S’il ne se passe rien, on peut dire que dans un siècle, il ne restera en Europe plus grand-chose du christianisme. Mais il peut être totalement transformé par des innovations dont nous n’avons pas aujourd’hui la moindre idée(1).
Marcel GAUCHET
Il m’arrive souvent, de ces temps-ci, de penser au pape François. Quel poids ne porte-t-il pas sur ses épaules ? Son nom dit bien sa mission. « L’Église a besoin d’un nouveau François : tout ce qui nous encombre, il ne l’avait pas, tout ce dont nous avons besoin, il l’avait », avait déclaré feu le cardinal Danneels avant son élection. Le saint d’Assise est en effet bien connu pour son amour de la nature et sa « sobriété heureuse ». Le Poverello était aussi intensément attaché au Christ – rappelons-nous les stigmates – et soucieux de toute l’Église. Dans la chapelle lézardée de San Damiano, il avait entendu Jésus lui dire : « Rebâtis mon Église ! » Le jeune converti avait d’abord cru qu’il s’agissait de maçonner. Mais très vite, il comprit qu’il était question de l’Église avec une majuscule. Par les nombreuses communautés nées dans sa mouvance, François apporta la réponse à l’Église de l’époque.
C’est souvent par le bas que l’Église a pu renaître, à partir de petites poches de fraternités évangéliques. Ne serait-ce pas ce dont cette institution bimillénaire a un urgent besoin ? Nous traversons en effet une crise profonde, la plus forte depuis 400 ans, a pu dire Odon Vallet, historien des religions. Dans nos pays, cette crise me semble double : globale, d’une part ; interne de l’autre.
Une crise religieuse globale
Nous assistons à la disparition de la « matrice catholique » de notre société, à la fin du « modèle paroissial ». Celui-ci est exsangue dans les campagnes et survit à peine dans les villes. Jadis, l’institution romaine quadrillait tout le territoire. Chaque étape de la vie était encadrée par elle, quasi chaque association avait son aumônier. L’Église dictait les valeurs, soutenait les arts, organisait les universités et offrait un sens à la vie par sa spiritualité. Notre société était chrétienne. On en est loin aujourd’hui. Les institutions sont désormais laïques et la culture se sécularise, les citoyens se défont de la religion(2).
L’Église, qui était au centre, se retrouve à la marge, « exculturée », selon le mot de Danièle Hervieu-Léger. La sociologue française des religions a pointé trois domaines où le fossé entre la culture héritée du christianisme et celle de la modernité s’élargit, ceux du rapport à l’au-delà, à la nature, à la hiérarchie. Voyons.
La prédication partait des manques de l’existence et présentait un au-delà où ils seraient comblés. Nous sommes désormais – mais non pas tous – dans une société d’abondance et de surconsommation. L’inquiétude pour la moisson n’est plus notre souci quotidien. La croyance en un au-delà compensatoire disparaît au profit de la valorisation de l’ici-et-maintenant.
Dans la nature, on pouvait lire la volonté de Dieu, puisqu’il en était le Créateur. Aujourd’hui, elle est ce que l’homme domine, transforme, utilise. L’homme n’est plus devant elle comme devant un grand livre ouvert, mais au-dessus d’elle comme un manager. Il n’interroge plus la Bible, mais il met en place des comités éthiques.
Depuis la Révolution française, enfin, la société a essayé d’éliminer toute hiérarchie et mis en place des « républiques d’égaux ». Même la famille est concernée. L’Église catholique, elle, est une société fortement hiérarchisée où l’argument d’autorité reste souvent utilisé.
Le christianisme peut-il se dire dans la modernité ?
Le christianisme s’est dit dans la brillante culture religieuse du Moyen Âge, par exemple, ou dans celle du Baroque. Mais ceci est du passé. Notre présent, c’est la modernité. La religion a cessé d’envelopper toute la société, de l’organiser et d’être le premier lieu de sens pour l’individu et son rapport au monde. Jésus avait fait entendre son Évangile dans un monde spontanément religieux ; les premiers chrétiens parlaient d’une voie, d’un chemin. L’Église en a fait une religion. Le défi est aujourd’hui de redire l’originalité chrétienne dans un paysage sorti de la religion, où Dieu n’est plus évident.
Certes, la « chrétienté », cette collusion de la hiérarchie ecclésiale avec le pouvoir civil, est morte. Mais pas le christianisme. Un christianisme pauvre, nettement minoritaire dans nos régions, mais plus évangélique, va pouvoir apparaître. Un homme comme le jésuite Joseph Moingt a acquis la conviction que seul un recentrage sur l'Évangile plutôt que sur la religion pourrait permettre que le message soit entendu du monde actuel. Le théologien parisien parle d’un « humanisme évangélique(3)».
