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Un christianisme dans la modernité : cause perdue ? Pistes pour sortir de la crise du modernisme |
Jacques Musset Conclusion de son livre « Sommes-nous sortis de la crise du modernisme? » Editions Karthala.2017 |
L'affaire des chrétiens eux-mêmes
Certes, les clefs d'un changement dans l'Église catholique se trouvent pour une part à Rome, mais rien n'adviendra si les chrétiens - évêques et prêtres compris - ne se manifestent pas personnellement et collectivement et ne font pas pression sur ceux qui détiennent le pouvoir actuel. Cependant, comme il est vain d'espérer aujourd'hui d'éventuels revirements doctrinaux en haut lieu, chacun a non seulement le droit mais aussi le devoir de se mettre dès maintenant à l'ouvrage, seul et en compagnie d'autres chercheurs, pour s'approprier son christianisme personnellement et en communauté. Au cours de l'histoire, bien des évolutions dans les sociétés et dans l'Église ont eu lieu grâce à des minorités - personnes et groupes - qui ont pris à bras le corps les questions inévitables, se sont mis à les étudier et à en tirer des pratiques nouvelles. Ces éclaireurs n'ont pas évité les incompréhensions et les condamnations - soupçons, réductions au silence, interdictions d'enseigner et d'écrire, excommunications parfois -, mais leurs idées ont fait leur chemin, pour devenir, quelques décades plus tard, des évidences et des acquis recommandés par l'autorité. En ce qui concerne le chantier actuel de réappropriation des bases du christianisme, le travail est tout juste commencé. Les verrous institutionnels à faire sauter sur les sujets qui restent tabous tiennent encore fermement et il convient de faire preuve de courage et de détermination pour se lancer dans une entreprise dont la justification réside uniquement dans la nécessité vitale qu'éprouvent ceux qui s'y impliquent. Conditions psychologiques et spirituelles indissociables
Les conditions pour s'approprier à nouveaux frais sa tradition chrétienne sont multiples et sont indissociablement liées. Toutes sont nécessaires et se tiennent. Toutefois on peut distinguer les exigences psychologiques et spirituelles requises pour mener à bien ce travail et les exigences qui concernent l'objet même du travail, sans lesquelles cette réinterprétation du christianisme serait réduite à néant. Marcel Légaut, ce grand spirituel du xxe siècle, dont l'une des passions a été de repenser son christianisme catholique dans la fidélité à Jésus de Nazareth, à son enseignement, à sa pratique et plus fondamentalement encore au mouvement intime de son existence, est un bon guide pour ceux qui ont le souci de L'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme, titre d'un de ses livres majeurs datant de 1970. Si tout être humain doit s'approprier personnellement la réalité qu'il lui est donnée de vivre pour devenir un vivant et ne pas se contenter d'être un vécu, le chrétien doit tout aussi nécessairement s'approprier son héritage chrétien pour devenir un croyant adulte et non pas en rester à la foi du charbonnier, synonyme de fondamentalisme, de suivisme, de crédulité. S'approprier sa voie chrétienne, c'est faire de l'héritage recueilli une œuvre personnelle à longueur d'existence, ce qui demande d'être fidèle aux exigences intimes qui montent en soi, tout en ignorant jusqu'où ce chemin conduira. Le cheminement spirituel qu'ont suivi et que suivent un certain nombre de penseurs chrétiens comme Teilhard de Chardin, Marcel Légaut, Michel de