s'approprier sans cesse la matière de son existence pour en faire un tremplin de maturation : son éducation, son goût du vrai, ses rencontres décisives, ses lectures, ses réflexions, sa vie d'enseignant, ses relations avec ses étudiants, les aléas de la vie politique, son enracinement tardif dans la profession de berger et la vie de couple en pleine montagne. Vue de l'extérieur, son existence apparaît comme une suite d'évolutions sans lien apparent les unes avec les autres. En réalité, un fil secret les reliait à la mesure de sa fidélité et conférait à la diversité de ses engagements successifs une cohérence et une fécondité. Ses livres sont l'expression de sa démarche exigeante, coûteuse en énergie intérieure, mais au fur et à mesure infiniment féconde. Toute discrète que soit son écriture à l'allure impersonnelle - il décrit le cheminement d'un homme fidèle à lui-même qui se risque à le devenir malgré les obstacles et les déceptions -, ses ouvrages sont en réalité son autobiographie spirituelle. Il n'est pas étonnant que dès la parution du premier tome en 1970 et jusqu'à son dernier ouvrage posthume en 1992, beaucoup de lecteurs y ont trouvé et continuent de trouver nourriture pour inventer leur propre parcours.

Marcel Légaut était chrétien mais pour lui – il y insistait - « On ne peut être chrétien si l'on n'est pas humain ». Son livre « L'homme à la recherche de son humanité » (1971) s'adresse à n'importe quel homme ou femme épris d'authenticité intérieure et soucieux de ne pas tricher avec sa vie. « L'auteur de ce livre est chrétien, écrit-il dans la préface, mais il ne pense pas que les affirmations fondamentales sur lesquelles l'homme doit construire sa vie et lui donner sens, relèvent nécessairement du christianisme.[...] En vérité elles sont de l'essence de l'homme. »

Marcel Légaut, évoquant le cheminement de l'homme vers l'accomplissement de son humanité emploie souvent l'expression : « A ses risques et périls ». Il était intimement convaincu, par l'expérience singulière qui était la sienne, que l'homme ne se réalise vraiment qu'en consentant à prendre les risques qui s'imposent. Ainsi refusant de « n'être qu'un vécu, il devient un vivant ».

Témoins passés et contemporains

Il ne manque pas, dans les siècles passés et sous toutes les latitudes, de femmes et d'hommes, socialement connus de leurs contemporains ou seulement de leur entourage local, qui se sont risqués dans des entreprises dont les enjeux humains, d'ordre familial, social, politique, scientifique, social, éducatif, spirituel s'imposaient et à leur conscience. D'autres les relaient aujourd'hui sur les mêmes fronts et avec la même vigueur. Les engagements résolus et parfois périlleux des uns et des autres, en dépit des obstacles dressés sur leur chemin, ont fait et font progresser l'humanité en de multiples domaines. Ils sont l'honneur de l'histoire humaine, à quelque pays qu'ils appartiennent. Nous les estimons profondément, nous leur sommes infiniment reconnaissants. Il sont nos maîtres et nous enseignent que rien de grand, de vrai, d'authentique ne se construit en chaque vie, en chaque société et maintenant à l'échelle du monde, sans investissement risqué de chaque personne à la place qu'elle occupe en lien avec les autres. A nous de « faire notre part » inédite dans cet esprit.

Dans les articles suivants, nous verrons que les traditions religieuses n'échappent pas à l'exigence permanente de prise de risque en vue de s'actualiser et se renouveler. Nous nous limiterons toutefois plus précisément à la tradition judéo-chrétienne.

Jacques Musset

(1)Je vous conseille le livre de Stéphanie Bodet, « A la verticale de soi » ( Esdition Guérin) ). Asthmatique depuis son enfance, elle a réussi son rêve de devenir alpiniste, tout en tenant compte de ses limites.(retour)
(2)Vous aurez reconnu l'expérience de Pierre Rabhi(retour)
(3)Par exemple, la loi de la séparation des Eglises et de l'Etat en 1905 ardemment défendue par Aristide Briand ou la reconnaissance de l'indépendance de l'Algérie en 1962 par le président De Gaulle(retour)
(4)Que de chemin depuis l'invention de la roue qui a donné naissance au chariot, à la charrette, à la diligence, au train, à l'automobile, chaque étape se perfectionnant toujours davantage au profit de son utilisateur.(retour)
(5)Eparpillement de son être en toutes sortes d'activités qui dispensent de se centrer sur l'essentiel. Pensées de Pascal , Ed. Garnier, N°131, 139 (retour)
(6)L'ouvre spirituelle, Thérèse de Scott, Edition Médiaspaul, 2015(retour)
Published by Libre pensée chrétienne - dans Christianisme Foi et croyance Eglise