Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
13 juillet 2019 6 13 /07 /juillet /2019 08:00
Paul Löwenthal Commentaire général sur l’article de Charles Delhez
« L’Église, un système qui s’effondre »
Paul Löwenthal

Le diagnostic de Charles Delhez est très lucide, sans fards, et il émane d’un prêtre respecté dont la loyauté ecclésiale est indiscutée. C’est donc important. Pour maximiser son impact, l’objectif à atteindre – à long terme – mériterait toutefois d’être clarifié, car la connivence frappante entre les réformes bottom-up proposées pour l’Église et pour la démocratie, suggère des contagions dont certains ne manqueront pas de tirer argument pour y objecter (« l’Église n’est pas une démocratie »).

Le parallèle entre démocratie et Église est triple. Primo, les deux institutions sont simultanément en crise. Secundo, on veut dans les deux cas prendre au sérieux notre liberté de conscience responsable et dépasser les élites, élues ou non, pour faire participer tout le monde à tout : initiatives, débats, responsabilités et prises de décision. Tertio, une condition nécessaire aux précédentes est de sortir les « peuples » de leur immaturité en les éduquant aux discernements : des têtes bien faites plutôt que bien pleines, libres et responsables, et dépassant les finalités utilitaires. Ce qu’on demande depuis... Platon !

Un bref historique

Les influences entre Église (chrétienne puis catholique) et société (les États, en Europe) ont été réciproques. Cela permet un rapprochement sur le fond : des éthiques, mais cela suscite aussi des réflexes d’auto-défense.

IVe siècle : le cadeau empoisonné de Théodose : le christianisme devient la religion officielle de l’empire, ce qui rapproche leurs autorités, et leurs modèles institutionnels.

XIe siècle : avec la réforme grégorienne, l’empire (écroulé...) inspire ouvertement l’organisation pyramidale de l’Église, désormais coulée en doctrine.

XIe - XVIe siècle : l’Église « consacre » les pouvoirs profanes (couronnement d’empereurs, rois de droit divin) pour conserver sa primauté.

XVIe - XVIIIe siècle : la sécularisation humaniste redécouvre (honte sur nous !) des valeurs évangéliques (dignité humaine, droits de l’homme) et s’en inspire pour l’État moderne. La Réforme protestante va dans ce sens, mais Rome réplique par sa trop bien nommée Contre-Réforme.

XIXe siècle : au lieu de se reconnaître dans un humanisme qui est né de la culture chrétienne, l’Église (Pie IX) anathémise les droits de l’homme et la démocratie, l’autonomie humaine qui y est affirmée étant vue comme une marque d’orgueil humain niant la primauté du divin – infailliblement traduit par le magistère ecclésiastique romain. L’Église ne se relèvera jamais de ce reniement de ses fondements christiques. La dignité humaine et son autonomie responsable sont désormais reconnues plus complètement par l’humanisme athée que par la doctrine officielle catholique...

XXe - XXIe siècle : l’Église doit à la fois évoluer en elle-même et assurer sa coexistence avec les pouvoirs civils dans des sociétés qui, chez nous, sont désormais plurielles.

L’Église ne peut plus revendiquer une primauté éthique de ses fondements sur la loi civile, sauf à faire reconnaître des transgressions légitimes au nom de la liberté de conscience (individuelle...). C’est l’État censément laïque, mais souvent anti-religieux, qui est désormais le garant du bien commun, et il doit imposer ses normes fondamentales aux convictions « particulières » des religions.

Pouvoir civil et autorité spirituelle : la vieille querelle

Les convergences sont nombreuses et essentielles, mais dans quelle mesure l’Église peut-elle ou devrait-elle se laisser inspirer par les expériences profanes, et notamment par leur libéralisme ? Les conflits sont nombreux aussi ; la nécessité de vivre ensemble une culture commune ne suffira pas à les résoudre. Qui primera ?

À la fin du Ve siècle, le pape Gélase Ier décrète que le pouvoir temporel des rois s’étend à l’Église, cependant que l’autorité spirituelle de l’Église s’étend aux princes. Mais on ne s’est jamais accordé sur la distinction entre pouvoir et autorité... Aujourd’hui, on dirait que l’autorité guide et que le pouvoir commande. « Les lois ne doivent pas être respectées parce qu’elles sont bonnes, mais parce qu’elles sont la loi » constatent en chœur Montaigne, Pascal, Kant et Ricœur. Alors que Jésus Christ nous fait passer de la Loi à la Foi qui libère, et qu’on attend donc de l’autorité ecclésiale qu’elle... autorise, en éduquant à une éthique autonome. La loi et la morale canalisent, l’autorité et l’éthique balisent.

Les philosophies politiques implicites aux États sont aussi diverses que les éthiques des religions, y compris en leur sein. Et nos États ne sont pas plus laïques que notre religion n’est chrétienne ! Nous ne pouvons résoudre ces tensions par la seule vertu de procédures communicationnelles à-la-Habermas.

Sécularisations : acculturer ou inculturer ?

Charles Delhez distingue la sécularisation objective, ou laïcisation des institutions, et la sécularisation subjective, ou effacement culturel de la religion. Le sociologue des religions Karel Dobbelaere(1), lui, distingue sécularisations globale, organisationnelle (par exemple religieuse) et personnelle. Faute pour l’Église de s’être sécularisée elle-même (statut de la raison, de la liberté, des laïcs, des femmes,...) les catholiques de nos pays ont sauté le stade ecclésial et plongé dans la sécularisation globale. Bravo, les pasteurs ! Retenons qu’il est une sécularisation chrétienne acceptable, et même souhaitable : celle qui déplace les actes et leur responsabilité de Dieu aux hommes, sous la grâce mais en autonomie (Lc 12, 57).

La tendance actuelle est à favoriser la participation effective des populations : celle des citoyens au débat (decision making), mais aussi à la délibération politique (decision taking), et celle des fidèles à l’élaboration (jamais acquise) d’un sensus fidelium et au discernement pastoral, au-delà d’un sensus fidei qui ne relève que de la sociologie religieuse.

Mais devons-nous acculturer (l’ad-culturer) l’Église à la société, l’ajuster à la culture locale ou aux « signes des temps, ou l’inculturer (l’in-culturer) en la greffant sur cette culture pour l’înfluencer dans le sens chrétien ? Un peu des deux, bien sûr.

1. Vouloir acculturer le catholicisme à nos sociétés sécularisées suppose une connivence profonde entre les deux. Elle existe, sauf à réunir quelques conditions que chacun sait manquer aujourd’hui : un vrai respect public pour les religions sous l’égide de la dignité humaine, valeur fondamentale commune ; et un vrai respect ecclésial pour la société plurielle qui l’accueille et pour l’État qui, face à la pluralité, est forcément le garant légitime du bien commun.

Cela suppose que les religions prennent davantage de recul par rapport à des traditions dogmatiques ou morales qui ne répondent plus aux quêtes spirituelles contemporaines – ni aux exégèses(2). Le culte a gardé une vision naïve des sacrements et de l’action de Dieu dans le monde, des lectures littérales des Écritures, des accents qui retrouvent les obsessions vétéro-testamentaires du sacré ou de la pureté – et un cléricalisme obstiné qui décourage les chrétiens. Tous traits qui contredisent le message du Christ.

Or, l’Église, peuple de Dieu, est aussi en porte-à-faux d’une société individualiste et matérialiste qui est pourtant née de la société chrétienne et qui assume, en mots sinon en fait, nombre de « valeurs chrétiennes ». Acculturer le catholicisme viserait à infléchir cette société de l’intérieur, en suivant ses démarches (le droit et la démocratie), et sans nécessairement afficher sa foi. Les participations populaires que Charles Delhez préconise viseraient alors l’efficacité pastorale à l’égard de « brebis perdues ». Et elles conduiraient, dans la société, à agir spécifiquement (droits humains dans l’UE) ou localement (migrants), ou à soutenir les ONG, chrétiennes ou non, qui s’en chargent. Les chrétiens se fonderaient dans la société et laisseraient la lumière sous le boisseau : pas de place pour une pastorale.

2. Les convergences entre réformes démocratiques et ecclésiales seraient cependant propices à ce que le christianisme inculture(3) la société, la réinvestisse. Les participations populaires seraient alors le levain dans la pâte. Comme le sont les initiatives citoyennes dans leur ordre, et en complicité avec elles, mais en se réclamant de la religion.

L’alternative a ceci de sympathique, que ses deux membres excluent de « verser le vin nouveau dans de vieilles outres ». Avec d’autres religions ou philosophies nous pourrions fabriquer ensemble de nouvelles outres. Avec l’inculturation, l’Église conserverait en outre, ou retrouverait, son identité évangélique, mais elle devrait renoncer à son identité historique, sacrificielle, donc cléricale, et se séculariser en donnant à l’homme la place qui lui revient : le centre de notre agir. « Ce que nous attribuons à Dieu, nous l’ajoutons à l’homme » disait Jean Ladrière.

Irons-nous vers une Église « liquide en réseau » (Arnaud Join-Lambert) qui se voudrait chrétienne plutôt que catholique romaine ? Le fait est que l’Église nous « parle » de moins en moins. « Mes brebis entendent ma voix ; je les connais, et elles me suivent » (Jn 10, 27) : il y a longtemps que l’Église – de Rome à nos paroisses – ne peut plus reprendre cette phrase à son compte.

Paul Löwenthal – 3 juin 2019

(1) Secularization : An Analysis at Three Levels. Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2002. (retour)
(2) Lire la réaction de Ph.Soudon à l’article de Ch.Delhez. (retour)
(3) J’utilise ce verbe transitivement pour suggérer qu’il s’agit d’une démarche « invasive ». Les réductions jésuites au Paraguay... (retour)
6 juillet 2019 6 06 /07 /juillet /2019 08:05
Charles Delhez sj L’Église, un système qui s’effondre
Charles Delhez sj

 

S’il ne se passe rien, on peut dire que dans un siècle, il ne restera en Europe plus grand-chose du christianisme. Mais il peut être totalement transformé par des innovations dont nous n’avons pas aujourd’hui la moindre idée(1).

Marcel GAUCHET

 

Il m’arrive souvent, de ces temps-ci, de penser au pape François. Quel poids ne porte-t-il pas sur ses épaules ? Son nom dit bien sa mission. « L’Église a besoin d’un nouveau François : tout ce qui nous encombre, il ne l’avait pas, tout ce dont nous avons besoin, il l’avait », avait déclaré feu le cardinal Danneels avant son élection. Le saint d’Assise est en effet bien connu pour son amour de la nature et sa « sobriété heureuse ». Le Poverello était aussi intensément attaché au Christ – rappelons-nous les stigmates – et soucieux de toute l’Église. Dans la chapelle lézardée de San Damiano, il avait entendu Jésus lui dire : « Rebâtis mon Église ! » Le jeune converti avait d’abord cru qu’il s’agissait de maçonner. Mais très vite, il comprit qu’il était question de l’Église avec une majuscule. Par les nombreuses communautés nées dans sa mouvance, François apporta la réponse à l’Église de l’époque.