Certeau, Bernard Feillet, Antony de Mello, Gérard Bessière, Hans Küng, Maurice Bellet, Joseph Moingt est une illustration de ce que peut être l'appropriation du christianisme dans la culture d'aujourd'hui. S'y entremêlent et se fécondent mutuellement manière de vivre en vérité et réflexion exigeante et sans concession sur l'héritage reçu. La nécessité de cette appropriation s'impose à cause du nouveau contexte culturel dans lequel nous vivons. Ce contexte n'est plus celui d'un passé encore proche où Dieu semblait une évidence, un Dieu clé de voûte de l'ensemble créé et régissant le monde en raison de sa toute-puissance et de son omniscience. Il en résulte que le chrétien qui ne se contente pas d'endosser passivement sa Tradition chrétienne est sommé de l'intérieur de lui-même, par exigence de vérité, de la réinterpréter. Ce travail va de pair avec son approfondissement humain. Car les deux mouvements sont intrinsèquement liés : on ne devient chrétien qu'en assumant d'une manière responsable son humanité dans le concret du quotidien. Un certain nombre d'exigences intérieures s'imposent : s'impliquer de tout son être dans cette recherche sans mettre de limites à sa recherche ; le faire à ses risques et péril, face aux incompréhensions voire aux blâmes ; conjuguer la conscience d'être héritier d'une Tradition et la responsabilité de participer à sa recréation. Celui qui s'y efforce se situe dans la ligne des hommes qui, en leur temps et dans leur culture, se sont efforcés par leurs intuitions et leurs œuvres de donner un visage original au message chrétien. Mais le risque est d'absolutiser les formulations, de les considérer comme définitives, de les sacraliser indùment. Il est donc nécessaire de replacer ces initiatives dans leur contexte et de risquer à nouveaux frais de nouvelles formulations crédibles. Jésus de Nazareth,« père spirituel» de celui qui est en voie de s'approprier sa Tradition chrétienne
Les exigences énumérées ci-dessus sont celles auxquelles Jésus a répondu durant sa courte existence dans le contexte de sa religion juive, pervertie par le moralisme, le ritualisme et le dogmatisme. Son ambition n'était pas de fonder une religion nouvelle mais d'épurer, de purifier, d'approfondir la sienne en revenant aux sources authentiques de sa Tradition dans laquelle la fidélité à Dieu se joue dans la justesse de la relation avec autrui fondée sur l'amour, l'accueil inconditionnel, la foi en son prochain, la présence à soi-même, le souci de l'intériorité. C'est ce que Jésus appelle dans l'évangile de Jean la religion en esprit et vérité. On sait le chemin éprouvant qu'il a dû parcourir au cours de sa vie publique pour bousculer les fausses évidences, redonner courage aux gens méprisés, garder le cap au fur et à mesure que l'étau de ses adversaires se resserrait autour de lui pour enfin l'exterminer. Son combat pour l'accomplissement intégral de l'homme se ressourçait au plus intime de lui-même, lieu de la Présence inspirante qu'il appelait son Père. Jésus a enseigné en paroles et pratiqué en actes ces convictions enracinées au plus intime de lui-même. Moyennant quoi, il a ouvert une voie nouvelle. Il importe à ses disciples, pour lui être fidèles, de retrouver, renouveler et prolonger ses intuitions en leur donnant corps à longueur de siècles, en paroles et en actes. Exigences concernant l'objet du travail
Elles dépendent non plus du sujet qui entreprend ce travail mais de l'objet même du travail à entreprendre. Abandonner la prétention à détenir la Vérité.
