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Jésus, illustre et inconnu Extraits du livre de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat(1) - Ed. Desclée de Brouwer 2001 1 |
Que sait-on de jésus ?
De Jésus, nous ne savons avec certitude que presque rien. Un rien qui est toutefois bien plus riche que ce qui concerne le destin de tous les autres personnages sans titre, sans nom, sans fortune qui ont peuplé l'Antiquité. Aujourd'hui comme hier, les évangiles sont nos seuls documents, même si à l'occasion les Actes des Apôtres ou les épîtres de Paul permettent de préciser, sommairement, l'identité de Jésus. Seuls les textes chrétiens sont là. Seule notre façon de les appréhender peut évoluer, tout en sachant bien qu'il est à peu près impossible qu'une découverte fondamentale puisse bouleverser un jour nos conclusions ou nos présomptions. Devant les textes, la question doit rester inlassablement identique: ce que nous savons ou croyons savoir de Jésus, comment le savons-nous ? Jésus est-il né le 25 décembre ?
Jésus a vécu il y a environ 2000 ans, au début du premier siècle de notre ère. C'était un juif de Galilée, la région au nord du pays d'Israël. Il est mort à Jérusalem dans les années 30, crucifié par les Romains lors du préfectorat de Ponce-Pilate. C'est au IVe seulement, après bien des débats et bien des controverses qu'a été choisie la date de naissance de Jésus, Noël ou la Nativité, en substitution de la fête qui célébrait le solstice d'hiver. Ce choix religieux ne repose sur aucun élément historique, mais sur une convention. Personne ne sait - et peut-être lui-même l'ignorait-il - à quelle date est né Jésus. Sait-on au moins en quelle année ?
La date de naissance de Jésus que l'on peut lire ici et là, et jusque dans les manuels scolaires, n'a le caractère historique qu'on lui prête. C'est une possibilité, ou plutôt une hypothèse. En aucun cas une certitude. Ainsi la référence à l'an 4 est-elle une conjecture. C'est une reconstruction. Elle se fonde sur une incise de l'évangile de Matthieu qui note que la naissance de Jésus eut lieu « au temps du roi Hérode » (Mt 2,1). Or Hérode le Grand a régné une trentaine d'années sur la Judée et la Galilée, jusqu'en l'an 4. C'est donc de façon tout à fait arbitraire que le terme de son règne a été choisi comme point de départ de la vie de Jésus. A se fier à Matthieu, Jésus a pu tout aussi bien naître en 5, en 6, en 7, en 8... Où les choses se compliquent c'est que Matthieu est le seul à avancer ce repère chronologique pour situer la naissance. L'évangile de Marc n'en comporte aucun, pas plus que celui de Jean. Quant au calcul de l'an 1 de l'ère chrétienne qui fut l'œuvre d'un moine romain au VI siècle et sur lequel nous vivons toujours en Occident, il ne s'appuie pas sur les dates induites par l'évangile de Matthieu. Mais sur l'évangile de Luc. Luc propose une chronologie notablement différente de celle de Matthieu. Indirectement son évangile semble indiquer, dès les premières lignes, que Jésus fut conçu « aux jours d'Hérode » (Le 1, 5). Mais au chapitre suivant l'évangéliste fait référence à un recensement des populations édicté par les Romains à l'occasion duquel Marie donna naissance à Jésus. Ce recensement qui « eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie » (Le 2, 2), Flavius Josèphe permet de le dater en l'an 6. Jésus qui est né en l'an 6 selon l'évangile de Luc, n'aurait pas pu naître postérieurement à l'an 4, si l'on se fie à l'évangile de Matthieu. Une deuxième mention chez Luc semble pourtant fournir un autre point d'appui à la chronologie qu'il propose. « Jésus, lors de ses débuts, avait environ trente ans » (Le 3, 23) peut-on lire plus tard tandis que l'évangile situe le commencement de l'activité publique de Jésus vers « l'an quinze du principat de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, Lysanias tétrarque d'Abilène, sous le pontificat d'Ann et de Caïphe » (Le 3 1). Cette quinzième année du règne de Tibère correspond à l’an 28-29 (ou éventuellement à l’année précédente), alors que Jésus selon la chronologie de Luc n'avait qu'une vingtaine d’années. Pour que Jésus ait environ trente an à cette période, il faudrait au contraire oublier ce que dit Luc de la naissance quelques pages plus tôt et aller puiser une confirmation dans l'évangile de Matthieu, passer d'un évangile à l’autre. Où les choses se compliquent encore, c'est que l'on sait maintenant que le préambule historique de l'évangile de Luc, cette toile de fond brossée à la façon des chroniqueurs de l'Antiquité n’est pas d'origine. C'est une pièce rapportée qui a été ajoutée au début du IIe siècle dans le souci vraisemblablement d'authentifier l'histoire de Jésus, de la replacer dans le contexte général de l'histoire de son temps. Comment choisir entre ces dates ?