C’est souvent par le bas que l’Église a pu renaître, à partir de petites poches de fraternités évangéliques. Ne serait-ce pas ce dont cette institution bimillénaire a un urgent besoin ? Nous traversons en effet une crise profonde, la plus forte depuis 400 ans, a pu dire Odon Vallet, historien des religions. Dans nos pays, cette crise me semble double : globale, d’une part ; interne de l’autre.

Une crise religieuse globale

Nous assistons à la disparition de la « matrice catholique » de notre société, à la fin du « modèle paroissial ». Celui-ci est exsangue dans les campagnes et survit à peine dans les villes. Jadis, l’institution romaine quadrillait tout le territoire. Chaque étape de la vie était encadrée par elle, quasi chaque association avait son aumônier. L’Église dictait les valeurs, soutenait les arts, organisait les universités et offrait un sens à la vie par sa spiritualité. Notre société était chrétienne. On en est loin aujourd’hui. Les institutions sont désormais laïques et la culture se sécularise, les citoyens se défont de la religion(2).

L’Église, qui était au centre, se retrouve à la marge, « exculturée », selon le mot de Danièle Hervieu-Léger. La sociologue française des religions a pointé trois domaines où le fossé entre la culture héritée du christianisme et celle de la modernité s’élargit, ceux du rapport à l’au-delà, à la nature, à la hiérarchie. Voyons.

La prédication partait des manques de l’existence et présentait un au-delà où ils seraient comblés. Nous sommes désormais – mais non pas tous – dans une société d’abondance et de surconsommation. L’inquiétude pour la moisson n’est plus notre souci quotidien. La croyance en un au-delà compensatoire disparaît au profit de la valorisation de l’ici-et-maintenant.

Dans la nature, on pouvait lire la volonté de Dieu, puisqu’il en était le Créateur. Aujourd’hui, elle est ce que l’homme domine, transforme, utilise. L’homme n’est plus devant elle comme devant un grand livre ouvert, mais au-dessus d’elle comme un manager. Il n’interroge plus la Bible, mais il met en place des comités éthiques.

Depuis la Révolution française, enfin, la société a essayé d’éliminer toute hiérarchie et mis en place des « républiques d’égaux ». Même la famille est concernée. L’Église catholique, elle, est une société fortement hiérarchisée où l’argument d’autorité reste souvent utilisé.

Le christianisme peut-il se dire dans la modernité ?

Le christianisme s’est dit dans la brillante culture religieuse du Moyen Âge, par exemple, ou dans celle du Baroque. Mais ceci est du passé. Notre présent, c’est la modernité. La religion a cessé d’envelopper toute la société, de l’organiser et d’être le premier lieu de sens pour l’individu et son rapport au monde. Jésus avait fait entendre son Évangile dans un monde spontanément religieux ; les premiers chrétiens parlaient d’une voie, d’un chemin. L’Église en a fait une religion. Le défi est aujourd’hui de redire l’originalité chrétienne dans un paysage sorti de la religion, où Dieu n’est plus évident.

Certes, la « chrétienté », cette collusion de la hiérarchie ecclésiale avec le pouvoir civil, est morte. Mais pas le christianisme. Un christianisme pauvre, nettement minoritaire dans nos régions, mais plus évangélique, va pouvoir apparaître. Un homme comme le jésuite Joseph Moingt a acquis la conviction que seul un recentrage sur l'Évangile plutôt que sur la religion pourrait permettre que le message soit entendu du monde actuel. Le théologien parisien parle d’un « humanisme évangélique(3)».

Le centre unique n’est désormais plus la paroisse, lieu d’accueil pour tous, mais le monde lui même où, au coude à coude avec les hommes et les femmes de bonne volonté, les chrétiens créent d’autres lieux – éventuellement provisoires – où se vivent différents aspects de notre humanité, qu’ils soient spirituels, culturels ou humanitaires, incarnant différentes valeurs de l’humanisme chrétien. Ce serait des « tiers-lieux ecclésiaux », selon l’expression d’Arnaud Join-Lambert(4), des espaces hospitaliers et innovants ouverts à tous. Cette Église sera donc multipolaire, en réseau. Le Pape François utilise souvent, pour la décrire, l’image géométrique du polyèdre, une unité, mais dont chacune des parties a sa particularité, son charisme.

La paroisse traditionnelle peut être un de ces lieux, mais ne sera plus le seul. Les monastères et abbayes aussi, comme le montre Danièle Hervieu-Léger dans son récent livre Le temps des moines. Clôture et hospitalité(5). « La conviction théologique qui fonde [cette] démarche, écrit-elle, est qu’à la pluralité de la société doit correspondre une pluralité de communautés afin que la mission chrétienne pour suivre sa course. »

C’est en se décentrant vers le monde que, paradoxalement, l’Église pourra se régénérer. Cela fait clairement écho au pape François qui, dès le début de son pontificat, a parlé d’une « Église en sortie ». Tout à l’opposé donc de la structure concentrique héritée de la réforme grégorienne du XIe siècle. Dans l’optique chrétienne, en effet, ce qui devrait importer, ce n’est pas que l’institution perdure, mais que le message continue à être annoncé. Sous cet angle, le ministère sacerdotal, par exemple, n’est plus l’incontournable, l’intouchable, celui qui exerce un quasi monopole. Le rôle du prêtre peut être revu afin de correspondre mieux au message lui-même en contexte de postchrétienté. Nous y reviendrons.

Les trois cercles concentriques

Les « valeurs » de l’Évangile sont universelles. Qui ne reconnaît pas dans le partage, le pardon, la solidarité, un supplément d’humanité ? Ces valeurs ressemblent à celles promues et vécue par Jésus qui, aux yeux des chrétiens, est la figure de l’humain accompli. Tout humain « de bonne volonté » peut se reconnaître dans l’Évangile. Tous ceux qui vivent leur existence en vérité de conscience(6), qui tentent d’humaniser toute situation, œuvrent dans le sens des droits humains et cherchent à être des humains parmi les humains, malgré leurs incohérences — mais qui n’en a pas ? — tous ceux-là, quelle que soit leur foi religieuse sont, aux yeux des croyants, animés par l’Esprit de Dieu.

D’un point de vue chrétien, j’aime voir trois cercles concentriques, séparés par une frontière en léger pointillé. Il y a ceux qui, appartenant à d’autres religions ou même s’opposant à toute religion, vivent des valeurs semblables à celles de l’Évangile. Ils puisent dans le fonds commun de l’humanité qui, aux yeux du chrétien, est créée à l’image de Dieu, sans distinction de race ou de religion. Ce qui ressemble à l’Évangile, même s’il ne s’en revendique pas, rend Dieu présent et contribue à la croissance du Royaume, c’est-à-dire de ce monde enfin transfiguré de part en part par l’amour, conformément au projet divin.

Il y a, deuxième cercle, ceux qui se réclament des valeurs chrétiennes, mais sans les enraciner dans une transcendance ni entretenir une relation avec le Christ. Ils ont hérité de ces siècles d’imprégnation chrétienne. Ces valeurs prennent corps dans bien des institutions : les caisses de solidarité sociale, la Justice qui respecte le droit de la défense, l’enseignement qui se veut le plus égalitaire possible, les hôpitaux qui accueillent les malades et promeuvent la santé pour tous, indépendamment des classes sociales. Le christianisme a gagné, estime Luc Ferry : ses valeurs — essentiellement l’égalité démocratique et la logique d’amour — ont été intégrées par la société. Notre société occidentale est bien « sortie de la religion », selon la formule de Marcel Gauchet.

Enfin, troisième cercle, la koinonia, communion fraternelle en Jésus, l’Église proprement dite. Les croyants pratiquants entretiennent explicitement dans leur communauté la mémoire de ce Jésus parce que son message et sa personne demeurent subversifs jusqu’à la fin des temps. Le sacrement de l’Eucharistie donne une visibilité rituelle à leur utopie d’un banquet offert à toute l’humanité. Jésus a plus d’une fois utilisé cette image et lui-même partageait volontiers la table avec ceux qui l’invitaient, pharisiens ou pécheurs.

La communauté est ici importante. On ne peut être chrétien tout seul. Et c’est peut-être là que le bât blesse. La petite communauté des disciples autour du Christ ou au lendemain de la Pentecôte est devenue une gigantesque institution qui a traversé, bon an mal an, les siècles. Ses membres ne sont plus à portée de voix, mais en relation hiérarchique. Elle est maintenant ce système que nous voyons bien malade aujourd’hui. L’institution — sans doute nécessaire — est devenue lourde et fragile, passible de tous les dérapages et scandales. La pédophilie des clercs, les abus sexuels, les doubles vies n’en sont que des symptômes. Le mal est plus profond. Le système pyramidal s’effondre. L’Église est désormais pour beaucoup un obstacle à ce qui demeure prioritaire : l’annonce de la bonne nouvelle évangélique. Or, Jésus n’était pas venu fonder une institution garantissant au monde la véritable religion. Il avait simplement mis en marche une « mouvance de disciples » et leur avait donné mission d'annoncer et de répandre son projet de Royaume de Dieu.

Notons au passage l’attente grandissante de communautés plus émotionnelles où des sentiments intenses sont partagés, les Églises traditionnelles apparaissant comme froides et figées. On assiste en effet à une véritable explosion de communautés protestantes évangéliques et pentecôtistes partout dans le monde. Elles parviennent à susciter chez leurs fidèles, en terme de pratique, ce que les Églises historiques n’obtiennent plus.

Cette Église est actuellement en situation de diaspora. Elle s’inscrit dans la mosaïque sociale avec de moins en moins de privilèges. Elle a droit à la parole comme les autres, mais ne peut plus parler plus haut que les autres. Cette étape de la modernité, Habermas l’appelle « postséculière ». Les croyants, estime-t-il, ont le droit de contribuer aux débats publics par des arguments religieux. Il parle de « réserves de valeurs » présentes dans la société civile grâce, par exemple, aux Églises. La vision de Paul VI était prophétique : « L’Église se fait conversation avec la société, de laquelle elle se reconnaît intimement solidaire » (Ecclesiam Suam, (6 août 1964). Mais un petit nombre, s’il vit le message en vérité, ne peut-il pas soulever le monde ? Jésus évoquait le peu de levain capable de faire lever toute la pâte.

La lettre à Diognète, un anonyme du IIe siècle, mérite ici une mention spéciale :

Les chrétiens ne se distinguent pas des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Leur genre de vie n’a rien de singulier. Ils se conforment aux usages locaux, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois… En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde.

Une institution en péril

La crise est aussi interne. Notre propos sera ici limité. Nous nous en tiendrons à l’organisation de l’Église dans nos pays de postchrétienté. Ce système, aujourd’hui, s’effondre, mais l’Église peut survivre autrement.

Dans son livre Réinventig organizations, Frédéric Laloux veut contribuer à des relations plus participatives ou collaboratives et davantage horizontales que verticales dans le monde de l’entreprise. Il classe les différents modèles d’organisation et leur donne une couleur : le rouge pour l’autorité forte, l’ambre pour les structures pyramidales rigides et stables, qui répètent toujours le passé, l’orange pour le modèle méritocratique, le vert pour le type plus familial et l’opale pour celles fondées sur la valorisation de la contribution de chacun tout en permettant des prises de décision efficaces, la résolution de conflits et une centration sur les objectifs fondamentaux.

