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25 janvier 2020 6 25 /01 /janvier /2020 09:00
Jacques Musset Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut II
« Nous avons des yeux pour voir. Pour croire, nous avons notre existence. »
Jacques Musset

2. Le second chemin est celui d’une approche de Dieu crédible aujourd’hui

Légaut propose donc une inversion totale par rapport à l’approche traditionnelle. Il ne s’agit plus de partir d’une doctrine sur Dieu, posée comme postulat, le considérant comme le créateur de l’Univers, l’origine de la vie, le créateur de l’homme, le maître de l’histoire. Cette représentation de Dieu étant périmée, Légaut invite à faire l’approche du mystère de Dieu à partir du mystère de l’homme. C’est à ses yeux plus logique de partir « du plus connu » pour aller « vers le moins connu ».

« La modernité conduit l’homme à se poser le problème de l’existence de Dieu comme jamais celui-ci ne lui était venue à l’esprit jadis. Cette existence de Dieu, et d’une façon plus précise, la relation dans les deux sens entre Dieu et l’homme ne pouvait jadis faire l’ombre d’aucun doute tellement elle relevait de la réalité même de l’esprit, de sa santé.
Maintenant, le problème central des êtres qui réfléchissent sur la condition humaine n’est plus l’existence possible d’une relation de Dieu avec l’homme, comme si l’existence de Dieu était une donnée initiale, un point de départ de la pensée. Il est de savoir si la vie a un sens. » (VSM 187)

C’est par cette démarche de recherche du sens de sa vie que l’homme peut éventuellement – car rien ne s’impose - faire l’approche du mystère de Dieu.

Dans le chapitre 5 de « Devenir soi », Légaut décrit, avec une infinie finesse et une précision extrême, en quoi l’expérience que l’homme fait de son approfondissement intérieur peut être le point de départ et le point d’appui de son approche de Dieu. Cette description, exprimée en termes apparemment impersonnels (ainsi est-il question de « l’homme qui, de l’homme que ».), évoque en réalité son propre cheminement mais aussi, pense-t-il, celui de tout humain qui invente vaille que vaille, à longueur de vie et à ses risques et périls, son existence singulière dans un esprit de rectitude, d’intégrité, d’authenticité. Suivons Légaut dans les étapes de cette démarche existentielle qui consiste, selon ses propres mots, à aller du moins obscur (l’approche du mystère de l’homme) vers le plus obscur (l’approche du mystère de Dieu.)

2.1. Marcel Légaut part de constatations faites dans la relecture de son existence

Ainsi prend-il conscience du caractère capital des exigences intimes auxquelles il a répondu, du cheminement qui l’a conduit à découvrir sa mission, de sa liberté intérieure qui a maturé en lui malgré une foule de conditionnements, de la singularité de son propre itinéraire, de l’unité que révèle sa vie en dépit de tous ses méandres.

« Quelle révélation pour un homme de découvrir, après avoir suffisamment vécu, le caractère capital des exigences auxquelles il a répondu sans se rendre compte alors de ce qu’elles présentaient de personnel, de singulier, d’exceptionnel peut-être, d’irremplaçable sûrement ! Quelle révélation pour lui de comprendre que, sans le savoir, à mesure qu’il était fidèle à ces exigences, il inventait sa voie ».

[…] Ainsi d’exigences en fidélités et de fidélités en exigences, depuis qu’il était né à la vie spirituelle, il avait été en marche vers son humanité. […] Il découvre avec quelle sûreté il a été conduit à vivre tout autrement qu’il l’avait imaginé et projeté au début, combien de la sorte il a été amené au-delà de ce qu’il avait secrètement espéré. [...] Que son histoire lui paraît singulière jusqu’à l’improbable, vu les conditions du cheminement qu’il a été conduit à faire et l’étrangeté paradoxale des étapes qu’il a eu à connaître. » (DS 129-130 ; HRH 147-151)

« Ces constatations montre qu’un travail continu et persévérant de mise en œuvre et de reprise en sous-œuvre, de formation et de reformation, s’est poursuivi en lui en dépit des obstacles qu’y opposèrent ses raideurs et ses duplicités, ses fautes, ses infidélités. [...] Ainsi a-t-il progressé, pas à pas, et sans en avoir formé le projet, vers une vie unifiée, d’une originalité que nul autre ne saurait réaliser, d’une singularité sans faille mais aussi d’une solitude sans faille... Sous le souffle de quelle inspiration cela a-t-il pu se faire ?» (DS 131)

2.2. Ces constatations lui posent question :

Comment toute cette maturation a-t-elle pu se faire dans un être si infime, si improbable, si conditionné, si vulnérable ?

