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Que peut changer une approche existentielle du mystère de « Dieu » ? |
Jacques Musset Extrait de son livre « Repenser Dieu dans un monde sécularisé » Karthala 2015 |
Nous l'avons vu au chapitre 6 que ce qui caractérise une approche existentielle du mystère de « Dieu », ce n'est pas une adhésion à une doctrine bien ficelée sur « Dieu », mais un cheminement à partir de sa propre expérience d'humanisation. Au cœur de cette expérience exigeante, vécue avec authenticité dans tous les domaines de sa vie, l'homme, atteignant le plus humain de lui-même, éprouve un sentiment de dépassement, de « transcendance », de justesse. Il peut - c'est un acte de foi qui ne s'impose pas - nommer « Dieu» la source qui l'inspire intérieurement. Il rejoint ainsi la démarche de Jésus dont l'engagement au bénéfice des exclus et marginalisés révélait le visage de son « Dieu ». Ainsi conçue et vécue, que changerait la foi en « Dieu » dans la vie de l'Église et des chrétiens? Elle aiderait les Églises à être et devenir des communautés actives et créatives, parce que la Réalité qu'on appelle « Dieu» n'est pas dite d'avance dans une doctrine officielle définie une fois pour toutes qu'il s'agirait d'assimiler. Inspirés par le visage du « Dieu » de Jésus, les chrétiens en témoigneraient d'une manière inédite à travers leurs situations singulières culturelles, économiques, politiques, sociales. Fidèles au souci du Nazaréen de combattre tout ce qui déshumanisait les hommes et les femmes de son temps et engagés, mais en leur temps, dans la même pratique de libération, ils feraient apparaître des visages originaux de « Dieu » qui seraient révélations nouvelles de son Mystère jamais épuisé. « Dieu » serait sans cesse à vivre et à dire. L'orthodoxie qui prétend exprimer ce qu'il est, ce qu'Il pense, ce qu'il veut, éclaterait, pour donner naissance à une gerbe de représentations, d'images, de symboles, issus de la recherche des croyants. Ceux-ci, tout en respectant et estimant celles de leurs devanciers, adaptées à leur époque, concevraient la communion avec eux non en répétant leurs croyances, mais en recréant à nouveaux frais le message et la pratique de Jésus. En chaque contexte historique nouveau, adviendraient des formes nouvelles et différentes de christianisme. Ainsi se déploierait la fécondité de !'Évangile sous toutes les latitudes en une diversité d'approches et de figures inconnues, s'efforçant toutes de valoriser et d'incarner l'esprit de Jésus et le visage de son « Dieu ». Les responsables dans l'Église à tous les niveaux ne se considéreraient plus comme les gardiens sourcilleux d'un dogme, écho de la conscience chrétienne dans une culture donnée. Ni non plus les pourvoyeurs d'une morale fondée sur le concept relatif de la loi naturelle. Ils inviteraient sans cesse les chrétiens à revenir à la source qu'est le message et la pratique de Jésus ( à étudier et à méditer), et ils les appelleraient en même temps à donner corps, en actes et en paroles, à l'esprit du Nazaréen. Nous sommes encore, hélas, corsetés par une doctrine et une morale officielles sur « Dieu » qui prétendent dire la Vérité alors qu'elles ne sont que les résultat d'élaborations humaines nées au cours des siècles, historiquement et culturellement situées. Le drame, c'est qu'elles ont été sacralisées. C'est dire le travail de déblayage qui s'impose. Rien ne se fera sans une prise de conscience de la relativité de ces approches successives de « Dieu » et sans la conviction que la fidélité au « Dieu » de Jésus n'est pas l'empilement et la répétition des représentations passées, mais la création de nouvelles cohérentes avec celles de Jésus. Entre les chrétiens, membres de communautés à taille humaine, cette approche existentielle du mystère de « Dieu » serait une libération. Elle les encouragerait à partager en toute liberté leur propre foi enracinée dans leur