![]() |
Aborder l'histoire à travers le midrash |
John Schelby Spong Chapitre 2 de son livre « Né d’une femme » Conception et naissance de Jésus dans les évangiles Ed.Karthala 2015 |
Si l'on entend lire la Bible aujourd'hui avec intelligence, nos connaissances sur la façon dont elle a été mise par écrit doivent être développées. Si je parviens à proposer ces connaissances , alors peut-être serai-je aussi en mesure d'offrir suffisamment de sécurité pour permettre aux fondamentalistes d'écouter et suffisamment d'espoir pour permettre à ceux qui ont abandonné le christianisme qu'il considéraient comme des absurdités prémodernes de le regarder à nouveau. Peut-être alors ce deux groupes pourraient-ils admettre que le christianisme ne se réduit pas à ce littéralisme limitant auquel certains s'accrochent et par lequel les autres sont rebutés. Entre les deux positions stériles, croire littéralement ou tout rejeter il y a, en réalité, un espace immense à explorer. On ne peut pas toutefois accéder à cet espace sans porte d'entrée. On doit aussi s’ attendre à ce que derrière cette porte d’entrée il y ait un territoire qui vaut la peine d'être exploré, un territoire qui promet un sens nouveau. Il y a quelque temps , alors que je visitais une Eglise de mon diocèse, orientée majoritairement vers un christianisme littéraliste, j'ai essayé lors d’un déjeuner au presbytère de traiter ces sujets à un niveau très élémentaire. Le moins que l’on puisse dire est que le résultat a été révélateur. L'évangile de Luc a été le sujet central de ma conversation. J'ai parlé de la vision du monde de Luc, de ses destinataires, des problèmes rencontrés par l'Église pour laquelle il écrivait, et de la manière dont il traitait ces problèmes. J'ai illustré cela en esquissant brièvement l'impact de la figure d'Élie sur la construction de la vie de Jésus chez Luc. J'ai suggéré que Luc, le seul évangéliste qui nous donne les récits de l'ascension de Jésus et de l'expérience de Pentecôte, avait développé ces deux récits en suivant la trame de l'histoire d'Élie dans le deuxième livre des Rois. Élie, dans l'Écriture hébraïque, est physiquement monté au ciel grâce à un chariot de feu tiré par des chevaux de feu (2 R 2/11). Il avait également promis d'accorder à son disciple, Élisée, une « double part» de son esprit immense mais toujours humain, à condition qu'Élisée voie l'ascension réelle, de son maître. Le récit affirme que cette « vision » a eu lieu et qu'Élisée s'est éloigné de cette scène dans la puissance et l'esprit d'Élie. Même les fils du prophète l'affirmèrent, puisqu'ils proclamèrent quand Élisée revint vers eux: « L'esprit d'Élie repose sur Élisée» (2 R 2/15). Élie était connu pour sa capacité à faire descendre le feu du ciel en l'appelant. Il avait fait cela lors du concours avec les prophètes de Baal sur le mont Carmel (1 R 18/20-39). Il avait aussi fait se consumer par le feu un « chef de cinquantaine avec ses cinquante hommes » et un deuxième chef de cinquante hommes et ses soldats envoyés pour se renseigner sur le sort du premier groupe. Dans le folklore d'Israël, ce pouvoir du feu appartenait uniquement à Élie. Luc, qui connaissait cette légende hébraïque, a fait faire à Jésus, à la manière d'Élie, un voyage avec ses disciples vers sa destination finale. Au cours de ce dernier voyage, Jésus envoya ses disciples préparer sa venue. Lorsque les villages de Samarie ne recevaient pas les disciples de manière appropriée, ces derniers s'en retournaient en colère vers Jésus et demandaient que le feu du ciel soit appelé pour venir détruire ces Samaritains (Le 9/54). Les lecteurs juifs, familiers de leurs traditions, allaient reconnaître ceci comme une requête visant à utiliser le pouvoir d'Élie. Toutefois, Jésus refusa d'accéder à leur demande et, qui plus est, il les réprimanda. Dans ce passage, la figure d'Élie se trouve clairement à l’arrière-plan. Cela ne devrait donc surprendre personne que Luc, cherchant à présenter Jésus comme le nouvel Élie mais en plus grand suggère que comme Élie est monté au ciel à l'apogée de sa vie, Jésus a fait de même. Mais remarquez la différence. Élie avait eu besoin d'un chariot. Jésus semble être monté par son propre pouvoir. Luc raconte que les disciples de Jésus , comme Élisée, furent témoins de l'ascension de leur maître, et donc eurent le droit de recevoir son esprit. Élie accorda une « double part » de son esprit immense mais toujours humain à son unique disciple, Élisée. Jésus, le nouvel Élie, encore plus grand, répandit le pouvoir infini de l'Esprit Saint de Dieu sur toute la communauté chrétienne rassemblée (Ac 2/lss). Il vint tel un vent puissant et impétueux, en effet parce que le terme hébreu pour esprit, ruah, désigne le vent, dont on pensait qu'il n'était rien moins que le souffle de Dieu. Il vint aussi sous la forme d'une langue de feu qui s'alluma au-dessus de la tête des disciples, mais qui ne les blessa ni ne les détruisit. C'était le feu