Chaque religion ou approche spirituelle devrait reconnaître qu'elle n'est qu'un chemin, une voie d'exploration du mystère de l'homme et de cette Réalité transcendante au cœur de l'homme que par commodité on appelle Dieu. Une voie et non pas la voie, un chemin parmi d'autres. Prétendre que le christianisme catholique détient la vérité ultime, c'est s'ériger en repère absolu. C'est hélas ce que, durant ces dernières années, des textes officiels des autorités romaines ont dit et redit au grand dam des protestants. Dès lors qu'on se considère comme le nec plus ultra, les autres ne peuvent être qu'à la périphérie et le danger mortel est de se comporter, sinon en totalitaire, du moins en condescendant, convaincu que l'accomplissement des autres voies spirituelles, y compris chrétiennes, se trouve dans son propre camp. Entretenir en soi cette conviction de supériorité, accompagnée parfois d'un prosélytisme bruyant et justifié par un prétendu dessein de Dieu, ne peut guère induire des relations vraies et authentiques de respect et d'estime à l'égard des autres, puisqu'il leur manque quelque chose. Tout autre est l'attitude qui privilégie pour soi sa propre tradition spirituelle puisqu'on ne peut être sur tous les chemins à la fois et qu'on a librement choisi de marcher sur ce chemin-là précisément. On peut aimer légitimement sa religion et y adhérer comme étant sa propre vérité - toujours à découvrir, à approfondir, à réinterpréter-, sans pour cela décréter qu'elle est la Vérité. À ma connaissance, mis à part le Bouddhisme, je n'ai jamais entendu les grandes religions reconnaître la relativité de leurs approches singulières. Une exception cependant : Pierre Claverie, ancien évêque d'Oran, dans une célèbre déclaration de 1996. Cette déclaration de l'ancien évêque d'Oran a été publiée dans les Nouveaux cahiers du Sud en janvier 1996 et dans Le Monde du 4-5 août 1996: « Dès que nous prétendons -dans l'Église catholique, nous en avons la triste expérience au cours de notre histoire- posséder la vérité ou parler au nom de l'humanité, nous tombons dans le totalitarisme et dans l'exclusion. Nul ne possède la vérité, chacun la recherche […] Je suis croyant, je crois qu'il y a un dieu, mais je n'ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le Jésus qui me le révèle, ni par les dogmes de ma foi. On ne possède pas Dieu. On ne possède pas la vérité et j'ai besoin de la vérité des autres ». Concevoir la transmission comme dynamique
La fidélité à un héritage spirituel est toujours créative et inventive, sinon cet héritage se fossilise et devient un objet de musée qui intéresse les historiens mais qui ne fait plus vivre les humains. Quand on regarde de près comment la foi juive a évolué sur sept siècles, à partir de la mise par écrit des traditions antérieures, on s'aperçoit qu'elle n'a cessé d'innover selon un mouvement qui l'a conduit à s'approfondir et à s'affiner. Ce sont souvent les crises qui ont été les moteurs de cette maturation. Les générations successives ne se sont pas gênées pour remettre en cause la doctrine officielle acceptée par les précédentes générations parce qu'elle ne répondait plus aux questions ou aux situations du moment. On s'adossait bien au message initial, mais on lui trouvait des sens nouveaux, qui élargissaient la conscience religieuse juive et lui donnaient un nouvel élan. Qu'on pense par exemple à la fécondité de la période de l'exil à Babylone (586-536 av. J.C.), au temps où le peuple déporté pouvait penser qu'il avait tout perdu : plus de terre, plus de temple, plus de roi, et son Dieu semblait vaincu par Mardouk, le dieu national de Babylone. C'est dans ce contexte de désolation que des scribes et des prêtres réfléchissant aux événements ont donné à leur foi des dimensions jusqu'alors inexplorées : notre Dieu nous semble avoir failli, proclament-ils, en fait, nous avions une vision étriquée de Lui, il est le Dieu du ciel et de la terre entière; nous n'avons plus de Temple, mais l'univers entier est le temple de Dieu dont l'homme est le prêtre; nous n'avons plus de roi, mais Dieu est assez puissant pour susciter un roi à l'avenir ; nous n'avons plus de terre, mais notre identité de peuple témoin se marque désormais dans notre chair par la circoncision et