L’Église ne devrait-elle pas prendre exemple sur le modèle opale et renoncer au fonctionnement rouge ou ambre qui ressemble si peu à ce que Jésus présente dans l’Évangile ? Qu’on se souvienne du Lavement des pieds (Jean 13, 1-17), épisode propre à Jean mais qui trouve un quasi un correspondant dans l’évangile de Luc, situé aussi le Jeudi, veille de la mort du Christ. Je ne peux m’empêcher de le citer. Jésus vient de partager le pain et le vin en signe de sa mort prochaine et d’annoncer la trahison de Jésus. Voici ce qui suit immédiatement :

24 Ils [les apôtres] en arrivèrent à se quereller : lequel d’entre eux, à leur avis, était le plus grand ?

25 Mais il leur dit : « Les rois des nations les commandent en maîtres, et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs.

26 Pour vous, rien de tel ! Au contraire, que le plus grand d’entre vous devienne comme le plus jeune, et le chef, comme celui qui sert.

27 Quel est en effet le plus grand : celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert(7).

Il semblerait que l’Église des premiers siècles ait fonctionné selon cette dynamique opale. De nombreux passages évangéliques en sont la trace. Vint le tournant constantinien (313) et surtout celui de Théodose qui érigea le christianisme en religion d’État (380). L’Église s’est alors mise à fonctionner à la manière de l’empire, surtout lorsque celui-ci s’effondra et qu’elle prit le relais. Au XIe siècle, la réforme grégorienne(8) quadrilla tout le territoire selon le modèle hiérarchique, soumettant chaque chrétien à un curé lui-même soumis à son évêque, celui-ci relevant du pape. Ainsi une société parallèle, une societas perfecta, parce que d’origine divine, se constituait et a perduré jusqu’à son effondrement actuel(9). En Europe, en effet, la désertion connaît aujourd’hui une ampleur sans précédent. Les fidèles quittent l’Église de leur enfance et les baptêmes des adultes sont loin de compenser(10).

L’Église semble encore fonctionner de manière autarcique, mais tourne de plus en plus à vide. Les pratiquants de jadis se font absents. Si l’on estimait à 42% dans les années 60 le nombre de pratiquants hebdomadaires, on parle actuellement de 3% au moins une fois pas mois. Nos contemporains croient de moins en moins — « Je crois que je ne crois plus ». Les jeunes particulièrement ne prennent pas le relais. Ils ne se retrouvent pas dans le langage chrétien et ne sentent plus appartenir à l’Église, sauf quelques cercles identitaires, opérant un retour à la tradition. Leurs solidarités sont ailleurs. Ils ont appris à être heureux sans Dieu. En Belgique, selon une étude franco-britannique récente (2018) sur les jeunes de 16 à 29 ans, ils seraient 22% à se dire catholiques, dont seulement 2% de pratiquants. En France, 64% se déclarent sans religion.

À l’occasion de l’affaire « Barbarin (11)», on commence à percevoir que les dérapages du personnel ecclésiastique relèvent de la juridiction civile et pas seulement de celle de l’Église. Les chrétiens aspirent à une autre Église : « La vraie attente des chrétiens du XXIe siècle n’est-ce pas plutôt : la participation, la cogestion, l’égalité, la non-discrimination entre “simples” baptisés et baptisés ordonnés(12)… ? ». Le théologien Yves Congar : « Tout ce qui concerne les chrétiens devrait être décidé avec eux. »

D’une « mouvance » (José Antonio Pagola), le christianisme était devenu une religion avec tous les maux caractéristiques de celles-ci, que Jésus avait voulu combattre. À titre d’illustration qui ressemble à une caricature, mais qui est une citation tout a fait exacte, voici une affirmation de l’encyclique Vehementer nos où Pie X (1906) condamnait la loi française de séparation de l’Église et de l’État : « L’Église est, par essence, une société inégale c’est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et le troupeau. » On devine sans peine les conséquences d’une telle vision des choses : patriarcalisme, autoritarisme, cléricalisme…

Les prêtres et le cléricalisme

Toute religion a tendance à s’organiser en institution susceptible de toutes les dérives et oublieuse de son inspiration première. La question du cléricalisme est au centre de la problématique. Elle tourne, bien sûr, autour du statut du prêtre(13) et finalement de la conception de l’Église. Joseph Moingt n’hésite pas à dire : « Une société qui ne produit plus de prêtres est une société qui ne désire plus se reproduire sur le modèle de son passé religieux(14). »

Manifestement, en effet, le modèle actuel du prêtre ne séduit plus la jeune génération. Les séminaires sont vides. Rien ne semble indiquer un redressement de la courbe drastiquement descendante des vocations classiques dans notre pays(15). Et faire appel à des prêtres étrangers, c’est entretenir le système obsolète. On ne résout pas les problèmes avec les outils qui les ont engendrés, disait Einstein. Il s’en suit que les églises se vident et que l’on ne regarde pas le problème en face.

Alors que Jésus avait suscité une fraternité où la seule hiérarchie était vue par le bas, en terme de service, très vite s’est mise en place un « dualisme hiérarchique » (José Arregi), une « structuration binaire » (Hervé Legrand). Ce modèle a engendré une scission dans le corps ecclésial, a pu dire le pape François qui a fait de la lutte contre le cléricalisme un de ses chevaux de bataille.

Le prêtre était devenu un personnage sacré, se tenant à l’écart du commun des mortels jusque dans sa sépulture qui devait être séparée de celle des laïcs et située dans un lieu plus honorable, disait encore le Droit canon de 1917 (1209 § 2). C’est à sa désacralisation qu’il faut travailler. Depuis quelques décennies, le tournant s’opère. On peut maintenant tutoyer le prêtre qui ne porte plus cette soutane qui le mettait à part (même si le « col romain », vestige de l’habit ecclésiastique, a tendance à revenir). Serait-ce un raccourci que de dire que le célibat obligatoire dans l’Église latine en est une traduction, même s’il faut reconnaître que les Églises au clergé marié ne sont pas non plus sans problèmes.

Le registre théologique du sacrifice abonde dans le même sens. Que l’on se souvienne de l’expression, aujourd’hui pratiquement disparue, du « saint sacrifice de la messe ». Toutes les religions ont pratiqué des rites sacrificiels – sacrifices végétaux, animaux et même humains. Or, s’il y a sacrifice, il faut des sacrificateurs. Ces « prêtres » (au sens grec du mot hiereus) sont, par ces rites, en contact direct avec la ou les divinités, et ils en deviennent sacrés, car ils ont accès à ce qui échappe à l’homme ordinaire. Notons que, dans le Nouveau Testament, on ne voit jamais Jésus faire des sacrifices, pourtant fréquents dans l’Ancien Testament. S’il va au Temple, c’est pour enseigner (pour prier, il se retirait dans des endroits solitaires)(16).

Au vingt-et-unième siècle, cette culture sacrificielle n’existe plus guère. Nous nous exprimons dans un autre registre symbolique, que l’on pourrait qualifier d’humaniste. Malgré tout, la conception que l’on a du prêtre ne s’en est pas encore totalement affranchie, et le vocabulaire liturgique non plus. Vatican II, sur ce point, n’est pas encore assimilé. Ce Concile distingue le « sacerdoce commun des fidèles » et le « sacerdoce ministériel ». Si, selon le Concile, y a une différence essentielle et non uniquement de degré entre les deux sacerdoces des prêtres, qui est au service du premier, il n’y en n’a pas pour autant une entre les personnes qui sont appelées à ce service et les fidèles. Tous les chrétiens sont sur pied d’égalité en vertu de leur baptême. Or tel est bien le problème du cléricalisme : le prêtre se réduit à sa fonction et s’attribue dès lors un statut sacré. En découle le syndrome de tout pouvoir. Il est urgent de passer d’une logique sacrificielle à une logique fraternelle.

Les prêtres de demain

Ce qui est notamment en jeu avec la raréfaction des prêtres, c’est la fraction du pain en mémoire de Jésus, la messe. Il ne s’agit de maintenir une structure verticale de l’Église, mais de permettre notamment aux communautés chrétiennes des villages oubliés de faire ce geste en mémoire de Jésus car, pour un catholique, il est fondateur. Et ce problème se posera très prochainement pour les communautés urbaines et pour tous les petits groupes qui, comme au temps des catacombes, se réunissent dans des habitations privées. Il ne faudrait pas oublier le droit d’une communauté à l’eucharistie. Le peuple de Dieu est premier et non la hiérarchie.

La question du célibat « obligatoire » des prêtres revient souvent dans les conversations entre croyants. Il ne s’agit pas de supprimer la vocation au célibat, mais d’accueillir plusieurs manières de vivre ce ministère ordonné. L’évêque Fritz Lobinger, que le Pape a lui-même cité lors de l’interview dans l’avion du retour de Panama, plaide pour une mise en place de deux clergés : l’un marié, appelé « corinthien » (selon le modèle pratiqué par saint Paul à Corinthe et dans les communautés qu’il fondait), à temps partiel, issu de la communauté et reconnu par l’évêque, pour animer la fraternité et présider l’eucharistie ; l’autre « paulinien », engagé dans le célibat, œuvrant à temps plein pour conduire les communautés à l’état adulte, faire le lien entre elles, former et animer les prêtres de communauté. J’avoue être séduit.

En termes techniques, il s’agit de permettre l’ordination des viri probati, de personnes dont la maturité a été éprouvée, de prêtres « corinthiens ». Dans ce cas de figure, il ne s’agirait plus d’être prêtre dès le plus jeune âge (c’est d’ailleurs de moins en moins fréquent), mais d’être un jour ou l’autre choisi par la communauté. On retrouverait ainsi le sens profond du mot grec presbuteros : l’ancien. C’est vers la quarantaine ou la cinquantaine, en effet, que l’on serait appelé à ce service – bénévole ou à charge de la communauté –, après avoir mené à bien sa vie conjugale, familiale, professionnelle. La personne élue sera présentée à l’évêque qui confirmera ce choix en lui imposant les mains. L’exigence de formation qui leur serait demandée ne serait évidemment pas la même que celle d’aujourd’hui pour les prêtres à plein temps et pour toujours. Sept années d’étude après les humanités, ce serait disproportionné.

