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17 février 2024 6 17 /02 /février /2024 09:00

 

bateau lpc De Jésus à Jésus en passant par Darwin
Extraits du livre de Christian De Duve, prix Nobel de médecine.
Edition Odile Jacob 2011
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Christian De Duve
Ce que je ne crois pas

Voilà pour ce que je crois. Qu'en est-il de ce que je ne crois pas ? Ici la même prudence s'impose. Ne pas croire, c'est encore une forme de foi; c'est formuler une opinion. Elle doit être assortie de la même réserve mentale. Sauf qu'ici, on a toutes les raisons de ne pas croire. On reste, par principe, ouvert à la révélation de faits nouveaux, mais, cependant, avec des degrés. Quand je dis ne pas croire aux miracles ou à la magie, c'est parce que je sais que les lois naturelles s'y opposent. Pour m'inciter à changer d'avis, il faudrait des preuves indiscutables. Autre chose est, évidemment, des événements prétendument miraculeux qui s'avèrent admettre une explication naturelle. Par contre, là où les connaissances manquent, je suis tenté de rester plus prudent et plus ouvert.

Cette attitude n'est pas sans danger, car elle peut être exploitée par cette frange influente d'intellectuels dits « spiritualistes », qui, sous prétexte que « la science n'explique pas tout », défendent des théories scientifiquement inacceptables, telles que le « dessein intelligent » et d'autres formes de finalisme. Si je m'oppose avec la dernière vigueur à une telle dénaturation de l'objectivité scientifique, je ne puis m'empêcher de réagir aussi à l'attitude de certains scientifiques qui n'hésitent pas à affirmer que « tout est explicable ». Une telle affirmation relève, elle aussi, du dogmatisme. Elle confond ce qui est prouvé avec le postulat, l'hypothèse de travail, indispensable à toute entreprise de recherche. Pour chercher, on doit supposer au départ que ce que l’on cherche est explicable. Même si les extraordinaires succès des recherches fondées sur cette hypothèse plaident en sa faveur, elle reste une hypothèse. Ce problème se pose particulièrement pour le fonctionnement du cerveau.

L'énigme du cerveau

Parmi les problèmes qui continuent à défier les efforts des scientifiques il n'en est probablement pas de plus ardu que le fonctionnement du cerveau. Des progrès immenses ont été accomplis dans la description phénoménologique des processus en cause à l’aide des moyens les plus raffinés de la physique et de la chimie.

Toutefois, l'essence de ces processus reste incomprise. Lorsque feu Francis Crick affirme : « Vous n'êtes rien d'autre qu'un paquet de neurones », il a sans doute raison, mais il n'explique en rien comment ce paquet de neurones génère le phénomène mystérieux que nous appelons « conscience », que chacun de nous connaît par expérience personnelle mais qui échappe à toute caractérisation objective, phénomène que d'aucuns préfèrent réduire au rang d'« épiphénomène», en dépit du rôle dominant qu'il paraît jouer dans toutes les œuvres du cerveau humain.

Dans une telle situation, en effet, la tentation est grande d'assimiler les mécanismes qu'on essaie de comprendre aux moyens qu'on met en œuvre à cet effet, soit, par exemple, d'affirmer, avec Crick, que le cerveau n'est « rien d'autre » que ce qui est accessible à nos moyens d'investigation. C'est ce que font de nombreux neurobiologistes aujourd'hui. Je m'incline devant leur savoir, qui dépasse de loin mon entendement, mais je m'autorise de leur ignorance pour garder l'esprit ouvert.

Je reste impressionné par le fait que le cerveau humain est la machine la plus extraordinaire qui soit connue, avec un total de connexions interneuronales de l'ordre d’un million de milliards, soit, selon une estimation grossière que j'ai faite, plus qu'il n'y a de micropuces dans tous les ordinateurs du monde réunis. Il est vrai que certains ordinateurs dépassent de loin notre cerveau en performance tout comme les moteurs accomplissent des travaux dont nos muscles sont totalement incapables. Toutefois, les ordinateurs, au même titre que les moteurs, ne sont que des outils inventés par notre cerveau.