« Cela lui pose question : la naissance, la présence persévérante, le développement et le déploiement en lui, à travers des instabilités de surface, de ces exigences qui sont inséparablement et originalement liées à lui, mais qui cependant ne sont pas de lui comme des pulsions. [...]

Celui lui pose question : la vue du défilé sinueux et parfois périlleux où ces exigences l’ont conduit au long de sa vie... certain cependant qu’il se contredirait, qu’il se renierait s’il n’y correspondait pas...

Cela lui pose question : l’intelligence globale de l’unité dans laquelle sa vie s’est constituée... en cheminant dans la fidélité à soi autant qu’il lui était possible... pas à pas et en dépit de toutes sortes d’avatars...

Cela lui pose question : Cette réussite intime, paradoxale, dans une histoire où tout paraît changeant, instable, improbable...

Cela lui pose question : la fécondité de sa vie qui l’a souvent étonné, émerveillé, tant elle a dépassé ce qu’il avait espéré, tant elle continue à le faire. » (DS 132-133)

« Toutes ces réalités qui désormais font partie intégrante de ce que cet homme est, mais dont il ne peut pas comprendre complètement pourquoi et comment elles ont pu se développer en lui… […] tout cela ne serait-ce pas les traces en lui d’une action liée à lui, mais qui, si inséparable qu’elle ait été de lui n’était pas que de lui ? Ne serait-ce pas les traces en lui d’une action qu’il lui a fallu accueillir pour qu’elle agisse en lui ? » (DS 133 ; HRH 151-152, 155-156)

2.3. Pour Légaut, cette « action qui n’est pas que de lui… », inspiratrice de son accomplissement humain, il l’attribue à la Réalité impensable que depuis les temps les plus reculés on nomme « Dieu ».

« A la suite de millénaires de croyants balbutiant leur foi comme ils le pouvaient, comme l’époque le leur permettait, on peut appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie comme celles dont par le passé les hommes ont usé si spontanément et si puérilement. [...] Aussi bien cette affirmation ne peut-elle en aucune manière être appelée une connaissance. La reconnaissance du caractère radical de cette ignorance est l’unique et l’ultime connaissance que nous puissions atteindre de Dieu... » (DS 135-136 ; HRH 156-157, 160-161)

Là se situe pour Légaut sa foi en Dieu ( une prise de position singulière à partir d’une expérience d’humanisation possible à tous les humains) par rapport aux croyances en Dieu ( adhésion à une doctrine sur Dieu). Voir HRH, chapitre IX : La foi et la croyance idéologique en Dieu.

"Dieu, pour moi, est le Réel, sous-jacent à la réalité que, directement ou indirectement, je puis atteindre par mes sens et ma raison. Il m’est radicalement impensable, et je ne puis en faire une approche, toujours insatisfaisante pour ma raison, qu’à travers l’approche que je puis faire de moi-même ; l'une et l'autre approche sans cesse à reprendre, sans cesse à développer, sans cesse à dépasser... [...]. Les uns, [...], usent de l'idée a priori qu'ils se font de Dieu ; idée plus ou moins fondée sur des considérations philosophiques générales et abstraites que soutient et peut-être valorise notre instinct religieux. Au contraire, d'autres, dont je suis, s'efforcent d'entrevoir à travers ce qu'ils sont personnellement ce qui, sans être Dieu en eux, le révèle en action chez eux... [...]. [...] La tentation est grande d'en rester trop uniquement sur le plan intellectuel, de court-circuiter les démarches, fort exigeantes au niveau personnel, de l'intériorité et de se borner à seulement vivre de ce qu'on pense. » ( LV2, pages 136,137 et 139)

2.4. Comment Légaut se représente-t-il la relation de l’homme et de Dieu sans tomber dans le non-sens ou céder à l’illusion infantile ?

Pour lui, l’expérience de l’action de Dieu en lui et la représentation qu’il s’en donne ne peuvent se superposer. L’expérience est d’ordre existentiel et d’une certaine façon indicible. La représentation est subjective, relative et ne prétend absolument pas épuiser l’expérience qu’il fait de l’action de Dieu en lui. Pourtant issue de l’expérience innommable, elle n’est pas sans valeur à condition de ne jamais se détacher de l’expérience (HRH 164 ; VSM 188).