expérience vécue. Partager leur perception singulière de la secrète présence qui les inspire au plus intime dans leur pratique du don, de l'ouverture, du dépassement, de l'accueil du meilleur des autres, chrétiens ou non, tout cela serait source de reconnaissance mutuelle et de stimulation féconde. On s'émerveillerait, on s'étonnerait de ce qui naît chez autrui, on s'en enrichirait, on se remettrait en question si nécessaire, on progresserait ... Cette pratique communautaire d'écoute des approches particulières du « Dieu » de Jésus serait la meilleure antidote pour les empêcher de s'absolutiser sans pour autant délégitimer aucune d'entre elles : si essentielles qu'elles soient pour ceux qui les vivent, elles demeureraient relatives. Dans cette perspective de partage, cette pratique pourrait encourager le débat à tous les niveaux de l'Église et ainsi aiguiser la fidélité des chrétiens à une meilleure incarnation de leur foi au « Dieu » de Jésus. Des questions nouvelles se posent à longueur de siècles au fur et à mesure que les connaissances évoluent, que les techniques se développent, que le champ des relations humaines s'élargit et se complexifient aux dimensions du monde, que la conscience s'affine et reconnaît de nouvelles exigences. Ces questions mobilisent sans cesse les hommes à réfléchir sur la condition humaine en tous domaines. Les réponses respectueuses de la dignité et de la liberté de l'homme ne sont pas évidentes. Elles ne sont pas données d'avance. Elles exigent recherches, réflexions, confrontations, débats y compris entre les chrétiens eux-mêmes. On se questionnerait : les références anciennes et toujours officielles (la loi naturelle), sont-elles le meilleur repère pour se situer face aux situations inédites dans l'esprit de Jésus ? Inévitablement ces conceptions du passé seraient réinterrogées dans le contexte nouveau qui appelle à prendre position. Au lieu de semer la confusion, comme le redoutent souvent les autorités catholiques, débattre permettrait de faire émerger différentes prises de positions légitimes. Cela est désormais acquis dans le domaine politique et économique depuis une quarantaine d'années. Les évêques ne donnent plus de consignes pour voter ou s'engager. Par contre, en ce qui concerne la famille, la sexualité, la bioéthique, le début et la fin de la vie, les déclarations actuelles du pape et des évêques se veulent I’unique parole légitime pour des chrétiens. Cette prétention est indue. Elle est d’ailleurs loin de correspondre à la réalité. Pour ne parler que d'un passé relativement récent, les catholiques divergent légitimement sur diverse questions de société : le divorce, la contraception, l'avortement, le mariage homosexuel, la fécondation artificielle en cas de stérilité, le don de sperme ou d'ovocyte, l'aide à mourir enfin de vie, etc. Déclarer que seules le positions officielles de l'Église catholique sont en conformité avec la volonté de « Dieu » est un double abus de pouvoir. La pluralité des positions des catholiques est niée et par ailleurs bien malin qui peut dire la volonté de « Dieu » ? Trop de contradictions dans les propos des papes au cours de l'histoire font sérieusement douter de leur parole intransigeante. Pour sortir de cette attitude de caporalisation, il convient de remettre les choses à plat. Silencieusement, beaucoup de chrétiens ont déjà pris leur liberté. Quand les responsables catholiques admettront-ils que, pour évaluer les situations humaines actuelles, le concept de loi naturelle et son contenu sont caduques dans notre modernité, « exculturés » dit fort bien la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger? La démarche des protestants réformés est autrement plus avisée. C'est de la confrontation entre l'étude sérieuse des situations et l'esprit de Jésus ressortant de ses actes et paroles que se formulent des orientations, aidant chacun à prendre ses propres décisions. Enfin, une