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De Jésus à Jésus en passant par Darwin Extraits du livre de Christian De Duve, prix Nobel de médecine. Edition Odile Jacob 2011 3 |
Christian De Duve |
L'Ultime Réalité
Dans mon esprit, cette notion englobe l'ensemble de tout ce qui existe. J'y distingue, un peu artificiellement, car la réalité est une, plusieurs facettes répondant à des facultés mentales et à des aspirations différentes. Il y a d'abord la facette intelligible accessible à l'intelligence rationnelle. C'est celle qui a été explorée par la science, avec des résultats qui continuent à faire notre délectation et, en même temps, notre étonnement et, parfois, notre inquiétude. Le biologiste que je suis n'a pas manqué de suivre avec un émerveillement croissant les progrès extraordinaires des connaissances dont, par le hasard de l'histoire, il a été un témoin privilégié. En l'espace d'une seule vie humaine, on est passé d’un état d'ignorance presque complète à un stade où il n'est pas interdit d'affirmer qu'on comprend la vie, du moins dans ce qu'elle comporte de propriétés communes à tous les êtres que nous appelons vivants, microbes, végétaux, mycètes, animaux et humains. Bien des précisions nous manquent et nous ne sommes sans doute pas à l'abri de surprises. Pour l'essentiel, cependant, on peut dire qu'on comprend les phénomènes vitaux fondamentaux en termes de structures et de processus physiques et chimiques. On n'en voudrait pour preuve que la remarquable maîtrise du vivant que nos connaissances nous ont permis d'acquérir. Fait exception le fonctionnement du cerveau, dont certains aspects cruciaux échappent jusqu'à présent à notre entendement. Notre savoir ne concerne pas seulement la vie d'aujourd'hui, mais aussi son passé. Nous avons pu retracer les grandes étapes de son évolution, telles qu'elles s'inscrivent dans l'histoire de notre planète. Cependant, dans ce domaine, les lacunes restent encore importantes. Ainsi, on ignore toujours comment la vie est née, tout comme on ignore d'innombrables détails concernant son évolution. Toutefois, avec la mise au point de moyens techniques de plus en plus incisifs et performants à laquelle on assiste, on peut espérer que ces lacunes seront progressivement comblées dans l'avenir. Même si de nombreux éléments pourraient continuer à nous échapper, les grandes lignes du processus nous sont désormais connues, illuminées par la découverte de la sélection naturelle par Darwin, certes une étape majeure dans notre compréhension de la vie sur Terre. À ces connaissances, auxquelles j'ai pu avoir accès grâce à ma spécialisation professionnelle, les cosmologues et les physiciens ont ajouté de précieuses informations, d'une part sur l'origine et l'histoire de l'Univers, depuis le Big Bang jusqu'à nos jours, et, de l'autre, sur la structure fine de cette matière que nous pensions si bien connaître par la physique classique et la chimie, ainsi que par ses manifestations biologiques. Ici, la surprise a été totale. Suite aux avancées effectuées par la physique théorique au cours du siècle passé, notre intellect a été entraîné hors de son cadre spatial et temporel familier, dans des régions insolites, qu'on ne peut approcher qu'à l'aide de mathématiques très compliquées, maîtrisées par une infime minorité de nos semblables. Ce monde étrange est sans doute plus proche de l'Ultime Réalité que notre monde familier. Pourrait-il devenir un jour directement accessible à l'intellect? C'est la question que je me pose dans le cadre de l'hypothèse, évoquée plus haut, de l'avènement d'êtres nantis d'un cerveau plus volumineux que le nôtre, dont les performances pourraient dépasser tout ce que nous pouvons imaginer avec le nombre limité de neurones dont nous disposons. Après l'intelligible, l'Ultime Réalité possède une facette sensible, accessible à l'émotion artistique. Les deux ne sont pas séparées par des cloisons étanches. Toute œuvre artistique a une structure intelligible. Mais celle-ci ne s'adresse pas directement à l'intellect, sauf éventuellement chez le seul initié, et sert avant tout de support à un message esthétique ou émotif. Ainsi, quand je lis : « Les sanglots longs des violons de l'automne bercent mon cœur d'une langueur monotone », je ne fais pas grief à Verlaine de faire sangloter des objets physiquement incapables de produire des larmes. Je me laisse bercer mélancoliquement en pensée par le ruissellement de la pluie sur des feuilles jaunies au fond de mon jardin. Je ne reproche pas à Malherbe d'accorder aux roses un caractère éphémère qu'aucun botaniste n'a observé lorsqu'il écrit : « Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses, l'espace d'un matin. » Je souffre avec monsieur du Périer, qui vient de perdre sa fille, et compatis à sa douleur. C'est précisément l'art du poète d'utiliser des mots d'une manière qui, au-delà de leur signification intelligible, souvent sans importance ou même absurde à première vue, parle directement à notre capacité de percevoir la facette émotive de l'Ultime Réalité. C'est dans cet esprit, me dit un ami croyant, qu'il faut lire la Bible. Ce n'est pas un traité de philosophie ou de théologie, ni un compte rendu historique. C'est une œuvre poétique qui exprime dans le langage de l'époque la réaction de ses auteurs à l'égard de l'Ultime Réalité, telle qu'elle a été appréhendée par les prophètes avec les connaissances et les croyances de leur temps. On peut en dire de même des arts visuels. Quand je régale mes yeux des lignes pures d'une cathédrale gothique, je ne fais pas qu'admirer la maîtrise des architectes, maçons, tailleurs de pierres, sculpteurs et autres artisans qui ont construit ce merveilleux monument, je participe aux émotions qui ont animé, durant des siècles, les fidèles qui se sont pressés dans