Le centre unique n’est désormais plus la paroisse, lieu d’accueil pour tous, mais le monde lui même où, au coude à coude avec les hommes et les femmes de bonne volonté, les chrétiens créent d’autres lieux – éventuellement provisoires – où se vivent différents aspects de notre humanité, qu’ils soient spirituels, culturels ou humanitaires, incarnant différentes valeurs de l’humanisme chrétien. Ce serait des « tiers-lieux ecclésiaux », selon l’expression d’Arnaud Join-Lambert(4), des espaces hospitaliers et innovants ouverts à tous. Cette Église sera donc multipolaire, en réseau. Le Pape François utilise souvent, pour la décrire, l’image géométrique du polyèdre, une unité, mais dont chacune des parties a sa particularité, son charisme.
La paroisse traditionnelle peut être un de ces lieux, mais ne sera plus le seul. Les monastères et abbayes aussi, comme le montre Danièle Hervieu-Léger dans son récent livre Le temps des moines. Clôture et hospitalité(5). « La conviction théologique qui fonde [cette] démarche, écrit-elle, est qu’à la pluralité de la société doit correspondre une pluralité de communautés afin que la mission chrétienne pour suivre sa course. »
C’est en se décentrant vers le monde que, paradoxalement, l’Église pourra se régénérer. Cela fait clairement écho au pape François qui, dès le début de son pontificat, a parlé d’une « Église en sortie ». Tout à l’opposé donc de la structure concentrique héritée de la réforme grégorienne du XIe siècle. Dans l’optique chrétienne, en effet, ce qui devrait importer, ce n’est pas que l’institution perdure, mais que le message continue à être annoncé. Sous cet angle, le ministère sacerdotal, par exemple, n’est plus l’incontournable, l’intouchable, celui qui exerce un quasi monopole. Le rôle du prêtre peut être revu afin de correspondre mieux au message lui-même en contexte de postchrétienté. Nous y reviendrons.
Les trois cercles concentriques
Les « valeurs » de l’Évangile sont universelles. Qui ne reconnaît pas dans le partage, le pardon, la solidarité, un supplément d’humanité ? Ces valeurs ressemblent à celles promues et vécue par Jésus qui, aux yeux des chrétiens, est la figure de l’humain accompli. Tout humain « de bonne volonté » peut se reconnaître dans l’Évangile. Tous ceux qui vivent leur existence en vérité de conscience(6), qui tentent d’humaniser toute situation, œuvrent dans le sens des droits humains et cherchent à être des humains parmi les humains, malgré leurs incohérences — mais qui n’en a pas ? — tous ceux-là, quelle que soit leur foi religieuse sont, aux yeux des croyants, animés par l’Esprit de Dieu.
D’un point de vue chrétien, j’aime voir trois cercles concentriques, séparés par une frontière en léger pointillé. Il y a ceux qui, appartenant à d’autres religions ou même s’opposant à toute religion, vivent des valeurs semblables à celles de l’Évangile. Ils puisent dans le fonds commun de l’humanité qui, aux yeux du chrétien, est créée à l’image de Dieu, sans distinction de race ou de religion. Ce qui ressemble à l’Évangile, même s’il ne s’en revendique pas, rend Dieu présent et contribue à la croissance du Royaume, c’est-à-dire de ce monde enfin transfiguré de part en part par l’amour, conformément au projet divin.
Il y a, deuxième cercle, ceux qui se réclament des valeurs chrétiennes, mais sans les enraciner dans une transcendance ni entretenir une relation avec le Christ. Ils ont hérité de ces siècles d’imprégnation chrétienne. Ces valeurs prennent corps dans bien des institutions : les caisses de solidarité sociale, la Justice qui respecte le droit de la défense, l’enseignement qui se veut le plus égalitaire possible, les hôpitaux qui accueillent les malades et promeuvent la santé pour tous, indépendamment des classes sociales. Le christianisme a gagné, estime Luc Ferry : ses valeurs — essentiellement l’égalité démocratique et la logique d’amour — ont été intégrées par la société. Notre société occidentale est bien « sortie de la religion », selon la formule de Marcel Gauchet.
Enfin, troisième cercle, la koinonia, communion fraternelle en Jésus, l’Église proprement dite. Les croyants pratiquants entretiennent explicitement dans leur communauté la mémoire de ce Jésus parce que son message et sa personne demeurent subversifs jusqu’à la fin des temps. Le sacrement de l’Eucharistie donne une visibilité rituelle à leur utopie d’un banquet offert à toute l’humanité. Jésus a plus d’une fois utilisé cette image et lui-même partageait volontiers la table avec ceux qui l’invitaient, pharisiens ou pécheurs.