Pour se représenter la relation de Dieu avec lui et sa propre relation avec Dieu, Légaut procède par analogie : elles sont semblables aux relations qu’entretiennent deux êtres qui s’aiment lorsqu’ils communiquent au niveau de l’essentiel, quand ils s’accueillent mutuellement au niveau où ils sont eux-mêmes (DS 138-139). Dans ce type de relation, chacun crée en lui la présence d’autrui à partir de ce qu’il est lui-même. Par exemple, la présence que je porte en moi de mon épouse est ce que perçois de ce qui l’anime intérieurement, en lien avec ma propre recherche spirituelle. Cette présence évolue au gré de nos propres maturations intérieures.

« Ainsi, écrit Légaut, je crée en moi d’une façon analogue une présence de Dieu qui se trouve de plain-pied avec ce que je suis et avec ce que je saisis de l’action de Dieu en moi. Cette présence est en moi le Dieu que je peux atteindre, elle est proprement « mon Dieu ». [...] Dieu « établit » en moi sa demeure d’une façon qui s’adapte exactement à ce que je suis[...] » et moi « je « suis » en Dieu, je participe à son Acte de façon unique. » (DS 138)

Comment, à partir de là, Légaut conçoit-il la communication avec « son » Dieu ? D’une part, « quand je me dis à « mon » Dieu par les paroles vraies que sa présence en moi me permet et me presse de prononcer, je me trouve » ;« ces paroles sont créatrices de ce que je deviens ». D’autre part, « ce que me dit « mon » Dieu par la voie des pensées justes qui montent en moi m’appellent au-delà des limites de mon écoute et me conduit au-delà des horizons de mon regard. » (DS 139 ; HRH 161-162 ; PH 31-32, 166-167)

De cette représentation, Légaut conclut que « tout ce qui se communique entre moi et « mon » Dieu œuvre pour mon achèvement d’homme... et pour l’accomplissement de Dieu. » (DS 139). Nous avons ici une vision très originale de Dieu et de l’homme. Si « Dieu » est l’inspirateur de tout accomplissement humain, en revanche « Dieu » s’accomplit lui-même de la réponse que l’homme crée sous son action inspiratrice. Dieu et l’homme participent, chacun selon son mode, à l’accomplissement l’un de l’autre. Tout ce qui aura été accompli humainement en l’homme durant sa vie (et seulement cela) demeurera en Dieu au -delà de sa mort et donc s’éternisera. (DS 139)

2.5. En énonçant tout cela, Légaut se met en garde contre certaines déviations :

  • - affirmer avec trop d’assurance ce qui ne relève ni de l’évidence ni d’une expérience constante,
  • - généraliser son propre cheminement,
  • - s’illusionner,
  • - sombrer dans le verbalisme : prendre les mots pour la réalité,
  • - manquer de discrétion vis à vis d’une expérience intérieure si intime.

Pour éviter ces dérapages, Légaut se donne deux repères fondamentaux (DS 144).

D’une part, la relecture de son existence passée pour en percevoir le fil secret. « Combien il m’est nécessaire de m’en tenir à l’intelligence de ce que j’ai vécu en profondeur humaine tout le long de mes jours, de m’enraciner dans ce passé qui ne peut plus désormais ne pas avoir été, de m’attacher sans jamais en perdre conscience au point de les méconnaître, aux manières dont Dieu agit en moi et dont je vis en Dieu ! » (DS 144)

Par ailleurs, la communion avec les spirituels de tous les temps. « Combien il m’est nécessaire d’être aidé et fortifié par la communion invisible mais bien réelle des spirituels de tous les temps et de tous les lieux, qui, chacun le faisant et le disant à sa manière, ont atteint l’intelligence de la même action essentielle en eux » (DS 145)

Jacques Musset, le 1er décembre 2017

Abréviations des livres de Légaut cités ici avec la date de leur 1ère édition

  • HRH : L’homme à la recherche de son humanité, 1971
  • PP : Patience et Passion d’un croyant, 1976
  • PH : Prières d’hommes, 1978
  • LV2 Deux chrétiens en chemin : Marcel Légaut-François Varillon, 1978
  • DS : Devenir soi - Recherche le sens de sa propre vie, 1980
  • VSM : Vie spirituelle et modernité, 1992
Published by Libre pensée chrétienne - dans Dieu Foi et croyance Libre pensée Spiritualité