Problèmes particuliers

Des ministres élus. Aux origines chrétiennes, seul pouvait recevoir l’ordination celui qui était appelé par une communauté déterminée. Le lien avec celle-ci était donc essentiel. S’il cessait d’en être le président, il redevenait laïc au sens plein du terme, c’est-à-dire un baptisé comme les autres. C’était d’ailleurs la communauté tout entière qui concélébrait sous la conduite de celui qui la présidait. Avant le concile de Nicée (325), douze pères de familles avaient droit à un président ordonné par l’évêque. Parfois même un laïc était appelé à célébrer l’eucharistie. Il faut attendre le 2e millénaire pour entrer dans un système binaire et voir la dimension ecclésiale de l’eucharistie réduite au célébrant, la dimension communautaire s’estompant. On en vint à parler, au XIIIe siècle, du « caractère » conféré par ce sacrement, c’est-à-dire une marque indélébile, une empreinte quasi ontologique. On pouvait devenir prêtre « à soi tout seul ». « Celui qui doit présider à tous, disait le pape saint Léon le Grand, au Ve siècle, doit être élu par tous. » Ne pourrait-on en revenir, dans nos pays, à une élection des évêques et à un choix des prêtres par les communautés (qui seront de taille plus réduite et donc plus intenses).

Des ministères à temps partiels et temporaires. Ne pourrait-on pas envisager la présidence d’une communauté comme un service temporaire et une occupation à temps partiel ? Si le choix vient de la communauté et que l’accent n’est plus mis sur le « caractère » sacré du prêtre – Tu es sacerdos in æternum —, la réponse peut être positive. À une époque où de nombreux baptisés se forment, il ne devrait pas être difficile de trouver des personnes aptes. Idéalement, il faudra toujours une reconnaissance de l’évêque, un mandat qui manifeste que le prêtre n’est pas seulement l’émanation de la communauté mais aussi un don de Dieu et qu’il relie à l’Église universelle à laquelle chaque membre appartient.

L’ordination des femmes. Question plus délicate que celle-là. Le Nouveau Testament, marque un tournant, faisant une place importante aux femmes. Saint Paul, même s’il parle sur fond d’une culture encore patriarcale, a proclamé haut et clair l’égalité de l’homme et de la femme: « Il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Galates 3, 28). De plus, la première page de la Bible donnait déjà de l’être humain une vision sexuée et pas seulement masculine. Quant à notre culture moderne, elle tend vers l’égalité des sexes.

L’Eglise tient à la différence intrinsèque, et pas seulement culturelle, entre l’homme et la femme. Elle voit dans le fait de réserver la prêtrise aux hommes une cohérence symbolique avec sa conception anthropologique : il n’existe pas un être humain indifférencié, mais deux manières différentes d’être au monde. Or les sacrements se situent dans le registre symbolique et non organisationnel. Le Christ étant historiquement un homme (cela fait partie de la contingence de l’histoire), seul un homme peut agir in persona Christi, à la place du Christ, selon la formule théologique consacrée.

Mais si l’on veut maintenir le dialogue avec la culture moderne et si, de plus, on promeut une conception moins sacrée du prêtre, ordonner les femmes serait un pas en avant dans la ligne du tournant opéré par Jésus. Cela va dans le sens de l’histoire et lèverait une réserve importante de nos contemporains vis-à-vis de l’institution ecclésiale. La première étape sera la réinstauration de diaconesses et la création – puisque tel est le mot – de femmes cardinales, leur donnant ainsi un rôle de conseil du pape et d’élection de son successeur. L’onction des malades ne pourrait-elle pas aussi être donnée par une religieuse, voire — allons plus loin — par le laïc ou la laïque qui visite la personne sur son lit d’hôpital ou à la maison ? Ne doit-on pas desserrer l’étau sacramentel devenu un quasi monopole sacerdotal et masculin (exception faite pour le mariage et le baptême) ? Il me semble que oui.

Conclusions

L’Église, devenue minoritaire, est invitée à quitter l’extensif en vue de l’intensif, à passer de la societas perfecta, qui avait tout en son sein pour ses fidèles, à une « koinonia » fraternelle et solidaire, intensive, où ses membres se ressourcent et tissent des liens chaleureux. Il faudra veiller, bien sûr, à ne pas oublier le coude à coude avec ceux qui n’appartiennent pas à ces communautés, à ne pas privilégier le particulier au détriment de l’universel(17). Ce qui est certain, c’est que l’Église-institution de type paroissial d’il y a moins de 50 ans encore ne fera plus partie de notre paysage dans un temps tout proche. Il faudra créer d’autres lieux pour que l’Évangile puisse encore rencontrer les hommes et les femmes d’aujourd’hui.

Pour les lecteurs non chrétiens qui observent l’évolution de la société, cet article leur apparaîtra comme une description sociologique de l’évolution de l’institution qui a marqué profondément l’histoire de l’Occident. Pour les catholiques, il apparaîtra peut-être comme un coup de massue. Où est l’Église d’antan ? En effet, c’est un changement de cap profond que proposent ces lignes. François, le pape venu du bout du monde, a invité, dès le début de son pontificat, à « abandonner le confortable critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”. J’invite chacun à être audacieux et créatif dans ce devoir de repenser les objectifs, les structures, le style et les méthodes évangélisatrices de leurs propres communautés(18). » Dans ce domaine, il ne faut pas avoir peur de l’éphémère. Ce n’est pas parce qu’une initiative ne dure que quelques années qu’elle n’a pas porté de fruit. Procéder par essai et erreur est humain.

La nostalgie est un immobilisme. Les chrétiens doivent se tourner résolument vers l’avenir tout en restant enracinés dans les intuitions originales du christianisme en ses débuts. Il y va de leur survie dans nos pays. Si Jésus a voulu susciter une communauté de femmes et d’hommes qui vivent de sa Bonne Nouvelle et sont ainsi levain dans la pâte, il n’avait pas envisagé une institution puissante. Sans doute la chrétienté a-t-elle porté des fruits. Il ne faut donc pas la rayer de nos mémoires. Mais tel n'est plus notre étape historique. Les chrétiens sont devenus un « petit troupeau » (Luc 10, 32). Ils ont à trouver leur juste place dans cette société qui, sans le savoir sans doute, attend d’eux un supplément d’âme. Il est temps non de quitter l’Église, mais de sortir des églises. Car l’Évangile est un fameux trésor à partager !

 

 

Charles DELHEZ sj, mai 2019

 

Si nous ne sommes pas comme les premiers chrétiens, nous serons les derniers.

Christine PEDOTTI

 

 

(1) Marcel GAUCHET, Chrétiens, tournez la page, Entretiens avec Yves de Gentil-Baichis. Bayard, 2002, p. 79 (retour)
(2) On peut distinguer la sécularisation objective, ou laïcisation des institutions, et la sécularisation subjective, ou effacement culturel de la religion. (retour)
(3) Voir Joseph MOINGT, Revue Études, « Pour un humanisme évangélique », octobre 2007. L’expression est certes risquée, car elle peut paraître soit réduire l’Évangile à un humanisme sécularisé, soit vouloir récupérer le second dans les eaux du christianisme, mais voulant éviter par là un communautarisme qui rendrait l’Église incapable de communiquer avec le monde moderne. (retour)
(4) Arnaud JOIN-LAMBERT, Nouveaux lieux ecclésiaux pour régénérer l’Église en Europe, dans Études, mars 2019, p. 79-90. Merci à lui pour sa réflexion stimulante. (retour)
(5) Danièle HERVIEU-LÉGER, Le temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, PUF, 2017. (retour)
(6) « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne n’est pas donnée à lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir » (Vatican II, Gaudium et Spes, § 16). Le concile ajoute que cette conscience est « le sanctuaire où (l’homme) est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre ». (retour)
(7) Luc, chapitre 22, 24-27. (retour)
(8) Le pape Grégoire VII, 1073-1085. (retour)
(9) Le sommet de cette « dérive monarchique » (Henri Tincq) fut sans doute le concile Vatican I qui proclama l’infaillibilité pontificale, mais sans faire l’unanimité. Cette « societas perfecta » ne doit-elle par faire place un une « koinonia solidaire » ? Voir plus bas. (retour)
(10) En Belgique, 45 657 baptêmes en 2010 ; 33 875 en 2016. 239 adultes ont reçu le baptême à Pâques 2019, dix de plus que l’année précédente. (retour)
(11) Le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, Primat des Gaules, condamné en mars 2019 pour la gestion du dossier d’un prêtre pédophile, l’abbé Preynat. (retour)
(12) Correspondance privée. (retour)
(13) Le vocabulaire autour du prêtre est varié : président de l’assemblée, ministre ordonné, état sacerdotal, presbytérat, Anciens… Nous n’entrerons pas ici dans les nuances. (retour)
(14) Joseph MOINGT, Faire bouger l'Église catholique, Desclée de Brouwer, 2012, p. 65. (retour)
(15) Deux entrées au séminaire en francophonie cette année, 3 séminaristes pour les 7 ans de formation sacerdotale à Malines-Bruxelles, et 4 à Liège… (retour)
(16) L’épître aux Hébreux reprendra ce vocabulaire, mais précisément pour montrer que le don de Jésus sur la croix peut être compris comme un dépassement du sacrifice de l’Ancien Testament. Si ce texte utilise ce registre, c’est pour rejoindre ses lecteurs encore marqués par la théologie sacrificielle. (retour)
(17) Voir la distinction faite par Max Weber (1864-1920) et Ernst Troeltsch (1865-1923) entre le « type Église », extensif, caractéristique de la chrétienté, et le « type secte », intensif. Le danger de ce deuxième type est bien sûr l’oubli du monde dans lequel on se trouve. (retour)
(18) François, Evangelii Gaudium, 2013, n° 33. (retour)
29 juin 2019 6 29 /06 /juin /2019 11:54
Jacques Musset Combattre le cléricalisme catholique (suite et fin)
5. Comment faire face au cléricalisme catholique ?
Jacques Musset

Le cléricalisme catholique peut-il disparaître ?

La réforme protestante du XVIème siècle l’a attaqué à ses racines. Elle a affirmé et démontré haut et fort - en se réclamant des Ecritures et de ce que l’on connaissait historiquement des premières communautés chrétiennes - que d’une part Jésus n’a pas institué de sacerdoce institutionnel auquel il aurait confié le soin de diriger en son nom la communauté des disciples et que d’autre part c’est l’ensemble des membres la communauté des disciples qui a la charge de témoigner de l’Evangile, à elle d’instituer des ministères au service de la communauté. C’est un changement complet de perspective. D’une organisation pyramidale sacralisée dont ceux qui occupent le haut de la pyramide ont tout pouvoir sur la base, on passe à une autogestion horizontale de la communauté des disciples.

Peut-on concevoir que l’Eglise catholique se rallie à cette conception dont on a vu qu’elle est historiquement fondée au regard de la pratique de Jésus et des toutes premières communautés chrétiennes s’autogérant par le biais d’un collectif désigné et contrôlé par elles ?

Personnellement, j’en doute sérieusement, étant donné l’épais et solide surmoi dogmatique qui s’est imposé dès le second siècle, qui s’est renforcé aux IVème-Vème siècle et qui n’a cessé de se développer depuis, autour de la conviction que les évêques ont reçu des pouvoirs divins et que parmi eux le pape exerce un pouvoir personnel absolu sur toute l’Eglise. La définition de son infaillibilité personnelle en 1870 en est d’ailleurs le couronnement. Quand on lit attentivement les textes du Concile Vatican II, on s’aperçoit qu’ils intègrent la doctrine traditionnelle. Il n’y a pas de changements de fond dans la doctrine, même si l’on y trouve des aménagements dans le fonctionnement. Il faudrait pour une révision de ces positions que le pape et les évêques prennent conscience par un travail exégétique et historique des plus sérieux de la relativité de la doctrine officielle des ministères.