notre cœur par la Loi. Des textes naissent, autour des grandes figures d'Abraham, de Moïse, qui expriment symboliquement que l'avenir est ouvert en dépit des apparences. Nous pourrions faire la même démonstration pour d'autres époques. Crises et situations culturelles nouvelles donnèrent naissance à de nouvelles interprétations du cœur de la foi juive. Aussi, au retour d'exil en 536, lorsque Israël se retrouva sous le coupe de rois étrangers et au milieu de « païens » ; en témoigne encore la traduction de la Bible juive en grec au III° siècle à Alexandrie, ce qui fut une révolution inédite ; la grande persécution traversée au II° siècle avant J.-C. conduisit également Israël à un approfondissement de ses croyances. L'histoire de l'élaboration des textes bibliques manifeste à l'évidence cette créativité permanente, œuvre de gens qui, au lieu de s'enfermer dans la peur, ont risqué, par nécessité intérieure, une ouverture sans fin, condition non seulement de survie mais d'une existence personnelle et sociale qui trouve son sens. Vita in motu, comme disaient les anciens : « La vie est dans le mouvement » Consentir à la relativité des discours religieux
Cette position n'a rien à voir, bien qu'on les confonde, avec le relativisme religieux, position qui renvoie dos à dos les diverses traditions spirituelles et se tient de ce fait à distance de chacune en réservant son jugement et son adhésion. Par relativité, il faut entendre le caractère de ce qui n'est pas en soi un absolu, même si on lui donne son adhésion et que l'on considère cette réalité comme sa vérité personnelle. Prendre du recul historique par rapport à sa propre tradition religieuse permet de constater son caractère relatif depuis les origines. Il devrait en découler pour un catholique - comme pour tout autre croyant - un refus d'absolutiser ses propres représentations et ses formulations dogmatiques. Celles-ci sont en effet relatives par rapport à la Réalité qu'elles désignent, marquées par le temps et la culture dans lesquelles elles ont pris naissance. Cela oblige les religions, à longueur de siècles, à réinterpréter leur message initial afin qu'il prenne sens dans des contextes culturels nouveaux. N'est-ce pas là que réside la véritable fidélité ? Inversement la crispation à répéter le passé n'est-elle pas une infidélité insigne aux sources de sa Tradition ? Le catholicisme officiel tarde à entrer dans cette perspective, et même des théologiens novateurs s'autocensurent consciemment ? inconsciemment? en évitant de s'aventurer hors de la doctrine labellisée. C'est pourtant une nécessité de s'y risquer. Les religions n'ont rien à perdre en consentant à la relativité de leurs représentations et de leurs discours. C'est la condition même pour progresser dans la compréhension de leur message initial et pour découvrir des richesses de significations inédites. Comment pourrait-il en être autrement pour que le christianisme soit véritablement universel ? Le christianisme africain peut-il être le même que le christianisme asiatique ? Identifier les questions essentielles sur lesquelles doit porter l'exercice de réinterprétation
J'en énumère quelques-unes mais la liste n'est pas exhaustive. Les deux plus fondamentales d'où tout le reste découle me paraissent être les suivantes :
Les autres questions sont à étudier en référence aux réponses apportées aux deux précédentes questions :
Comme méthode, le débat ouvert
Il n'y a pas de recherche possible sans débat ni confrontation. Camper sur des positions passées est mortifère. À ce compte, le christianisme devient une secte. À l'intérieur de l'Église catholique, mais aussi entre les diverses Églises chrétiennes, toutes débarrassées de la prétention de détenir l'ultime vérité, les chrétiens devraient pouvoir discuter des questions cruciales et se questionner réciproquement avec bienveillance mais sans concession. Ces interrogations mutuelles permettraient au christianisme, sans abolir la diversité des Églises et leurs traditions légitimes, de s' approfondir, de se purifier, d'opérer sa nécessaire réinterprétation et mutation dans le contexte culturel du moment. La pire des choses serait d'aboutir à une stricte orthodoxie valable pour les siècles des siècles. Le catholicisme n'a