Aussi longtemps que nous ne comprendrons pas le fonctionnement de notre machine cérébrale, je crois que certaines spéculations restent permises, y compris l'hypothèse, rejetée vigoureusement par la plupart des neurobiologistes, que des phénomènes physiques inconnus sont en jeu. Peut-être faudra-t-il un cerveau plus puissant que le nôtre pour en pénétrer le fonctionnement.

À ce propos, ce qui me frappe particulièrement, c'est la taille du cerveau humain par rapport à celui d'un chimpanzé. Le facteur est de quatre, peut-être un peu plus pour le seul cortex cérébral, siège de la conscience. C'est en même temps beaucoup et peu. Beaucoup si l'on songe que ce quadruplement s'est fait en quelques millions d'années, alors qu'il a fallu plus de cent fois plus de temps pour passer du petit collier d'une demi-douzaine de neurones d’une méduse primitive au cerveau du dernier ancêtre que nous avons en commun avec le chimpanzé. Cette remarquable accélération du développement cérébral au cours de l'hominisation pose un des problèmes les plus redoutables de l'évolution.

En même temps, cependant, cette expansion étonne par sa petitesse par rapport à ses conséquences. Avec seulement quatre fois plus de neurones, on passe de capacités mentales tout juste suffisantes pour la fabrication de quelques outils primitifs - utiliser une pierre pour casser une coque, ou dénuder une branche et la plonger dans une termitière pour retirer une proie convoitée - aux facultés extraordinaires qui ont permis toutes les réalisations de la science, de la technologie et de la culture humaines !

Devant ce fait, on se prend à rêver à ce qu'un nouveau quadruplement- ou, même, une augmentation beaucoup plus modeste- de la masse cérébrale chez certains de nos lointains descendants pourrait engendrer comme capacités nouvelles. Que de vagues prémisses de ces capacités se manifestent déjà aujourd'hui chez certains individus génétiquement privilégiés - ceux que nous appelons du terme trop souvent galvaudé de « génies » - , tout comme on observe des signes avant-coureurs du comportement humain chez certains chimpanzés, me paraît dans l'ordre des possibilités que l'on ne peut pas exclure. De là à cautionner les prétentions de facultés paranormales il y a cependant un pas que je refuse catégoriquement de franchir, car on n'a aucune preuve valable que des phénomènes de ce genre se soient jamais produits. De plus, il s'agit d'un domaine où le christianisme et l'exploitation malhonnête de la crédulité humaine font des ravages.

Jusqu’à présent, je m'en suis tenu au savoir scientifique. Qu'en est-il de la philosophie? Ce n'est pas mon domaine. Je ne suis adepte d'aucun système et ne suis plus tenu par la foi de mon enfance. Je ne retiendrai qu'un seul point: mon refus de tout dualisme.

Le dualisme et ses contradictions

Il y a d'abord le dualisme cartésien matière/esprit, qui, en dehors de sa connotation religieuse associant une âme immortelle à un corps mortel, est depuis longtemps passé dans le langage courant, le mot « matière » étant lié à la notion de brut, bas ou grossier, celui d'« esprit », à ce qui est noble, élevé. L'adjectif «matérialiste » est généralement interprété comme synonyme de vénal, corrompu ou intéressé, sauf par ceux qui s'en réclament avec fierté pour des raisons philosophiques.

Mon objection au dualisme cartésien n'est en rien idéologique ou physiologique : elle est logique. Si matière et esprit sont d'essence différente, comment interagissent ils ? Il doit nécessairement y avoir entre les deux une entité qui participe aux deux essences, un « adaptateur » branché, d'un côté, sur la matière et, de l'autre, sur l'esprit. De quelle nature est cet adaptateur?