Ce serait un changement copernicien comme l’indiquait en octobre 1970 Marcel Légaut dans un article remarqué de la revue jésuite « Les Etudes ». A la question : « Quels changements s'imposent ?», il écrivait : « Tout est, non seulement à réformer et à consolider, mais à reprendre autrement, à partir de la base, afin de conserver ce qui doit l'être, lui redonner vie et finalement faire œuvre utile pour l'avenir et même déjà pour le présent... [En effet,] quand la lettre de la tradition la plus vénérée est inadaptée, elle aliène l'homme au lieu de l'accomplir. Au nom de la religion, elle empêche d'être religieux ou fausse la vie spirituelle... [Il s'agit d'opérer] une mutation, non un simple « aggiornamento »...Cette reconstruction exigera une vitalité spirituelle exceptionnelle pour permettre à l'Eglise, grâce à une intelligence renouvelée de son histoire, d'innover avec sagesse dans le domaine jadis le plus assuré de la doctrine et de la discipline, sans trahir sa mission...Sans cette recherche, poursuivie dans la totale indépendance qu'exige l'honnêteté intellectuelle, vivifiée aussi par l'approfondissement humain qui a permis d'atteindre le niveau de la foi en soi et de la foi en Dieu, le christianisme manque à sa mission. Il dégénère en une religion comme les autres, ...Il est condamné à se cantonner dans le ghetto des affirmations incontrôlables où il s'étiole en croyances et en pratiques qui deviendront des somnifères pour les médiocres et des poisons pour les meilleurs ». Ces perspectives sont-elles possibles ? On peut être dubitatif. Le théologien Hans Küng s’y est investi. Il s’y est cassé les dents. On l’a démis de sa mission de théologien catholique.

Comment lutter contre le cléricalisme ?

Pour l’heure que pouvons-nous faire ? Il me semble que démontrer les racines du cléricalisme comme nous l’avons fait, en démontant les faux arguments exégétiques et historiques qui prétendent fonder les pouvoirs divins des clercs, cette tâche est capitale pour éclairer les esprits et faire évoluer les consciences. Il ne suffit pas seulement en effet de protester contre l’autoritarisme des responsables catholiques et leur prétention de détenir la Vérité, il faut manifester au grand jour les racines du cléricalisme. Il ne faut pas avoir peur de s’engager sur cette voie sans savoir jusqu’où elle mènera et en même temps il est nécessaire d’être exigeant dans la façon de se qualifier. Ce sont les conditions d’une recherche intègre. Pour la conduire, il est indispensable de travailler seul et en groupe afin de pouvoir argumenter d’une manière compétente et être ainsi crédible.

Il est tout aussi important de dénoncer au fil des semaines et des mois les manifestations du cléricalisme à tous les niveaux, local, national et international. Il ne s’agit pas en cela de régler des comptes et de se nourrir d’agressivité (ce serait malsain et inefficace) mais de ne pas laisser passer des comportements et des déclarations qui se réclament indûment de la volonté de Dieu et du Christ. Le recours aux médias est la meilleure façon d’informer, de même que l’organisation de conférences et de débats, y compris avec des autorités catholiques.

Il importe encore, pour les disciples de Jésus, s’inspirant de sa parole et de ses actes, de prendre la responsabilité de leur propre existence et d’assumer leur propres décisions sans être bridés par les consignes des responsables ni se laisser impressionner par leurs discours. Plus il y aura de chrétiens qui agiront librement en ce sens, moins le cléricalisme aura de crédit et de poids. Les pouvoirs forts se nourrissent de l’inertie des citoyens. C’est à l’honneur de tout humain et donc de tout chrétien de ne pas se dessaisir des choix qu’il doit prendre personnellement en s’en remettant sans réfléchir au jugement de qui que ce soit. C’est une démarche exigeante mais libératrice. C’est déjà le cas de la part de beaucoup de catholiques, fréquentant ou non les églises. Les responsables de l’Eglise catholique qui prétendent parler au nom de tous les catholiques sont dans l’illusion. Ils devraient s’en apercevoir et promouvoir de vrais débats sur les questions de doctrine, de morale et d’organisation où l’on constate tant de désaccords.

Reste à chacune et chacun des disciples de Jésus issus du catholicisme de se poser la question : est-ce que je continue ou pas à fréquenter l’Eglise catholique où règne le cléricalisme ? Si oui, que puis-je faire pour lutter contre de l’intérieur ? Un certain nombre de catholiques en réalité vivent une situation hybride. Ils ne renient pas l’Eglise dans laquelle ils ont découvert l’Evangile et la personne de Jésus, mais ils ont pris leurs distances vis à vis du « système », c’est à dire du pouvoir clérical, de sa doctrine, de sa liturgie et de son organisation structurelle. Ils demeurent dans cette Eglise car ils y vivent concrètement une communion de disciples de Jésus localement et universellement. S’ils ne participent plus régulièrement aux messes et ne se sentent plus liés par les directives des responsables de l’Eglise, ils font partie de groupes où ils se ressourcent et apportent eux-mêmes leur contribution. C’est ce qu’expérimentent entre autres des membres d’équipes d’Action catholique, d’étude de la Bible, du Secours Catholique, du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), du mouvement oecuménique Acat, de la conférence catholique des baptisé de France, et de bien d’autres groupes informels ou pas . Ce n’est pas la soumission à une autorité catholique qui les maintient dans le catholicisme mais l’expérience qu’ils font de la vérité de l’Evangile à travers les engagements qu’ils y ont pris historiquement.

L’autre position pour des disciples de Jésus qui ont rompu avec leur Eglise native catholique parce qu’ils y étouffaient est celle-ci : comment vivre mon christianisme seul ou avec d’autres chrétiens, catholiques ou non ? Il y a souterrainement un tissu de groupes chrétiens informels où on lit et médite les évangiles, où l’on partage son expérience et ses questionnement, où l’on s’apporte un soutien mutuel dans les épreuves. Le ferment évangélique ne connaît pas de clôtures pour agir d’une manière féconde.

Quelles que soient les options de chacun, une chose est certaine, c’est que le combat contre le cléricalisme ne peut être que bénéfique à la cause de l’Evangile redécouvert dans sa fraîcheur native en vue de l’actualiser en notre temps, et en même temps il ne peut être aussi qu’utile à la santé de la société civile libérée des lobbys religieux.

Jacques Musset

22 juin 2019 6 22 /06 /juin /2019 08:00
Jacques Musset Combattre le cléricalisme catholique (suite)
4. Les verrouillages du cléricalisme catholique
Jacques Musset

Nous avons montré lors du dernier article comment le cléricalisme était né de l’exégèse faussée de certains textes évangéliques qu’on a interprétés comme la volonté du Christ de fonder une hiérarchie religieuse, en lui donnant le pouvoir de gouverner l’Eglise, de garder et d’interpréter la foi véritable, de présider les sacrements et de convertir les non-chrétiens.

Nous voudrions maintenant montrer comment l’exercice du pouvoir absolu des clercs a donné naissance à une doctrine dogmatique figée qu’ils ont imposée ainsi qu’à une morale sous-tendue par une philosophie périmée au détriment d’un témoignage évangélique crédible. Celles-ci sont hélas toujours en vigueur.

- Premier exemple : au IVème et Vème siècle lors de plusieurs conciles, les évêques ont fait triompher une expression de la foi catholique parmi d’autres, élaborée dans leur propre culture grecque, avec leurs langages, leurs représentations ( le résumé en est le grand credo catholique). Déjà cette expression imposée à tous à ce moment est marquée par sa relativité. Mais leurs successeurs jusqu’à nos jours ont considéré qu’elle était la définition même de la foi chrétienne valable pour tous les temps et tous les lieux. Le catéchisme de Jean -Paul II le rappelle expressément. Le fait de fixer dans le marbre une expression datée de la foi chrétienne en a fait un carcan. La hiérarchie considère en effet comme une infidélité de se consacrer à repenser la foi évangélique à nouveaux frais dans les conditions culturelles actuelles qui ne sont plus celles des IVème-Vème siècle. Combien de théologiens qui ont tenté l’expérience depuis un siècle et demi ont été sévèrement sanctionnés !

Cette stérilisation de la pensée est mortelle pour l’Eglise catholique qui vit en circuit fermé et deviendra une secte si ses responsables continuent de s’opposer à l’effort indispensable de repenser la foi d’une manière crédible pour les hommes d’aujourd’hui.

- Second exemple : Le christianisme s’est développé d’abord, comme nous l’avons dit, dans des régions de culture grecques marquées par des conceptions de l’homme issues des philosophies antiques. Parmi ces conceptions, il y a celle de la Loi naturelle empruntée aux stoïciens notamment. « Il est, en effet, une loi véritable, écrit Cicéron au Ier siècle avant notre ère, la droite raison conforme à la nature, immuable et éternelle qui appelle l’homme au devoir par ses commandements et le détourne du mal par ses défenses, et dont ni les commandements ni les défenses ne restent jamais sans effet sur les bons, ni sans action sur les méchants. On ne peut ni l’infirmer par d’autres lois, ni déroger à quelques-uns de ses préceptes, ni l’abroger tout entière. ...Elle n’a pas besoin d’interprète qui l’explique. Il n’y en aura pas une à Rome, une autre à Athènes, une aujourd’hui, une autre demain, mais une seule et même loi éternelle, inaltérable qui dans tous les temps régit à la fois tous les peuples. Et l’univers entier est soumis à un seul maître, à un seul roi suprême, au Dieu tout-puissant qui a conçu et médité cette loi. La méconnaître, pour un homme, c’est se fuir soi-même, renier sa nature et par là même subir les plus cruels châtiments, lors même qu’on échapperait à tout ce qu’on regarde comme des supplices. » L’Eglise catholique a hérité de cette conception. Elle est celle de Saint Thomas d’Aquin, ce qui s’explique dans le contexte de son temps avec le regain de la philosophie grecque mais le drame c’est que sa philosophie-théologie a été adoptée officiellement par l’Eglise à la fin du XIXème siècle.

Le concept de « Loi naturelle » demeure donc dans l’Eglise la référence pour définir la morale. Elle est rappelée dans le document conciliaire Gaudium et Spes et dans le « Catéchisme Catholique de l’Eglise catholique » (CEC) de Jean-Paul II. « La loi divine et naturelle (Gaudium et Spes 89,§1) montre à l’homme la voie à suivre pour pratiquer le bien et atteindre sa fin. La loi naturelle énonce les préceptes premiers et essentiels qui régissent la vie morale... Elle est immuable et permanente à travers les variations de l’histoire.» (CEC N°1954-1960). « Présente dans le cœur de chaque homme et établie par la raison, la loi naturelle est universelle en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les hommes. Elle exprime la dignité de la personne et détermine la base de ses droits et de ses devoirs fondamentaux... L’autorité du magistère s’étend aux préceptes spécifiques de la loi naturelle parce que leur observance, demandée par le créateur est nécessaire au salut. » (CEC N°2036).