pas évité cette impasse dans le passé et c'est la raison pour laquelle il est enkysté actuellement dans une doctrine figée. Les Églises protestantes ont toujours gardé une grande souplesse, en tout cas ne sont jamais tombées dans le piège de l'uniformité. À l'intérieur d'une même Église protestante, la fidélité à Jésus de Nazareth n'est pas synonyme d'alignement sur une même pensée doctrinale. Sans doute, en cela, les protestants sont plus fidèles que les catholiques à la grande tradition biblique de réinterprétation qui s'est poursuivie, renouvelée, approfondie et affinée de siècle en siècle. Actuellement il n'y a pas de véritable débat dans l'Église catholique ; la recherche est sous le contrôle de la hiérarchie romaine et ne peut s'opérer que dans des champs définis, à l'exclusion des sujets tabous. Entre Églises, sous couvert de respect mal conçu, on ne s'autorise pas non plus à se poser mutuellement des questions dérangeantes. On assiste à des monologues juxtaposés. On s'écoute poliment mais on n'en pense pas moins ! C'est la stagnation quand ce n'est pas la glaciation. L'ouverture d'un véritable débat, souhaitée ardemment par nombre de catholiques, est d'une grande urgence. Ce n'est pas d'aujourd'hui que dans l'Église on le préconise. Au XIII" siècle, le philosophe et théologien catalan, Raymond Lulle, édictait six règles qui n'ont rien perdu de leur pertinence : « La discussion doit répondre à un besoin essentiel. On ne doit pas l'entreprendre avec la volonté d'avoir raison. L'acte de contrition doit être l'introduction de toute discussion. Le dialogue ne présuppose pas une croyance déterminée, mais seulement une foi en l'acte même de la rencontre. [...] Chacun doit être fidèle à sa conscience. [...] L'unité de la vérité à laquelle aspire le cœur humain n'est pas l'uniformité des opinions, mais plutôt leur équivalence, leur complémentarité ou même leur polarité ». Faire preuve d'intelligence critique, d'intégrité intellectuelle, consentir à ce que la recherche n'ait pas de limites imposées au point de départ
Il est essentiel que « l'aventure » de la réinterprétation du christianisme se fasse dans une atmosphère de liberté intellectuelle. Ce n'est pas une voie de facilité comme certains peuvent le penser, mais un chemin exigeant. En effet, si l'objectif est de repenser l'héritage évangélique dans la culture de notre temps, il n'est pas possible de procéder en définissant d'emblée le champ de la recherche qui s'impose et en interdisant ce qui ne pourrait être soumis à un examen de discernement, sous prétexte qu'on touche là à des vérités éternelles. C'est fausser totalement l'entreprise et céder à la peur et à l'angoisse du changement. C'est aussi nier les exigences de la raison de pouvoir tranquillement mais vigoureusement étudier toute réalité. Les données de la foi chrétienne ne font pas exception : elles ne sont que des représentations humaines d'un mystère indicible qui ne peut être enfermé dans aucun langage adéquat et que cependant, dans un temps et une culture donnés, les croyants tentent de balbutier dans des langages relatifs qui n'ont qu'une ambition : rendre compte du souffle qui les fait vivre au plus intime. En s'adonnant à ce travail, les générations chrétiennes sont fidèles - je le redis - à la grande tradition biblique qui est allée de réinterprétation en réinterprétation pour rendre crédible le message initial et en tirer des harmoniques nouvelles. Il ne faut donc pas redouter de réinterpréter Le christianisme dans notre culture marquée par les sciences dites « exactes » et les sciences humaines, et aussi par la recherche philosophique du temps présent. L'exigence d'être rigoureux s'impose, ce qui n'a rien à voir avec ce que d'aucuns appellent le nouveau péril scientiste. C'est d'ailleurs en étant rigoureux que l'on pourra donner de nouvelles significations de l'antique héritage. Partir de l'homme et de son expérience