Que faire de ce trou d'au moins dix années entre Matthieu et Luc? Surtout pas le combler, c'est-à-dire préférer tel évangile à tel autre. Au nom de quoi en effet, exclure l'une des chronologies puisque rien par ailleurs ne permet de la confirmer. Tibère, Ponce Pilate, le fils d’Hérode Ie Grand, le grand-prêtre Ann et Caïphe sont les hommes illustres (à Rome ou en Palestine) dont la présence contribue à projeter sur Jésus, cet homme encore inconnu au yeux du monde un peu de leur lustre. Cela va sans dire qu'ils projettent aussi dans le climat d’incertitude d’où émerge Jésus des éclats, des repères, une conception du temps gréco-romaine bien plus que juive. En utilisant des éléments de chronologie épars dans les évangiles ces indications permettent de confirmer que jésus a été contemporain de ces personnages.(…) Il a vécu lorsqu’ils exerçaient leurs fonctions et il est mort dans les années 30 de notre ère, au plus tard l’année 35, avant que Caïphe ne cesse d’être grand-prêtre du Temple de Jérusalem et tandis que Pilate était encore gouverneur de Judée, et Hérode Antipas monarque de Galilée. Toute datation soi-disant exacte est donc illusoire, pour ne pas dire purement fantaisiste, contrairement à ce qu’affirment avec beaucoup d’autorité certains ouvrages. Il faut le répéter avec force. Est-il si essentiel de connaître la date de naissance de Jésus?
Peu importe au fond, mais ce qui est important c’est de s'interroger sur cette incertitude. Elle devait beaucoup moins dérouter nos ancêtres que nous, habitués que nous sommes aux dates exactes et au découpage du temps. Au regard de l'histoire de l'humanité, la date de naissance de Jésus est un détail sans importance. Au regard de l'histoire de l'Occident, cette date est fondamentale: sur elle repose la fixation de l'ère chrétienne. Ce détail est très révélateur. Il prouve que les évangiles ne sont pas des documents historiques, au sens moderne du mot, même s’il entretiennent à l'occasion cet espoir. Du même coup, cela montre qu'il faut se garder d'avoir de ces textes une lecture historique : elle consisterait à procéder entre les uns et les autres à un tri que rien en règle générale n'autorise. Mais il serait tout aussi déplacé de rejeter ces textes sur un plan historique sous prétexte qu'il est impossible de prendre beaucoup de leurs affirmations à la lettre. Mais quel est l'intérêt de ce détail ?
La date de naissance de Jésus est comme un fil qui dépasse du texte. En tirant sur ce fil, c'est tout le tissu qui nous apparaît. Que révèle cette petite différence entre Matthieu et Luc, et leur spécificité par rapport à Marc et à Jean? C'est que les évangiles sont des récits différents les uns des autres, qu'ils ont probablement été écrits non pour se compléter comme nous les lisons aujourd'hui mais pour se contester, se rectifier, s'exclure peut-être, qu'ils correspondent à des projets et à des usages différents, à des cultures, des mentalités, des groupes particuliers. En rendant l'enfant Jésus contemporain du roi Hérode le Grand, le dernier « roi des Juifs » (ses descendants n'auront plus sous leur tutelle qu'un pays démembré), l'évangile de Matthieu fait de Jésus un héritier présomptif de ce trône, un rival symbolique (à tel point que Matthieu invente la légende d'un Hérode ordonnant la mise à mort de tous les nouveau-nés). En rendant l'enfant Jésus contemporain d'un « édit de César Auguste ordonnant le recensement de tout le monde habité » (Le 2, 1), l'évangile selon Luc fait de Jésus un être humain parmi les autres en même temps que l'être unique appelé à se distinguer du grand nombre. La publication des récits évangéliques dans un seul volume, l'effet égalisateur de la copie puis de l'impression, donneront le sentiment d'un accord entre eux, d'une complicité même. C'est oublier que chacun des évangiles a été produit avec l'ambition de s'imposer comme seul et unique porteur de vérité, seul à être à la hauteur de son sujet. Paradoxalement, c'est parce qu'aucun des quatre n'a réussi à supplanter les autres, qu'après des tractations plus ou moins difficiles, les quatre ont été admis comme « canoniques ». C'est-à-dire comme la règle de l'Église. Cette « anomalie » (quatre textes au lieu d'un seul) s'avérera à l'usage extraordinairement performante puisque, prenant tantôt dans l'un tantôt dans l'autre, l’Église et les théologiens y trouveront toujours un argumentaire des réponses à la plupart des questions, une variété extraordinaire de niveaux, de degrés, de points de vue. Pourquoi le Nouveau Testament n'a-t-il pas éliminé ces difficultés ?
Le plus extraordinaire, du moins pour nous, c'est que le Nouveau Testament, en englobant ces textes à l'intérieur d'un même livre, ait entériné ces divergences, graves, sans jamais les réduire. De même, au cours de la tradition chrétienne ultérieure, ces anomalies ont-elles été excusées ou interprétées, mais jamais supprimées. La tentation, inévitable, de considérer les quatre évangiles comme une carrière d'où l'on peut extraire les matériaux nécessaires à la reconstitution de la vie de Jésus n'a même jamais quitté les exégètes, ces lecteurs patentés du Nouveau Testament. Mais le projet de recoller ensemble les morceaux provenant des quatre évangiles pour reconstituer un récit complet et harmonieux a toujours fasciné, sans parvenir à l'emporter. En témoigne une compilation qui a existé sous différentes formes et dans différentes langues, le Diatessaron nommé ainsi car il contenait quatre évangiles en un. Toute l'histoire de la peinture, les catéchismes, La Légende dorée, les Vies de Jésus n'ont cessé de populariser ce rêve jusqu'à nos Jours. Il faut au contraire naviguer à travers ces hiatus et ces silences, essayer de percevoir ces reliefs ou ces creux comme les indicateurs d'un texte enfoui, comme les symptômes d'un texte effacé. A suivre
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(1) Jérôme prieur et Gérard Mordillat sont les auteurs de la série télévisée Corpus Christi et de l’essai Jésus contre Jésus. A partir des questions du grand public, ils font le point des connaissances actuelles. (retour) |