C’est à partir de cette conception de loi naturelle que la hiérarchie catholique condamne ce qu’elle en considère comme de graves atteinte : le divorce, la contraception, l’avortement, la procréation médicale assistée pour des femmes homosexuelles, l’euthanasie, le mariage homosexuel, etc...

Or on a conscience aujourd’hui que les prescriptions morales du catholicisme issues de la Loi naturelle sont relatives à la philosophie qui les inspire. Le rappel de ces prescriptions par les autorités catholiques les font passer pour rétrogrades et, à travers elles, le christianisme est caricaturé. On a conscience également que la vie morale d’un humain ne dépend pas de l’application d’un code de pratiques, mais de la manière dont, dans les situations complexes qu’il traverse, il prend des décisions éclairées, en son âme et conscience.

Telles sont quelques conséquences néfastes qui subsistent toujours de l’exercice d’un pouvoir religieux absolu en matière de dogme et de morale dans le monde catholique. Les chrétiens sommés d’obéir l’ont fait durant des siècles et certains se soumettent encore trouvant sécurité intérieure dans la doctrine et la morale catholique. Ils manifestent d’ailleurs bruyamment contre ceux qui les mettent en cause. Mais nombre d’autres ne se retrouvent plus dans l’autoritarisme de l’autorité catholique imposant une doctrine figée et une morale catholique « exculturée(1) » selon l’expression de la sociologue des religions Danièle Hervieu Léger. Certains ont déjà quitté la fréquentation de l’Eglise depuis des dizaines d’années. D’autres (combien?) ont rejoint le protestantisme qui au 16ème siècle a aboli toute hiérarchie religieuse surplombante et même fréquentent le protestantisme libéral qui s’adonne à repenser d’une manière critique l’héritage chrétien(2). D’autres cheminent seuls ou se regroupent en petites communautés pour célébrer, partager leur foi évangélique centrée sur le témoignage de Jésus. D’autres encore ont abandonné purement et simplement la foi chrétienne. Quel gâchis énorme !

(à suivre)

Jacques Musset

(1) Catholicisme, la fin d’un monde, de D. Hervieu-Léger, Editions Bayard 2003 (retour)
(2) Evangile et Liberté, penser, critiquer et croire en toute liberté, revue mensuelle du protestantisme libéral, 14, rue de Trévise, 750009 Paris.
Ce qui inspire cette sensibilité chrétienne est résumée dans les termes suivants :
« Par souci de vérité et de fidélité au message évangélique, refusant tout système autoritaire, nous affirmons :
  • la primauté de la foi sur les doctrines,
  • la vocation de l’homme à la liberté,
  • la constante nécessité d’une critique réformatrice,
  • la valeur relative des institutions ecclésiastiques,
  • notre désir de réaliser une active fraternité entre les hommes, qui sont tous, sans distinction, enfants de Dieu ».
(retour)
15 juin 2019 6 15 /06 /juin /2019 08:00
Jacques Musset Combattre le cléricalisme catholique (suite)
3. Comment le cléricalisme catholique est-il né et s’est imposé ?
Jacques Musset

Rien à voir avec le projet de Jésus

Il n’est pas né de la volonté de Jésus. Jésus n’a créé ni Eglise ni hiérarchie sacralisée. Ce qu’a fait Jésus, c’est de prêcher la venue imminente du Royaume de Dieu et déjà son avènement ici et maintenant ; c’est d’en être le témoin par sa parole et ses actes. En quoi consiste ce Royaume?

Il s’agit d’un monde où chacun est appelé à vivre vrai, à se centrer sur l’essentiel, à se libérer de ses entraves intérieures et extérieures, à retrouver sa dignité d’homme et de femme s’il l’a perdue, à se mobiliser pour un monde de justice et de fraternité réelle et non verbale, avec une attention particulière pour les blessés de la vie ; et pour vivre tout cela Jésus appelle à être à l’écoute de Dieu présent au plus intime de soi, souffle et source de Vie.

Pour être témoin de ce monde nouveau, Jésus a dû combattre mille oppositions au sein de sa religion et de la société juive : le ritualisme et le légalisme religieux, le culte des apparences et de l’argent, le mépris des pauvres et des laissés pour compte, la volonté de puissance et de revanche. Il a payé cher le prix de son engagement au service de son Dieu et de la cause de l’homme. Les conflits qu’il a suscités l’ayant rendu insupportable à ses adversaires religieux, ceux-ci l’ont arrêté, condamné comme un fossoyeur de la religion à la suite d’un simulacre de procès et l’ont fait condamner à mort par l’autorité romaine comme un subversif politique. Son sort devait être ainsi scellé définitivement.

Or, quelque temps après, ses apôtres et disciples proclament que le crucifié, loin d’être le fossoyeur de la religion qu’on prétendait, est en réalité l’initiateur de la religion en esprit et vérité. On le croyait enterré définitivement, il est en réalité aux yeux de Dieu et en Dieu le Vivant par excellence. C’est le message que les apôtres et disciples proclament en milieu juif et en milieu grec, et ils invitent juifs et grecs à faire l’expérience du chemin de vie initié par Jésus. C’est ainsi que commencent à se former des petites communautés de disciples de Jésus sur tout le pourtour du bassin méditerranéen.

De l’animation collégiale des premières communautés chrétiennes à la naissance d’un pouvoir monarchique.

Elles sont animées collégialement, à la manière des communautés juives. Les animateurs sont des chrétiens désignés par les autres membres, qu’on nomme les anciens ou presbytres. Dans les communautés fondées par Paul, en plus des presbytres, on trouve des épiscopes d’un nom grec qui signifie surveillant. Au début du second siècle, l’animation collégiale disparaît ; une seule personne anime la communauté, un épiscope, à la tête des presbytres et de diacres.

Rapidement celui qui exerce cette fonction d’épiscope se considère comme le chef de la communauté à qui tous les membres se doivent d’obéir, car il représente le Christ et même Dieu au milieu des chrétiens ; la seule eucharistie valable est celle qu’il préside. Le témoignage que nous avons de cette conception, nous le trouvons dans les lettres de l’évêque d’Antioche, Ignace, qu’il envoie à plusieurs Eglises lors de son trajet d’Antioche à Rome où il va subir le martyre. L’épiscopat monarchique que nous connaissons vient ainsi de naître.

Pour justifier leur pouvoir et leur autorité les épiscopes-chefs d’Eglises vont affirmer qu’ils sont les successeurs des apôtres, à qui le Christ a confié la mission de diriger son Eglise, de conserver et d’interpréter sans erreur la foi véritable. Les premiers évêques, dit-on, ont été ordonnés par les apôtres et cette ordination s’est transmise sans interruption ultérieurement. Par la suite on va sacraliser la personne des évêques, en enseignant qu’ils ont reçu à leur ordination un caractère sacré qui affecte leur être en ses profondeurs et les configure au Christ lui-même.

Réfutation des arguments exégétiques et théologique fondant le pouvoir des épiscopes.

Historiquement que penser de cette justification ? Jésus a- t-il créé en la personne de ses apôtres une hiérarchie religieuse à qui il a donné tout pouvoir et qu’il souhaitait voir se perpétuer au long des siècles ?

La réponse est négative et en voici la démonstration. Jésus qui annonçait la venue imminente du Royaume de Dieu n’avait pas l’intention de créer une institution qui durerait des siècles et des siècles. Ce qui lui importait, c’était d’inviter ses compatriotes à se préparer intérieurement à cette venue et à en être les artisans et les témoins. Ses compagnons, les apôtres, il les a chargés de la même mission à travers les villes et les villages de Galilée et ils faisaient le point avec lui à leur retour. Aucune ordination, aucune sacralisation de leur personne. Le compagnonnage de Jésus de jour et de nuit leur suffisait pour être témoins de son message.

Après la mort de Jésus, les apôtres et disciples traversent un temps de désarroi, mais la mémoire vivante de ce qu’ils ont vécu en profondeur en compagnie de leur maître, leur fait comprendre intérieurement et avec évidence que non seulement le chemin de Jésus était le chemin de la vraie vie mais qu’il peut être désormais pour tout homme « voie, vérité et vie ». C’est le cœur de ce qu’ils proclament, car ils l’ont eux-mêmes expérimenté.

Ils partent sur les routes annoncer cette nouvelle, et d’autres disciples dont Paul se joignent à eux pour la diffuser à travers tout le Bassin méditerranée Des communautés de chrétiens naissent de culture juive et grecque et s’organisent d’une manière collégiale comme je l’ai déjà indiqué. L’apparition de l’épiscopat monarchique ne vient qu’au début du second siècle.

Réponse aux objections

Mais, m’objectera-t-on, n’oubliez-vous pas les paroles de Jésus dans les évangiles qui confèrent des pouvoirs spéciaux à ses apôtres ? Regardons de près ces textes dont se réclament les autorités catholiques pour affirmer que Jésus a fondé une hiérarchie religieuse dont ils sont les représentants actuels.

- Il y a en Matthieu, et en Matthieu seulement, le fameux texte 16,17-20. Cherchez-le dans votre Nouveau Testament. Il n’existe ni en Marc dont Mathieu s’est pourtant inspiré ni en Luc. La doctrine officielle catholique y lit que Jésus fonde l’Eglise à venir sur la personne de Pierre désignée comme un roc inébranlable et que du fait même il attribue à l’apôtre Pierre un pouvoir absolu sur cette Eglise à venir : pouvoir d’interpréter la doctrine sans erreur, ( pouvoir des clefs), pouvoir de contrôler l’orthodoxie des fidèles ( pouvoir de lier et de délier). Cette doctrine officielle ajoute que les pouvoirs de Pierre sont hérités par ses successeurs évêques de Rome, les papes, dont la primauté s’impose à toute l’Eglise.

Que vaut cette interprétation ? ? Est-elle fondée? La réponse est négative. Reprenons notre texte. En effet si Jésus semble y accepter le titre de messie, l’exégèse nous montre qu’il l’a toujours refusé. Par ailleurs, du fait qu’il attendait la manifestation imminente du Règne de Dieu, il n’était pas dans ses intentions de fonder une Eglise institution qui se développerait au cours des siècles. Enfin, s’il a reconnu en Pierre les talents d’un meneur et entraîneur d’homme, c’en est resté là des liens qu’il a tissés avec le plus entreprenant de ses apôtres. Alors comment comprendre ce texte ? Pour cela, il faut se rappeler que les évangiles ne sont pas des reportages en direct sur la vie de Jésus mais des professions de foi des premières communautés chrétiennes sur la personne de Jésus. Elles s’y disent ce qu’il représente pour elles et comment vivre communautairement selon l’esprit qui l’animait ? Si bien que beaucoup de paroles mises sur les lèvres de Jésus traduisent en réalité la perception qu’elles ont de Jésus.

