"Les femmes et les enfants d'abord !" (1) | |
Luc Bossus | |
LPC n° 21 / 2013 |
Cette phrase, ô combien célèbre, me replonge dans le naufrage du Titanic survenu dans la nuit du 14 au 15 avril 1912 au large de Terre-Neuve (Atlantique Nord). Une priorité, en principe absolue, était accordée aux femmes et aux enfants pour l'embarquement dans les canots de sauvetage. En Palestine, au début de l'ère chrétienne, les choses étaient bien différentes… Une fois mariée, la femme (2) devait obéir à son mari qui devenait son maître en toutes choses. Cette obéissance faisait partie de ses devoirs religieux. Son rôle se réduisait pratiquement à celui d'une servante. Ce qui valorisait la femme, aux yeux de son mari, c'était sa fécondité, particulièrement lorsqu'elle donnait naissance à des garçons. Au plan religieux, la situation de la femme était encore plus dégradante. Elle était sur le même pied que les enfants et les esclaves. Les droits et les devoirs religieux de la femme étaient limités :
Toujours dans le même domaine et à titre d'exemples, voici la prière du matin prescrite par des "enseignants du temps", c'est-à-dire les rabbins :
Ainsi, autant dans le monde civil que religieux, la femme occupait un rôle de soumission. Dans ce contexte, Jésus de Nazareth, tel que le présentent les évangiles, a eu une attitude révolutionnaire à l'égard des femmes, précisément parce que les tabous du temps les maintenaient dans une situation de mépris. Pensons aux exemples suivants décrits dans les évangiles :
Compte tenu de la mentalité de l'époque, l'attitude de Jésus était inacceptable pour les bien-pensants du temps et, de ce fait, l'exposait même à la mort. C'est dire les risques que Jésus a pris en posant des gestes libérateurs à l'égard des femmes ! Quant à la prise de position de Jésus face au mariage, il s'agit d'un fait sans précédent car il constitue une reconnaissance de l'égalité entre la femme et l'homme :
Ces deux institutions permises par la loi ne favorisaient que les hommes. En les rejetant, Jésus restaure l'égalité entre les époux au sein même du couple. Son attitude vis-à-vis de la femme s'inscrit dans la même ligne que son attitude face aux opprimés, aux méprisés, aux pécheurs bannis de la société de l'époque. A propos de la naissance d'un enfant (3), on sait qu'elle était toujours considérée comme un événement heureux et que la stérilité de la femme passait pour un opprobre. Elle pouvait même être un motif suffisant de divorce. On se réjouissait moins de la naissance d'une fille que de celle d'un garçon. En conclusion de cette brève description des rôles des femmes et des enfants, on peut dire que, à l'époque de Jésus, ils se réduisent à presque rien. Les femmes et les enfants n'avaient pas de "priorité" ! Ils n'avaient qu'à "obéir" aux hommes… ! Dans l'évangile selon St Marc, l'auteur fait, à deux reprises, allusion aux enfants (4) : 1) Dans Mc 10, 13-16, "Jésus bénit des enfants". (5) Il est très important d'aller au coeur du sens du texte et de ne pas se focaliser sur l'image "d'enfants", c'est-à-dire des "petits en âge" ! Car, si Marc met ici des enfants en scène, c'est parce qu'ils symbolisent tous ceux qui ne comptent pas. Dans l'Antiquité, les sociétés estimaient que les enfants étaient insignifiants. Les enfants du récit de Marc symbolisent en réalité tous les "insignifiants" : les exclus (dont les femmes), les pauvres et petits (dont les enfants) dans la société, les étrangers malvenus, les différents de tous genres qui dérangent, … On perçoit immédiatement l'étonnante modernité de ce passage d'évangile car, des exclus, des pauvres, des malvenus…, il y en a beaucoup dans notre société moderne… ! Cet extrait d'évangile met aussi en scène deux types de personnes dans leurs rapports à ces insignifiants. On voit, d'une part, ceux qui favorisent le lien avec eux, qui mettent en contact, qui les acceptent, qui veulent favoriser leur insertion. Jésus fait partie de ce type de personnes. Et on voit, d'autre part, ceux qui reprochent une telle attitude, qui ne favorisent pas le lien, qui ne permettent pas le contact et l'insertion. Les disciples de Jésus, du moins dans ce récit et donc à ce moment-là, font partie de ce type de personnes. Il est donc possible d'être disciple de Jésus et pourtant, à un moment, choisir d'être et de faire l'inverse de ce que Jésus vit et prône. Cela amène, aussi et surtout pour aujourd'hui, à une triple réflexion :