d'Élie, élevé à une nouvelle dimension, non pas de destruction mais de purification, par le nouvel Élie, plus grand encore. Comme je cherchais à expliquer l'arrière-plan biblique, mes amis présents dans la pièce eurent l'air de plus en plus incrédules. « Vous voulez dire, demanda l'un d'eux, que ces choses ne se sont peut-être pas produites? » « En effet», ai-je suggéré. « Ce dont nous disposons dans les évangiles est un récit interprétatif basé sur un élément antérieur de la tradition, destiné à permettre au lecteur de voir la réalité de Dieu en Jésus et d'être attiré par cette réalité dans la foi. » « Cela signifie, poursuivit mon interlocuteur, que vous dites que Luc a menti. Il a raconté ces choses comme si elles étaient vraies en sachant qu'elles ne l'étaient pas ! » Le déjeuner n'allait pas pouvoir durer assez longtemps pour traiter de ces questions, me suis-je dit, désespéré. Cette femme croyait que les évangiles étaient une chose analogue à un documentaire télévisé ou à une biographie documentée. Elle ne connaissait rien du style des écrits en vogue dans le monde juif quand les évangiles furent écrits. Elle n'avait pas fait entièrement sienne l'idée qu'à l'époque à laquelle Jésus a vécu il n'y avait pas de médias électroniques ou écrits. Il était inévitable que les premiers chrétiens, qui étaient des personnes juives, interprètent Jésus, organisent leur mémoire et façonnent leur vie religieuse en se basant sur leur héritage religieux juif, la seule tradition qu'ils connaissaient. Luc l'a dit pour de bon dans son récit de résurrection quand il a suggéré que Jésus avait « expliqué dans toutes les écritures » ce qui le concernait, à Cléopas et à son compagnon dans l'histoire du chemin d'Emmaüs (Le 24/27). Ou encore quand Luc fait dire à Jésus: « Voici les paroles que je vous ai adressées quand j'étais encore avec vous : il faut que s'accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes » (Le 24/ 44). La façon dont la tradition juive considérait et traitait les Écritures était très claire. Cette méthode produisait ce que l'on a appelé le midrash. Le midrash représentait les efforts faits par les rabbins pour interroger, provoquer et disséquer les Écritures sacrées à la recherche de sens cachés, en remplissant les blancs et en recherchant les indices d'une vérité encore à révéler. L'hypothèse des rabbins qui développaient le midrash était que le texte sacré était intemporel, qu'il était vrai dans le passé, vrai dans le présent et vrai dans le futur. Des indices pour comprendre l'action de Dieu aujourd'hui pouvaient être trouvés dans les récits anciens. Les chrétiens étaient persuadés que Jésus était la clef des Écritures juives. Le Dieu qui avait parlé autrefois aux pères par des prophètes nous a parlé, en la période finale où nous sommes, par un Fils (cf. He 1/2). Alors ils se mirent à la recherche d'indices, de signes, de préfigurations et d'interprétations dans les archives anciennes. Il suffisait d'avoir des yeux capables de voir. Ainsi, raconter à nouveau des histoires du passé religieux juif pour illuminer une nouvelle expérience, ce n'était ni malhonnête, ni trompeur ni faux. C'était plutôt illuminer la nouvelle expérience en montrant comment le passé était vu et accompli par le présent. Les lecteurs des évangiles qui connaissaient la méthode midrashique d'inter¬ rogation des Écritures comprendraient. Ce n’ est que pour une génération vivant des centaines d'années après, coupée de ses racines religieuses juives et s'accrochant à une mentalité particulièrement occidentale, que le choix semble devoir se faire entre une vérité littérale et/ou des mensonges manifestes. Notre culture du XXe siècle, déformé par les prétentions religieuses à posséder l'objectivité et la littéralité, demande :« Cela s'est-il vraiment produit? » Le auteurs bibliques, profondément impliqués dans la tradition midrashique, tentaient, eux de répondre à une question assez différente: « Qu’est- ce que cela signifie ? » Le évangiles sont beaucoup plus que nous ne le pensions auparavant des exemples de midrash chrétien. Dans les évangiles, les anciennes histoires juives ont été façonnées, redites, interprétées et même modifiées pour faire la lumière de manière adéquate sur Jésus. Il n'y a rien d'objectif dans la tradition des évangiles. Ce ne sont pas des biographies. Il s’ agit de livres destinés à susciter la foi. Le quatrième évangile suggère même assez ouvertement que ces choses ont été écrites « pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom » (Jn 20/31). Marc a déclaré qu'il écrivait « l’Évangile de Jésus Christ Fils de Dieu » (Mc 1/1) . Luc a affirmé qu'il écrivait au sujet des choses qui étaient « accomplies » (L 1/ 1). Contraindre ces récits à entrer dans la camisole de force de l'historicité littérale revient à violer leur intention, leur méthode et leur vérité. Les voir comme des expressions du genre appelé midrash auquel on a donné un tour chrétien revient à