Quel est dès lors le message de notre texte ? La confession de foi de Pierre, c’est celle de la communauté chrétienne : « Jésus est le Christ, le fils du Dieu vivant ». La parole adressée par Jésus à Pierre signifie que le fondement même de toute communauté chrétienne est la profession de foi mise dans la bouche de Pierre, partagée par tous les disciples de Jésus. Tel est le roc sur lequel elle est bâtie. Il n’en est pas d’autre. C’est cette foi vécue en paroles et en actes qui rend l’Eglise vivante, fidèle à l’esprit du Christ en l’actualisant sans cesse et en dénonçant ses caricatures et ses contrefaçons. En d’autres termes, c’est, pour les premières générations chrétiennes, à la communauté toute entière des chrétiens que Jésus confie son message de libération, à charge à eux d’en témoigner à travers des formes sans cesse renouvelées. Voilà ce qui est à entendre dans ce texte. On est loin de l’interprétation catholique traditionnelle qui réserve cette mission au pape chargé d’éclairer et de conduire le peuple chrétien sur le bon chemin. Voilà, hélas, où peut conduire une lecture littérale, fondamentaliste.

D’autres textes évangéliques sont cités pour justifier que pape et évêques sont les successeurs des apôtres à qui Jésus aurait remis des pouvoirs spéciaux pour diriger l’Eglise : mission d’enseigner, de gouverner, de sanctifier. Que disent-ils en réalité ?

- Il y a la parole « Faites ceci en mémoire de moi » dans les récits de la cène chez Luc et chez Paul (absents chez Mc et Mt). Traditionnellement, on fait remonter l’institution du sacrement de l’Ordre à cette parole. Jésus aurait ce soir- là ordonné les premiers évêques et prêtres qui seuls pourraient présider validement l’Eucharistie. En fait Jésus a-t-il prononcé cette parole ? Les exégètes en discutent. En supposant qu’il l’ait prononcée, instituait-il une hiérarchie religieuse sacerdotale ou invitait-il simplement ceux qui le suivaient et le suivraient à faire mémoire de sa vie donnée en rompant le pain et en partageant la coupe de vin ? Célébrer chaque jeudi saint la fête du sacerdoce est un contre sens historique. Si la hiérarchie religieuse telle qu’elle existe aujourd’hui a commencé à se mettre en place au début du second siècle, on ne peut la faire remontrer au Jésus historique.

- D’autres paroles sont invoquées qui se situent dans les récits d’apparitions de Jésus ressuscité aux disciples. Ces récits sont des mises en scène pour exprimer leur forte expérience intérieure de la présence du Christ au milieu d’eux au-delà de sa mort. Les paroles mises dans la bouche du ressuscité traduisent en réalité la conviction qu’ont les premiers chrétiens de la mission qui est la leur de témoigner de l’Evangile.

Telle cette première parole dans l’évangile selon St Jean 20, 22-23 « Recevez le St Esprit. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus ». L’interprétation catholique traditionnelle y voit la remise du pouvoir de proclamer le pardon des péchés aux apôtres puis à leurs successeurs les évêques, autrement dit l’institution de sacrement de pénitence. Cette autojustification du pouvoir que se sont attribués les clercs ne tient pas. Proclamer le pardon des péchés doit en réalité être comprise en réalité comme une mission s’adressant à tous les disciples, sans distinction.

Voici une autre parole à la fin de St Matthieu adressée aux 11 disciples qui, au regard de la doctrine catholique, attribue seulement aux apôtres et aux évêques la mission d’enseigner, de baptiser et de régir le peuple chrétien : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du St Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous a prescrit ». Ces paroles solennelles sur les lèvres de Jésus traduisent en réalité comme précédemment la conviction des premiers chrétiens qu’ils sont tous responsables de témoigner de l’évangile à part égale.

Il y a encore d’autres paroles que les clercs citent pour justifier leur pouvoir « Qui vous accueille m’accueille », Mt 10, 40 ; « Si ton frère vient à pécher et qu’il ne t’écoute pas qu’il soit pour toi comme les païens » 18,15-18. En réalité, ces paroles concernent tous les disciples de Jésus et non une hiérarchie religieuse établie par Jésus.

Conclusion

Plus les chrétiens catholiques pourront argumenter sur les racines du cléricalisme dans leur Église, moins ils seront vulnérables au pouvoir des autorités catholiques, plus ils seront libres dans leur manière de penser et de vivre l’Évangile. Un pouvoir fort se nourrit de l’inertie des subordonnés. Inversement, il manque de crédibilité lorsque ceux sur lesquels il régnait se prennent en main. Au XVIe siècle, les protestants ont rendu au peuple chrétien sa responsabilité d’être témoin sans intermédiaire clérical de l’Évangile. Verra-t-on un jour le même mouvement dans le catholicisme ?

(à suivre)

Jacques Musset

8 juin 2019 6 08 /06 /juin /2019 08:00
Jacques Musset Combattre le cléricalisme catholique (suite)
2. Le cléricalisme catholique, une longue histoire
Jacques Musset

La brève évocation du cléricalisme catholique actuel qui a été faite dans le premier article se situe à la suite d’une longue histoire qui commence pratiquement dans les premiers temps de l’Eglise. Impossible de la retracer dans le détail. Voici seulement quelques jalons.

• A l’extérieur de l’Eglise

Quand, au début du IVème siècle en 320, l’empereur Constantin reconnaît au christianisme le droit de cité dans l’empire romain, les évêques comptent sur l’Etat afin de pourfendre les hérétiques. Après le premier concile œcuménique en 325 à Nicée près de Constantinople, ceux qui ne partagent pas la foi définie par une majorité d’évêques se voient exilés par le bras séculier, ce qui ne clôt ni les disputes ni les interprétations divergentes dans et entre les Eglises. Quand le christianisme devient religion officielle de l’empire en 380 sous les empereurs Théodose pour l’empire d’Orient et Gratien pour l’empire d’Occident, les évêques soutiennent le pouvoir civil qui s’en prend aux anciens cultes païens et à ses temples.

Par la suite les évêques s’arrangent pour convertir les monarques qui à leur tour imposent le christianisme unilatéralement à leurs sujets. C’est le cas de Rémi l’évêque de Rouen qui convertit et baptise Clovis à la suite duquel ses soldats sans état d’âme adoptent la foi de leur chef.

Dans la longue période de chrétienté, jusqu’à la révolution française, les responsables de l’Eglise n’ont pas manqué de faire pression sur l’autorité royale pour réprimer ceux qui s’attaquaient à son pouvoir ou contestaient dogmes et sacrements. La première croisade à la fin du XIème siècle qui a mis sur les routes des milliers de rois et de chevaliers a été initiée par le pape. L’inquisition, au cours du moyen-âge et jusqu’au seuil du XIXème siècle en Espagne a fait arrêter, torturer, emprisonner et brûler des gens convaincus ou simplement soupçonnés d’hérésie. Au 17ème et 18ème siècles, plusieurs philosophes et écrivains des Lumières dont Voltaire furent embastillés.

Dans les siècles récents, le cléricalisme catholique a trouvé son aboutissement dans le système politique du concordat (Allemagne, Espagne, Italie) comme ce fut le cas en France entre 1800 et 1905. L’Eglise y trouvait largement son compte. En ce qui concerne l’Espagne, la majeure partie des évêques se sont solidarisés avec le camp de Franco durant la guerre (1936-1939) puis avec son régime dont on connaît la brutalité. Franco représentait pour eux un rempart contre le communisme ! Ils se turent sur ses atrocités vis à vis de ses adversaires.

• A l’intérieur de l’Eglise

Au 12ème siècle les mouvements de rénovation évangélique qui se sont fait jour dans l’Eglise, - les plus célèbres sont les Vaudois -, ont été condamnés car remettant en cause le pouvoir et le style de vie des responsables religieux. Peu après, François d’Assise a échappé aux foudres romaines et épiscopales en se soumettant au Pape.

A partir du XIIIème siècle l’inquisition s’est mise à tourner à plein régime : on suspecte, on interroge, on met en procès et on condamne à la prison, au supplice de la roue ou au bûcher. Voltaire a raison de dénoncer le sort infâme infligé au chevalier de la Barre arrêté pour injure à la religion : démembrement de son corps suivi de la décapitation.

Plus tard, début du 16ème s. lorsque Luther a osé mettre en évidence les déviations en matière de foi auxquelles se livraient des prédicateurs missionnés par Rome en vendant des indulgences pour construire la basilique St Pierre de Rome, non seulement on ne l’a pas pris pas sérieux mais on l’a sommé de se rétracter et comme il refusait, il n’a dû la liberté et la vie sauve qu’à la protection d’un prince allemand. Il fut excommunié.

Quand est apparu au 17ème siècle le mouvement de la modernité qui revendiquait l’autonomie de la raison en tous domaines, donc la possibilité pour elle d’avoir un regard critique sur ce que l’Eglise enseigne comme la Vérité, ce fut l’origine d’un conflit dans lequel Rome a réprimé toute contestation de sa doctrine. Ainsi , Galilée qui affirmait que la terre tournait autour du soleil et non le contraire comme la Bible le disait, a été persécuté et mis en demeure de se rétracter, ce qu’il a fait pour échapper au supplice. De même le prêtre français, Richard Simon, dont le travail d’exégèse démontrait que les cinq premiers livres de la Bible n’ont pas été écrits par Moïse, comme le dit le texte, a été singulièrement maltraité. On a brûlé son livre « Histoire critique du vieux Testament » édité en 1679 avec les encouragements de Bossuet, l’évêque de Meaux, grande figure de l’épiscopat du temps. Il a échappé aux poursuites en se réfugiant dans le ministère d’une petite paroisse jusqu’à sa mort. Tout au long du XIXème, les papes ont condamné sans ménagement ceux qui contestaient leurs prérogatives et leurs prétentions sur les plans religieux et politiques.

La dernière grande crise qui a vu s'affronter la modernité et l'Eglise catholique à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème est la crise moderniste. Elle ne venait pas de l'extérieur mais de l'intérieur même de l'Eglise. Des penseurs chrétiens immergés dans la culture de leur temps se sont essayés par souci de cohérence intime à repenser leur foi chrétienne dans les domaines historique, exégétique, philosophique, théologique et même social et politique. On connaît les noms des hommes les plus marquants qui ont tenté à ce moment d'inculturer le christianisme dans la modernité : Louis Duchesne, Alfred Loisy, Maurice Blondel, Lucien Laberthonnière, Edouard Le Roy, Marie-Joseph Lagrange, Marc Sangnier. Ils ont tous été condamnés, voire pour certains interdits de publier et excommuniés. Pie X(1), le pape de l'époque, a non seulement fait régner « la terreur » (l'expression est de l'un d'eux) mais il a mis en place un système de suspicion et de contrôle qui s'est perpétué jusqu'au concile Vatican II afin de vérifier l'orthodoxie de l'enseignement, des publications et de toutes les initiatives.