Le problème n'a pas échappé à la perspicacité de Descartes, qui fait appel, pour le résoudre, aux « esprits animaux », qu'il décrit comme « un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive », et auxquels il attribue le rôle d'opérer la jonction âme-corps dans la glande pinéale, ou épiphyse, dont la situation au cœur du cerveau témoigne de cette fonction. Ici, cependant sa rigueur est prise en défaut, peut-être en raison de sa foi religieuse dont on sait qu'elle était profonde. Il ne se pose pas la question de savoir dans quelle catégorie - matière ou esprit - il faut classer les esprits animaux. Défi de son temps, la question aurait été posée, paraît-il, par l'élève préférée de Descartes, la princesse Élisabeth de Bohême.

Pour moi, la réponse est claire : matière et esprit ne sont pas des entités différentes ; ce sont deux facettes d'une même réalité. Le dualisme cartésien doit faire place au monisme.

Un autre dualisme qui me cause problème est celui qui fait la distinction entre le Dieu créateur et son œuvre. Imprimée dans les croyances depuis les temps bibliques, cette distinction a été défendue comme une nécessité logique dans l'analogie de l'horloger proposée au début du XIXe siècle par le pasteur anglais William Paley dans sa Théologie naturelle : on trouve une montre; donc, il doit y avoir un horloger. L'Univers existe; donc, il doit y avoir un créateur, un être qui l'a fabriqué. Devant ce raisonnement qui, explicitement ou implicitement, étaye depuis des millénaires les grandes religions monothéistes, je ne suis pas seul à poser la question : d'où vient le créateur ? Soit il a été lui-même créé, ce qui ne peut que mener à une interminable poupée russe de créateurs successifs. Soit, comme l'affirment les théologiens, il est incréé ; il est. Dans ce cas, pourquoi introduire la notion purement anthropomorphique -l'horloger- d'un créateur? Pourquoi ne pas considérer l'Univers comme étant lui-même incréé, comme étant la seule et « Ultime Réalité » ?

C'est, selon mes amis philosophes, la thèse défendue par le juif hollandais, excommunié par sa synagogue pour ses opinions, Baruch Spinoza (1632-1677), dont la doctrine est connue sous le nom de « panthéisme » - tout est Dieu -, auquel d'aucuns préfèrent celui de « panenthéisme » - tout est en Dieu.

Il existe une forme nouvelle de théologie naturelle, proposée par certains physiciens, sans référence explicite à un créateur, sous le nom de « principe anthropique ». Notre Univers, disent-ils, est le fruit de coïncidences physiques extraordinaires qui le rendent capable d'une manière unique de donner naissance à la vie et à l'intelligence. Que soit changée, ne serait ce que d'une minime fraction, la valeur d'une des grandes constantes physiques, et notre Univers perdrait ces propriétés. Il est ainsi fait que, seul parmi des trillions d'univers possibles, il est « gros » , terme que j'emprunte à Monod, de la vie et de l'intelligence humaine. De là à conclure qu'il est « fait pour nous » il n'y a qu'un pas, que n'hésitent pas à franchir les « spiritualistes », déjà mentionnés plus haut, qui croient deviner une finalité derrière les phénomènes naturels. Ce à quoi les « matérialistes » répondent par l' hypothèse d'un « multivers » qui serait constitué d'un nombre immense d'univers différents, parmi lesquels le nôtre posséderait, par pur hasard, les propriétés particulières qui le distinguent.

Pour ma part, je préfère me tenir à l'écart de telles spéculations et me contenter de ma position moniste, adoptée, comme pour le dualisme cartésien, pour des raisons logiques qui n'ont rien à voir avec des croyances. Pour moi, l'Univers, qu'il soit unique ou issu d'un multivers, reste signifiant par la nature de son contenu. D'où ma notion d'« Ultime Réalité ».

A suivre : L’ultime réalité

Christian De Duve

Published by Libre pensée chrétienne