approche existentielle de Dieu chez les chrétiens serait de nature à valoriser les réalités humaines, car c'est en les vivant avec le plus d'authenticité possible qu'ils peuvent reconnaître au plus intime d'eux-mêmes cette réalité qu'on appelle « Dieu ». Est-il d'autres chemins pour appréhender son mystère? C'est en tout cas celui qu'a suivi Jésus, convaincu que la présence de Son « Dieu » ne se perçoit que là où s'effectue la libération de tout ce qui entrave l'homme physiquement, psychologiquement, socialement, économiquement, politiquement, religieusement. En ce sens, son « Dieu » n'est pas religieux, car ce qui Le passionne, d'après Jésus, c'est avant tout ce qui humanise les hommes et le monde. Rites et lois ne sont pas des buts, ils ne visent qu'à rappeler cette vérité essentielle. Ce fut l'enjeu du combat de Jésus. Il y a traduit intensément la fidélité à son« Dieu» jusqu'à y laisser sa vie. Il ne peut en être autrement pour ses disciples. Impossible pour eux de s'absenter des réalités humaines qui constituent leur vie personnelle et sociale, puisque, selon leur foi, là est le lieu où « Dieu » est à l'œuvre et appelle les hommes à œuvrer avec lui. Cet engagement est commun à tous les humains de bonne volonté qui s'efforcent de vivre en vérité selon les exigences de leur conscience. Ainsi, les chrétiens ne peuvent qu'aimer le monde où ils vivent, si cruel qu'il soit et si laborieuse que s'effectue sa transformation. Ensemble, au coude à coude, les uns avec les autres, croyants de foi religieuse, agnostiques ou athées, ils cherchent à le rendre plus juste, plus fraternel, plus habitable, inspirés par des valeurs communes qu'ils puisent dans leur propre tradition spirituelle ou philosophique. Au dire de l'évangile selon saint Matthieu 25, c'est dans cet engagement qu' au regard de « Dieu » les vies humaines acquièrent leur vraie valeur et non dans une confession de foi religieuse. Dans ces perspectives, la priorité pour les chrétiens peut-elle être autre chose que la promotion de l'humain en eux et autour d'eux ? Car, comme le dit si bien Maurice Bellet, « Ce qui est divinement divin, c'est l'humain quand il est pur de la mort... Dieu c'est le plus humain de l'homme... Mystérieusement : le visage du Père est le frère, et l'œuvre du frère est maternelle: c'est de donner naissance et nourrir. »(1) Conclusion
Les propos qui précèdent ne sont-ils qu'un beau rêve sans avenir ? Ils s'incarnent déjà dans l'existence de beaucoup de personnes et de groupes chrétiens qui se prennent en main, se sentent responsables, pensent par eux-mêmes, étudient et travaillent, savent résister aux pressions indues des autorités, se rendent compétents. Plus les gens réfléchiront, plus ils deviendront autonomes, et moins ils supporteront de ne pas être traités en chrétiens adultes. Pèseront-ils suffisamment pour que s'amorce et se développe à tous les niveaux de l'Église catholique une révolution copernicienne qui donnerait priorité au message et à la pratique de Jésus ? Si oui, alors on relativiserait le relatif, on se centrerait sur l'essentiel, on inventerait une vie communautaire respectueuse des personnes, on s'encouragerait dans la manière d'incarner l'Évangile dans la vie de tous les jours, on se relaierait dans les responsabilités, on se contenterait d'une organisation minimale, toujours à réviser, on cultiverait à la fois, personnellement et en communauté, l'enracinement dans l'esprit de Jésus et le souci d'humaniser la société de son temps, on ne rêverait pas d'un monde idéal, mais avec tous les autres humains on travaillerait sans relâche à ce qu'il devienne plus juste et fraternel. Utopique ? Le penser, ce serait ne plus prendre au sérieux le témoignage de Jésus. |
Jacques Musset |
(1) L'épreuve ou le tout petit livre de la divine douceur, DDB, 1988.rnel. Utopique ? Le penser, ce serait ne plus prendre au sérieux le témoignage de Jésus. (retour) |