Sous ses successeurs, les penseurs cherchant à soulever la chape de plomb de la doctrine officielle n'ont cessé d'avoir de graves ennuis : qu'on se rappelle les tourments infligés aux écoles du Saulchoir (les dominicains) et à l'Ecole de Fourvière (les jésuites), à Teilhard de Chardin et à bien d'autres, en dépit d'une tardive liberté octroyée dans la recherche biblique par Pie XII en 1943 mais dûment contrôlée par lui. Jusqu'au concile, c'est donc pratiquement le statut quo sur le plan doctrinal depuis Pie X. Vatican II n'a pas pu ou voulu faire une trouée significative(2) dans le béton d'une doctrine qui s'est imposée jusque- là d'une façon drastique et répressive.

Et l'Eglise de l'après Vatican II sous les pontificats de Paul VI, de Jean-Paul II et de Benoît XVI(3) a été marquée par le maintien et le rappel de la doctrine traditionnelle, assortis de nombreux rappels à l'ordre et de condamnations.

(à suivre)

Jacques Musset

(1) Sommes-nous sortis de la crise du modernisme ? Jacques Musset, Edition Karthala 2016, pages 11 à 112 (retour)
(2) Idem, pages 153 à 188 (retour)
(3) Idem, pages 189 à 262 (retour)
1 juin 2019 6 01 /06 /juin /2019 08:00
Jacques Musset Combattre le cléricalisme catholique
1. Qu’est-ce que le cléricalisme catholique et comment se manifeste-t-il en notre temps ?
Jacques Musset

Un combat indispensable

Le 20 août dernier, à propos des actes de pédophilie commis par de nombreux prêtres voire évêques, le pape François adressait une lettre à tous les chrétiens où il dénonçait une des plaies de l’Eglise qui est le cléricalisme.

"...Chaque baptisé (doit) se sentir engagé dans la transformation ecclésiale et sociale dont nous avons tant besoin.[...] Il est impossible d’imaginer une conversion de l’agir ecclésial sans la participation active de toutes les composantes du peuple de Dieu. Plus encore, chaque fois que nous avons tenté de supplanter, de faire taire, d’ignorer, de réduire le peuple de Dieu à de petites élites, nous avons construit des communautés, des projets, des choix théologiques, des spiritualités et des structures sans racine, sans mémoire, sans visage, sans corps et, en définitive, sans vie.

Cela se manifeste clairement dans une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Eglise – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience – comme l’est le cléricalisme, cette attitude qui « annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. Le cléricalisme, favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme ".

La sévérité des propos donne à penser et réfléchir en vue de changer ce qui doit l’être, pour être fidèle à la pensée, la pratique et l’esprit de Jésus, fondement de l’Eglise, le pape ayant lui-même à s’interroger et à tirer les conséquences de ses prises de positions en certains domaines.(1)

Au cours des cinq articles sur le thème du cléricalisme catholique,

  1. Nous en donnerons une définition et nous verrons comment il se manifeste et suscite actuellement de fortes réactions.
  2. Nous évoquerons sa longue histoire
  3. Nous montrerons comment il est né d’interprétations erronées de textes évangéliques
  4. Nous décrirons comment il a installé le dogmatisme et le moralisme dans le catholicisme
  5. Nous terminerons par la question : comment y faire face présentement ?

1. Qu’est-ce que le cléricalisme catholique et comment se manifeste-t-il en notre temps ?

Définition

Commençons d’abord par une brève définition du cléricalisme en général, car le cléricalisme n’est pas le monopole du catholicisme. Le mot désigne la manière autoritaire dont le clergé d’une religion convaincu de détenir la Vérité par mandat divin prétend imposer sa doctrine et sa loi aux fidèles de cette religion et même au-delà. On en trouve de nos jours une illustration hors christianisme en Iran où non seulement l’Islam est religion d’Etat mais où le clergé chiite exerce un pouvoir tout puissant en matière de foi, de moeurs et de politique, les résistants risquant la prison voire la mort.

Le cléricalisme catholique, lui, se manifeste par la manière dont les responsables de l’Eglise (pape, évêques et prêtres) et par extension certains groupes catholiques traditionalistes, tendent à imposer autoritairement la doctrine et la morale catholique officielle à l’intérieur de l’Eglise et aussi dans la société civile. Ces autorités catholiques sont en effet persuadées que l’Eglise catholique est dépositaire de la Vérité divine dont les autres Eglises et traditions religieuses ne possèdent que des fragments, et en conséquence elles se croient mandataires du Christ et de Dieu pour diriger l’Eglise, conserver et interpréter la révélation divine transmise par le Christ et inspirer la conduite des affaires publiques dans le sens des principes catholiques. Tel est ce qu’on peut appeler le cléricalisme catholique

Actualité du problème

Le cléricalisme catholique ne date pas d’hier. Mais s’il a toujours existé, il est d’une actualité qui suscite aujourd’hui beaucoup d’oppositions chez un grand nombre de chrétiens et aussi chez ceux qui ne le sont pas. A l’intérieur de l’Eglise, des chrétiens se plaignent de l’autoritarisme de responsables catholiques ( pape, curie romaine, évêques, prêtres et certains laïcs délégués par eux) ; dans la société civile, des citoyens chrétiens et non-chrétiens blâment les initiatives déployés par les autorités catholiques et des groupes catholiques pour faire prévaloir leurs conceptions particulières dans la conduite des affaires publiques.

Précisons comment se manifeste aujourd’hui ce cléricalisme à l’intérieur de l’Eglise catholique et au sein de la société civile.

• A l’intérieur de l’Eglise,

on le constate par les nombreuses contestations de chrétiens laïcs qui ne supportent plus, comme hier et avant-hier, l’autoritarisme des autorités catholiques dans les domaines de la doctrine, de la morale, du fonctionnement ecclésial.

Dans le domaine de la doctrine, l’enseignement officiel sur Dieu, sur Jésus, sur les ministères, sur les sacrements, sur l’après-mort est loin d’être partagés par bien des chrétiens qui ont fait un sérieux travail de réflexion personnelle ou en groupe. Pour eux, par exemple, le contenu du long credo élaboré au IVème siècle qu’on dit à la messe n’est plus crédible. Ils butent à toutes les lignes. Il en va de même en ce qui concerne le langage de la liturgie incompréhensible parce qu’élaboré dans une culture et avec des représentations qui ne sont plus les leurs. Il en va de même encore par rapport à la conception de la Révélation, sorte de discours de Dieu qui descend sur les humains... ou encore par rapport à la conception de la prière de demande à Dieu qui frôle la magie...etc...

Dans le domaine de la morale, l’exclusion des divorcés remariés des sacrements est incompréhensible à beaucoup de chrétiens quand ils songent à la manière donc Jésus partageait les repas avec le tout venant. Ils ne comprennent pas à ce sujet qu’au synode récent sur la famille on n’ait pas ouvert toutes grandes les portes de l’Eucharistie aux divorcés remariés ; les conditions accordées pour y accéder de nouveau sont tellement difficiles et humiliantes que finalement rien n’a vraiment changé.

Vis à vis des homosexuels, l’Eglise ne les rejette pas mais les considère comme des handicapés et ils sont privés des sacrements s’ils vivent en couples. N’a-t-on pas vu dernièrement dans la région parisienne un catéchumène se voir refuser le baptême par un prêtre parce qu’il était homosexuel marié.

Quant à la femme, elle continue d’être considérée comme chrétienne de second rang dans la mesure où elle est exclue définitivement de l’exercice des ministères par la volonté soi-disant du Christ. Les déclarations des derniers papes, y compris de François qui a emboîté le pas à ses prédécesseurs, sont unanimes en ce sens. C’est scandaleux pour beaucoup de femmes et d’hommes chrétiens et non chrétiens.

La situation des prêtres qui se marient et sont exclus de leur ministère est également scandaleuse de même que le maintien du célibat obligatoire pour tout candidat à la prêtrise.

Bien des chrétiens refusent également la condamnation par le magistère catholique des moyens contraceptifs, de l’avortement, de l’euthanasie, comme une intrusion des autorités catholiques dans des domaines qui ne les concernent pas.

Sur le plan du fonctionnement

N’est plus accepté le pouvoir absolu des évêques dans leur diocèse ni celui des prêtres dans leurs paroisses ; il est même rejeté. Certains évêques se comportent en autocrates. C’était le cas récemment des précédents évêques de Quimper et de Luçon qui ont fini par être démis de leurs fonctions par Rome, après de nombreuses plaintes de la part des chrétiens. C’est encore la même situation à Laval, à Bayonne, à Avignon, à Fréjus.

Il ne manque pas non plus de prêtres autoritaires dans leurs paroisses, imposant leurs idées au niveau de la liturgie, de la catéchèse, des décisions.

Beaucoup de chrétiens déplorent aussi que Rome nomme des évêques sans consultation des chrétiens et que par ailleurs soient désignés ces dernières années en France des évêques traditionnels sous la pression de lobbys épiscopaux ou autres. Les catholiques les plus actifs et engagés ont l’impression qu’on se moque d’eux.

• Dans la société civile,

En France et dans le monde, des autorités catholiques et de groupes catholiques traditionnels s’activent à faire prévaloir leurs conceptions particulières dans des sociétés plurielles formées de citoyens dont les opinions, les convictions et les philosophies sont différentes. La palette est en effet très large, notamment en occident : on y compte pêle-mêle des athées, des agnostiques, des gens de religions et de spiritualités diverses. Le catholicisme est lui-même un prisme éclaté, les catholiques ne pensent plus pareil. Mais les responsables font comme s’ils représentaient tous les catholiques.

Dans ce contexte, les pressions des autorités catholiques pour faire passer des lois en accord avec les positions catholiques officielles sont considérées comme des abus de pouvoir. Ainsi en a-t-il été, il y a deux ans, lorsque des manifestations nombreuses, organisées par des catholiques traditionnels, soutenues par Rome et beaucoup d’évêques français, ont tout fait pour que ne soit pas votée la Loi sur le mariage homosexuel. Pareillement les mêmes lobbys s’activent auprès des députés et du gouvernement dans le débat actuel sur la bioéthique concernant les débuts et la fin de la vie. Il en fut de même lors du débat il y a cinquante ans lors du débat à l’assemblée nationale sur l’avortement, et plus tard sur la création du Pacs.

Ces agissements – souterrains ou au grand jour - sont vécues comme inadmissibles dans un pays organisé selon le principe de la laïcité, séparant les religions et l’Etat, et laissant à l’Etat et ses représentants le soin après débat, de décider librement des lois.

Il n’est pas étonnant que face à ce cléricalisme qui s’exerce à l’intérieur de l’Eglise comme dans la société civile, beaucoup de chrétiens aient abandonné la foi ou aient pris, sans l’abandonner, leurs distances vis à vis de l’Eglise ne la reconnaissant plus comme témoin de l’évangile de Jésus. Les hémorragies ont commencé avec l’avènement de la modernité au XVIIème -XVIIIème s. et dans toutes les classes de la société, elles ont augmenté au XIXème s et se sont considérablement accrues depuis les années cinquante.

(à suivre)

Jacques Musset

(1) Quand récemment il a parlé de l’avortement comme d’un acte de tueur à gages, son expression ne révèle-t-elle pas, consciemment ou inconsciemment, non seulement une méconnaissance des situations complexes mais aussi un mépris de celles qui y ont recours ? (retour)