entrer dans ces Écritures d'une nouvelle manière, qui peut être source de vie. L'ascension de Jésus a-t-elle eu lieu physiquement ou est¬ ce une réécriture midrashique chrétienne de l'histoire d’Élie ? L’ Esprit Saint est-il réellement descendu avec un vent réel et des langues de feu, ou est-ce une réécriture intensifiée de la promesse d'Élie de répandre son esprit sur le disciple qui le voit s'élever . Judas Iscariote est-il réellement allé se pendre après son acte de trahison, comme Matthieu le raconte (Mt 27/3/10), ou est-ce une réécriture de l'histoire d' Ahitophel, qui s'est pendu après avoir trahi David, le berger roi d'Israël (2 S 17/23) ? Judas a-t-il reçu trente pièces d'argent pour son acte de trahison, ou est-ce une réécriture de l'histoire du livre de Zacharie (Za 11/4-14)? Dans ce récit un prophète est désigné par Dieu « berger d'Israël» mais, en raison du refus du peuple de suivre son berger, le prophète voulut renoncer. Au moment où il renonça, on lui donna son salaire : trente pièces d'argent. C'était le prix qu'Israël devait payer depuis longtemps pour se débarrasser du berger désigné par Dieu. Etait-ce une parabole cachée dans l'Écriture juive qui avait vraiment pour but d'annoncer Jésus ? C'était vrai pour la tradition midrashique, et c'est ainsi que cela devait être perçu par les auteurs des évangiles. Jésus a-t-il réellement nourri une multitude avec des pains et des poissons, ou est-ce une réécriture de l'histoire de Dieu nourrissant le peuple élu dans le désert avec de la manne ? La résurrection du fils de la veuve de Naïn (Le 7/11) est-elle un événement de l'histoire ou une réécriture de l'histoire d'Élie ressuscitant le fils d'une veuve (1R 17/17-24) ? Etait¬- ce un autre indice se rapportant à Élie ? Le quatrième évangile perpétue-t-il la tradition midrashique en transformant la parabole lucanienne de Lazare et de l'homme riche (Lc 16) en récit narratif qui affirme que Lazare a été ressuscité des morts (Jn 11) ? Encore et toujours, à travers les évangiles, nous rencontrons le style midrashique. Il suffit d'avoir les yeux pour voir, l'esprit pour comprendre, et la tradition qui permet de donner l'épaisseur de sens. Les récits de naissance, d'une manière peut-être plus concentrée que n'importe quel autre texte du Nouveau Testament, sont une illustration de ce qu'est le midrash chrétien. Le seul fait historique évident derrière ces récits est que Jésus est né. Aucun être n'entre dans ce monde d'une autre manière, si cet être est humain. L'Église, historiquement, a toujours résisté aux efforts entrepris pour retirer son humanité à Jésus, même si dans la pensée courante il continue à être envisagé comme un visiteur céleste. Le premier élément de la construction du Jésus non humain dans la mythologie chrétienne ultérieure se trouve dans les récits de naissance de Matthieu et Luc. Mais ceux-ci doivent être vus comme des tentatives midrashiques pour interpréter la puissance et l'impact du Jésus adulte. La localisation à Bethléem, la conception miraculeuse, les signes astraux, les cadeaux des mages, la visite des bergers, le massacre des bébés garçons, la fuite en Egypte, et peut-être même les prénoms de Zacharie, Élisabeth, Joseph et Marie sont des produits du midrash. À tout le moins, ces possibilités sont à considérer et à explorer. C'était Jésus de Nazareth. Son prénom était un prénom commun dans la société juive. C'était Yeshua ou Joshua. Sa naissance, selon toute probabilité, n'a été remarquée que par Marie et ceux qui étaient auprès d'elle. Le travail de Marie a été réel. Il y a eu des contractions, de la douleur, du sang, un cordon ombilical qu'il a fallu couper et le placenta dont quelqu'un a bien dû s'occuper. Comme je l'étudierai en détail ultérieurement, il y a peut-être eu une pointe de scandale liée à cette naissance. Jamais, cependant, ces récits de naissance n'auraient été créés si ce dont on avait fait l'expérience auprès de l'adulte Jésus n'avait requis une explication. Qui était cet homme ? D'où venait-il? Cela a pris des années pour que les récits de naissance soient mis en forme. Ils ne sont pas apparus sous forme écrite avant la neuvième décennie de l'ère chrétienne. Ils reflètent le charme d'un conteur romantique qui a voulu expliquer quelque chose qu'un appareil photo ou une caméra n'auraient jamais pu saisir. Mais avant que nous puissions entrer dans ce monde magique de naissance virginale, de messagers angéliques, d'hôtes célestes, d'étoiles qui se promènent, de mages exotiques et de bergers des collines, il nous faut rechercher l'expérience qui a requis une explication aussi élaborée. Cette expérience, si elle est liée à Jésus, n'a pas pour origine les événements de sa naissance, mais ceux de sa mort. Ce n'est que lentement qu'ils ont cheminé à rebours dans l'histoire, jusqu'à ce que quelqu'un prenne un stylo et écrive : « Il était une fois, dans le village appelé Bethléem... ». Suite le 10 décembre |
John Schelby Spong |