Etonnante modernité et force d'un évangile qui s'est dégagé d'un mignon petit récit où Jésus est gentil avec des petits enfants de son époque… ! 2) A la lumière de ce qui vient d'être dit, on peut mieux aborder maintenant l'autre récit de Marc, celui de la discussion entre disciples interrogés par Jésus (Mc 9, 33-37) portant le titre "Qui est le plus grand ?" Comme chacun d'entre nous sans doute, d'une façon ou d'une autre, les disciples rêvent non seulement de grandeur, mais aussi de comparaison : "Je suis le plus grand". C'est-à-dire, "plus grand" (important, intelligent, riche, cultivé, lettré, compétent…) qu'un autre ou que les autres en général. Là encore, quelle modernité, tant pour les autres que pour nous ! Jésus invite à un changement radical de perspective. Il invite à une véritable révolution humaine. Il invite à adopter, comme signe de la grandeur humaine, celui du service mutuel. Mettre ses compétences, sa notoriété, son intelligence, sa culture… tout simplement au service d'autrui, voilà, pour Jésus, la grandeur de l'homme. Il prend alors un petit enfant et inverse tout ! C'est cet enfant qu'il place au centre (non seulement du cercle des disciples, mais, par là, de ses et de nos préoccupations). Le grand est le serviteur ! L'important est le petit, le faible. Celui qui n'a aucune valeur dans la société antique (les enfants, les esclaves, les femmes, les sans-grades…) en a énormément aux yeux de Jésus et doit donc en avoir aux yeux des hommes. Ah, si tous les "dirigeants" pouvaient considérer les autres comme cela…! Attention, les dirigeants sont tous ceux qui, à un certain moment, ont ou se donnent un pouvoir : les parents, les enseignants, les politiciens, les présidents, les patrons, les syndicalistes, le chef de bande, le gamin qui en choisit d'autres pour constituer une équipe lors d'un jeu, etc. Et Jésus va encore plus loin. Il s'adresse à des croyants et leur dit : "Celui qui accueille un petit par amour pour moi, me reçoit moi-même." Autrement dit : accueillir et servir quelqu'un, c'est accueillir Jésus lui-même. Voilà une manière claire de se rendre compte de la présence de Jésus parmi nous : il est en l'autre ! Cela ressemble étonnamment au verset 40 du chapitre 25 de Matthieu : "Tout ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi que vous le faites." Pour Jésus, chacun a donc la même importance que lui-même. En cela, une fois de plus, il sert tous les êtres humains, y compris les plus humbles. Il se met au niveau de chacun pour dire d'eux leur extrême dignité : chaque être humain a valeur de Dieu ! Suite à cette analyse invitant à la réflexion, le mot d'ordre maritime faisant office de titre "Les femmes et les enfants d'abord" pourrait donc devenir "En avant toutes !" au service des autres et, en priorité, de tous les "insignifiants" aux yeux de notre société. Bon vent à nous tous ! |
Luc Bossus |
(1) Titre et thème empruntés à un article du feuillet paroissial du 7 octobre 2012 écrit par Henri SOLE, prêtre à la paroisse du St Curé d'Ars à Forest (1190 Bruxelles). (retour) (2) Extraits de http://www.catechese.viateurs.ca/bible/attitude-revolutionnaire/index.cfm. (retour) (3) Court paragraphe extrait de http://www.regard.eu.org/Livres.6/Palestine.au.temps.de.JC/14.html. (retour) (4) Partie rédigée d'après les données d'analyse et d'interprétation évangéliques transmises par Luc AERENS, Inspecteur diocésain principal et professeur à l'Institut Supérieur de Catéchèse Lumen Vitae. (retour) (5) Tous ces titres, dans les évangiles, ne font pas partie du texte biblique. Ce sont les traducteurs et/ou les éditeurs qui les ont ajoutés pour que le lecteur s'y retrouve dans le texte qui, sinon, serait trop long et manquerait de repères. Ces titres sont donc utiles, mais ils donnent parfois au texte qui suit une signification partielle ou même une tendance qui écarte du sens profond voulu par l'auteur (les auteurs). (retour) |