ces murs, j'entends leurs chants et leurs prières, je partage leurs peines et leurs espoirs, leurs émois et leurs effrois. Lorsque je contemple Guernica, je ne m'émerveille pas seulement devant le talent de Picasso, je revis les affres de la guerre civile espagnole, tout comme, dans un tout autre registre, je suis saisi par l'exquise sensualité du sein dénudé de la plus étrange des Vierge à !'Enfant que nous ait léguées la Renaissance, sans nécessairement m'attarder sur la délicatesse avec laquelle Jean Fouquet a manié son pinceau. L'art est porteur de l'émotion. En musique, c'est la même chose. Seuls les musicologues perçoivent dans tous leurs détails les finesses de construction d'un quatuor ou d'une symphonie. Le commun des mélomanes leur est sensible intuitivement sans passer par l'analyse spécialisée. Quand je réentends Arthur Rubinstein jouer le deuxième mouvement de La Pathétique de Beethoven, j'oublie les doigts du virtuose, les finesses de la partition, même les tourments du compositeur. Mon cerveau se vide et j'ai le sentiment de communier avec l'inexprimable, avec, seulement, en filigrane, le souvenir d'un père pianiste amateur, sans formation technique mais au toucher délicat, qui, quittant instrument, disait: « Voilà ce que je voudrais qu'on me joue sur mon lit de mort. » Lorsque, par la médiation, bouleversante dans sa sobriété, de Gabriel Fauré, les anges m'invitent à les suivre in Paradisum, peu m'importe de savoir que les mages n'ont jamais existé ni qu'il n'y a pas de paradis pour m'accueillir. Ce qui m'émeut, ce n'est même pas la perspective de ma fin prochaine. C'est le souvenir de tous les êtres que j'ai aimés et qui ont disparu, en particulier celle qui a partagé ma vie pendant soixante-cinq ans. Après le vrai et le beau, le bien, cette facette de l'Ultime Réalité qui distingue ce qui est bon et ce qui est mal, non pas sous la forme de commandements ou d'interdits mais, dans son essence, le simple fait qu'une telle distinction existe et fait partie de cette Réalité. A nous de définir, en tenant compte des droits des individus et des intérêts supérieurs de la société, les comportements pratiques à ranger dans l'une ou l'autre catégorie. C'est l'objet de la morale, ou éthique, dont les règles doivent nécessairement varier en fonction des circonstances. C'est ici que je reviens à mon propos initial. Il nous faut des guides. Et, parmi ceux-ci, Jésus s'impose manifestement par son message, qui, adapté aux exigences de notre temps et aux vicissitudes de la condition humaine, rejoint l'Ultime Réalité par une facette qui résume toutes les autres : l'Amour. ENVOI
Plus de cent mille années se sont écoulées depuis l'époque où, au cœur de l'Afrique, les premiers représentants de notre lignée entamaient, sans en être conscients, la longue expédition qui devait les mener à conquérir le monde, nantis du cerveau hyperperformant qu'ils venaient d'acquérir, des gènes que la sélection naturelle avait retenus comme étant les plus utiles à la survie et à la reproduction de leurs ancêtres dans les conditions où ils vivaient et des avancées transmises cumulativement de génération en génération par la tradition, l'éducation et la culture. Les quelque sept millénaires qui ont précédé notre ère ont été particulièrement signifiants dans cette fantastique aventure, car ils ont vu la naissance, au sein du bassin méditerranéen, de l'élevage et de l'agriculture, des premières agglomérations fixes, de l'écriture et de formes plus raffinées de langage et de raisonnement. Ces dernières, à leur tour, ont débouché sur la littérature, les sciences, l'histoire, la philosophie et les premières religions monothéistes, prélude aux développements extraordinaires qui suivirent à un rythme de plus en plus accéléré. C'est de cette époque également que datent les premiers empires, les premières armées organisées, les premières guerres de conquête et de subjugation, début d'une série meurtrière qui n'a fait que s'amplifier au cours de l'histoire. Cet environnement a vu aussi l'avènement des premiers penseurs et guides spirituels dont l'enseignement est parvenu jusqu'à nous. Parmi ceux-ci, Jésus a été un des plus influents dans nos régions. C'est à son message que je fais un urgent appel aujourd'hui, mais dépouillé des contingences historiques, politiques, sociales et religieuses de son époque, ainsi que de tout l'habillage mythique construit autour de sa personne et du carcan doctrinal ou normatif dans lequel une autorité dogmatique l'a enfermé. Car le moteur mis en route il y a cent mille ans par nos lointains ancêtres s'est brusquement emballé. Le succès évolutif de l'espèce humaine est proche du point de non-retour. Il est devenu une menace mortelle pour l'avenir de l'humanité et pour celui d'une bonne partie du monde vivant. On a vu comment nos yeux, éclairés par Darwin, ont appris à discerner derrière ce succès des traits génétiques d'égoïsme, solidaire à l'intérieur des groupes, mais hostile à l'égard d'autres groupes, qui étaient utiles à nos ancêtres dans les conditions où ils vivaient mais sont devenus néfastes aujourd'hui. Jésus ne connaissait pas Darwin ni toutes les découvertes de la biologie moderne, mais il connaissait la nature humaine et il a identifié correctement la faille dont celle-ci est affectée. S'élevant au dessus de tout ce qui divise, il a prôné l'amour. Ce message, authentiquement salvateur dans la signification étymologique du terme, indique la voie que 'humanité doit adopter épigénétiquement et transmettre culturellement à sa descendance pour contrecarrer les attributs génétiques nocifs que la sélection naturelle a préservés en elle depuis ses lointaines origines africaines. Puissent les dirigeants de ce monde l'entendre, et surtout l'écouter, avant qu'il ne soit trop tard. |
Christian De Duve |