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De Jésus à Jésus en passant par Darwin Extraits du livre de Christian De Duve, prix Nobel de médecine. Edition Odile Jacob 2011 1 |
Christian De Duve |
Ce que je crois
Je crois que la Terre est ronde et qu'elle tourne sur elle-même une fois par jour et autour du Soleil en un peu plus de 365 jours. Je crois que la lumière se déplace à la vitesse de 300 000 kilomètres par seconde et que ce chiffre, porté au carré et multiplié par la masse d'un objet, mesure le contenu en énergie de celui-ci. Je crois que tous les êtres vivants connus, y compris les humains, descendent par évolution d'une forme ancestrale unique. Je crois que l'ADN est le support de l'information génétique, sauf dans certains virus, où c'est sa substance sœur, l'ARN, et qu'il est répliqué, comme ce dernier, par appariement de bases, A avec T ou U, G avec C. Tous ces points, et bien d'autres, j'y adhère parce que j'en connais les preuves, mais en gardant toujours en tête une réserve : jusqu'à preuve du contraire. Je sais bien que cette précaution est inutile dans de nombreux cas, mais elle fait partie du discours scientifique et l'expérience montre qu'elle reste d'actualité. Les discontinuités des quanta et les modifications apportées aux notions de temps et d'espace par la relativité ont pris de court la plupart des physiciens. Pour ma part, j'ai vécu dans une surprise totale la découverte des gènes morcelés, inattendue de tous. Imaginez un livre où divers passages seraient entrecoupés de charabia qui doit être extirpé ultérieurement pour en permettre la lecture. Cela défie le bon sens. C'est cependant ce que la sélection naturelle a retenu. Les messages d'ADN sont souvent écrits par fragments, appelés « exons », séparés par des parties sans signification, appelées « introns ». Après transcription de la totalité du texte en ARN, un extraordinaire processus de « couper-coller » excise les introns et lie les exons pour constituer le vrai message. Le doute méthodique
Mon maître en discipline intellectuelle a été René Descartes, le plus célèbre élève des pères jésuites, de qui je devais recevoir ma propre formation plus de trois cents ans après lui. Voici son premier précepte : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être comme telle, c'est-à-dire (... ) éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et (...) ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. » Il exprime ainsi avec élégance et précision la règle à laquelle j'ai toujours essayé de me soumettre et que chacun, scientifique ou non, devrait s'efforcer d'observer: ne rien admettre qui ne soit prouvé d'une manière irréfutable. J'avoue que j'ai aussi suivi Descartes dans certaines de ses faiblesses. C'est ainsi qu'à son instar, j'ai longtemps répugné à exprimer publiquement mes opinions. Il s'agissait pour moi de ne pas choquer mon entourage. Pour Descartes, au contraire, cette prudence relève plutôt de la crainte. Il connaissait la mésaventure de Galilée et il ne voulait pas partager son sort. C'est pourquoi, avant d'exposer sa vision mécaniste du corps humain, il s'empresse de préciser que tout cela c'est « ce qui arriverait dans un nouveau, si Dieu créait maintenant quelque part dans les espaces imaginaires assez de matière [...] et que, par après, il ne fit autre chose que prêter son concours ordinaire à la nature, et la laisser agir suivant les lois qu'il a établies ». Et d'ajouter: « Je ne voulais pas inférer de toutes ces choses que ce monde ait été créé en la façon que je proposais : car il est bien plus vraisemblable que, dès le commencement, Dieu l'a rendu tel qu'il devait être. » En d'autres termes, ce n'est pas ce que Descartes croit qu'il écrit, mais une histoire « comme si ». On ne peut imaginer attitude plus « jésuitique ». Notons encore que l'auteur du Discours de la méthode n'est pas seulement le penseur rigoureux qui a codifié pour la première fois les principes de la démarche scientifique. Il s'est aussi aventuré sur un terrain beaucoup plus incertain avec sa théorie, que je trouve fort discutable, du dualisme. J'y reviendrai plus loin. Le problème, si l'on veut observer aujourd'hui le premier précepte de Descartes, c'est que, contrairement à lui, nous ne pouvons prétendre avoir accès à tout le savoir de notre temps. Individuellement, nous savons fort peu de chose et, dans de nombreux cas, nous n'avons pas la formation nécessaire pour comprendre les arguments qui étayent une thèse ou l'invalident. Dans beaucoup de domaines un peu spécialisés ou précis, nous en sommes tous plus ou moins réduits, pour façonner notre opinion, à faire « confiance » (dérivé de fides, pour « foi ») aux experts. La science repose sur cette fiabilité (toujours la même racine) des experts, laquelle dépend de leur rigueur et de leur honnêteté intellectuelle, de leur soumission à ce que Jacques Monod appelait l'« éthique de la connaissance ». Dans l'ensemble, le système fonctionne relativement bien ; mais il a ses failles. Les scientifiques ne sont pas à l'abri des faiblesses humaines, telles que l'amour-propre, la vanité, l'ambition, la soif de gloire ou l'appât du gain, qui entament parfois l'intégrité de certains d'entre eux. De plus, ils ne sont pas infaillibles, ni toujours particulièrement intelligents ou correctement informés. Et, surtout, de nombreuses questions restent objets de controverses qui ne sont pas encore tranchées ou dont les aspects éthiques, sociaux, financiers ou politiques compliquent le débat. L'énergie nucléaire et les OGM sont des exemples frappants de ce genre de désaccords. Il nous faut pourtant nous résigner. Malgré notre soif de certitudes, il nous faut vivre avec nos doutes et nous en tirer le mieux possible en essayant de rester objectifs, honnêtes et rationnels. Cela vaut mieux que les fausses certitudes des dogmatismes. Et je ne songe pas seulement aux assertions de certains magistères religieux. Certains scientifiques n'hésitent pas à affirmer des convictions, ou le manque de celles-ci, qui vont au-delà de ce qui est scientifiquement démontré ou démontrable. Exemple : l'athéisme militant d'un Richard Dawkins ou d'un Steven Weinberg. La science ne peut pas démontrer l'inexistence de Dieu, pas plus, d'ailleurs, que son existence. À suivre : Ce que je ne crois pas
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Christian De Duve |