La réinterprétation du christianisme ne peut plus procéder par voie descendante comme par le passé. On partait de postulats, réputés intangibles, de vérités révélées par Dieu. À partir de là, l'intelligence humaine intervenait pour tenter de sonder le mystère et le présenter d'une manière logique, ce qui aboutissait à des systèmes de pensée théologique puissants, balayant toutes les données de la foi chrétienne et recherchant un cohérence d'ensemble. Qu'on pense, entre autres monuments de ce genre, à la somme théologique de St Thomas d'Aquin du XII° siècle. Mais le célèbre dominicain ne fut pas le seul à élaborer pareils ensembles. Au long des siècles, ce fut chose courante, depuis Origène au III°, Augustin aux IV-V°, St Anselme au XII°, Occam au xv°, l'espagnol Vittoria au xv°, jusqu'à l'allemand Karl Rahner au xx° siècle... Aujourd'hui, les postulats de départ sont soumis au discernement critique. Que valent les présentations de la foi traditionnelle dont le point de départ et la clé de voûte sont Dieu alors que pour les gens de la modernité Dieu n'est plus une évidence ? Que signifient pour un contemporain les termes du credo défini au IV° siècle par des évêques de culture grecque, imprégnés de la philosophie du temps et s'exprimant dans des termes dont la signification nous est étrangère ? Pour redonner sens à l'héritage évangélique, il convient donc de prendre un autre point de départ ; non plus un discours sur Dieu mais une réflexion sur l'expérience humaine dans toutes ses dimensions ; non plus les titres divins attribués à Jésus mais son message et sa pratique, tels que les travaux d'exégèse des évangiles nous permettent de les mettre en relief. Sinon on risque de continuer à remuer des concepts sur Dieu détachés de la recherche des humains concernant le sens à donner à leur vie. De même on persistera à faire de savantes théologies de l'incarnation et de la rédemption, déconnectées des enjeux majeurs sur lesquels Jésus a risqué sa vie et sans prise sur la quête spirituelle de beaucoup de nos contemporains. Un retournement de perspective et de méthode suppose de passer en revue les différents chantiers énoncés plus haut, de réinterpréter chacun des thèmes dans la culture d'aujourd'hui et avec les moyens de connaissance à notre disposition, de se demander ce qui n'est plus crédible tel quel et ce qui, sous réserve de le reformuler, rejoint, stimule, confirme, élargit l'attente et l'expérience spirituelle des chercheurs de sens qui s'efforcent de s'approfondir humainement. À quelles expériences le mot Dieu renvoie-t-il pour un disciple de Jésus aujourd'hui? Que garder de l'identité de Jésus élaborée au cours des siècles qui lui ont donné des titres fameux, tous plus glorieux les uns que les autres ? Les affirmations sur l'après-mort, qu'en retenir? Et ainsi de suite. On pourra qualifier cette entreprise de témérité et de traîtrise. Le même soupçon s'est toujours porté au long des siècles sur ceux qui ont tenté pareille entreprise. St Thomas d'Aquin a frôlé la condamnation. Le rival de St Bernard au XI° siècle, Abélard, a vu sa pensée malmenée par le moine de Clairvaux et dénoncée à Rome ; finalement ses ouvrages ont été mis à l'index et pour une part brûlés. La liste est longue avant et après ces illustres personnages, jusqu'aux temps récents. Tout récemment encore, des théologiens, biblistes et philosophes ont été inquiétés. L'idéologie de la conservation l'emporte en effet sur la nécessité vitale de réinterpréter « la foi des anciens jours ». Raison de plus pour y résister aujourd'hui. Au-delà du catholicisme, ces diverses exigences s'imposent à toutes les branches du christianisme, aux religions monothéistes, le judaïsme, et l'Islam, et aux autres traditions spirituelles. Toutes sont appelées à sortir des crispations sur leurs doctrines héritées du passé, à remettre en cause leurs clôtures dogmatiques, à surmonter la tentation de fermeture sur soi. Aucune ne peut échapper à la nécessité de se repenser dans la culture d'aujourd'hui. Dans l'ère de mondialisation caractérisée par le pluralisme - qui n'est d'ailleurs pas uniquement religieux -, c'est la condition pour vivre ensemble pacifiquement et respectueusement, d'une manière stimulante, dans la mesure où aucune approche, aucun discours ne peuvent enfermer la Réalité ultime qui est au cœur des recherches humaines et religieuses. Sur cette voie, quelle pensée plus encourageante, terriblement décapante aussi, que celle du grand mystique chrétien St Jean de la Croix : « Pour aller où l'on ne sait, il faut passer par où l'on ne sait » ! |
Jacques Musset |