La communauté est ici importante. On ne peut être chrétien tout seul. Et c’est peut-être là que le bât blesse. La petite communauté des disciples autour du Christ ou au lendemain de la Pentecôte est devenue une gigantesque institution qui a traversé, bon an mal an, les siècles. Ses membres ne sont plus à portée de voix, mais en relation hiérarchique. Elle est maintenant ce système que nous voyons bien malade aujourd’hui. L’institution — sans doute nécessaire — est devenue lourde et fragile, passible de tous les dérapages et scandales. La pédophilie des clercs, les abus sexuels, les doubles vies n’en sont que des symptômes. Le mal est plus profond. Le système pyramidal s’effondre. L’Église est désormais pour beaucoup un obstacle à ce qui demeure prioritaire : l’annonce de la bonne nouvelle évangélique. Or, Jésus n’était pas venu fonder une institution garantissant au monde la véritable religion. Il avait simplement mis en marche une « mouvance de disciples » et leur avait donné mission d'annoncer et de répandre son projet de Royaume de Dieu.
Notons au passage l’attente grandissante de communautés plus émotionnelles où des sentiments intenses sont partagés, les Églises traditionnelles apparaissant comme froides et figées. On assiste en effet à une véritable explosion de communautés protestantes évangéliques et pentecôtistes partout dans le monde. Elles parviennent à susciter chez leurs fidèles, en terme de pratique, ce que les Églises historiques n’obtiennent plus.
Cette Église est actuellement en situation de diaspora. Elle s’inscrit dans la mosaïque sociale avec de moins en moins de privilèges. Elle a droit à la parole comme les autres, mais ne peut plus parler plus haut que les autres. Cette étape de la modernité, Habermas l’appelle « postséculière ». Les croyants, estime-t-il, ont le droit de contribuer aux débats publics par des arguments religieux. Il parle de « réserves de valeurs » présentes dans la société civile grâce, par exemple, aux Églises. La vision de Paul VI était prophétique : « L’Église se fait conversation avec la société, de laquelle elle se reconnaît intimement solidaire » (Ecclesiam Suam, (6 août 1964). Mais un petit nombre, s’il vit le message en vérité, ne peut-il pas soulever le monde ? Jésus évoquait le peu de levain capable de faire lever toute la pâte.
La lettre à Diognète, un anonyme du IIe siècle, mérite ici une mention spéciale :
Les chrétiens ne se distinguent pas des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Leur genre de vie n’a rien de singulier. Ils se conforment aux usages locaux, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois… En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde.
Une institution en péril
La crise est aussi interne. Notre propos sera ici limité. Nous nous en tiendrons à l’organisation de l’Église dans nos pays de postchrétienté. Ce système, aujourd’hui, s’effondre, mais l’Église peut survivre autrement.
Dans son livre Réinventig organizations, Frédéric Laloux veut contribuer à des relations plus participatives ou collaboratives et davantage horizontales que verticales dans le monde de l’entreprise. Il classe les différents modèles d’organisation et leur donne une couleur : le rouge pour l’autorité forte, l’ambre pour les structures pyramidales rigides et stables, qui répètent toujours le passé, l’orange pour le modèle méritocratique, le vert pour le type plus familial et l’opale pour celles fondées sur la valorisation de la contribution de chacun tout en permettant des prises de décision efficaces, la résolution de conflits et une centration sur les objectifs fondamentaux.
L’Église ne devrait-elle pas prendre exemple sur le modèle opale et renoncer au fonctionnement rouge ou ambre qui ressemble si peu à ce que Jésus présente dans l’Évangile ? Qu’on se souvienne du Lavement des pieds (Jean 13, 1-17), épisode propre à Jean mais qui trouve un quasi un correspondant dans l’évangile de Luc, situé aussi le Jeudi, veille de la mort du Christ. Je ne peux m’empêcher de le citer. Jésus vient de partager le pain et le vin en signe de sa mort prochaine et d’annoncer la trahison de Jésus. Voici ce qui suit immédiatement :
24 Ils [les apôtres] en arrivèrent à se quereller : lequel d’entre eux, à leur avis, était le plus grand ?
25 Mais il leur dit : « Les rois des nations les commandent en maîtres, et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs.
26 Pour vous, rien de tel ! Au contraire, que le plus grand d’entre vous devienne comme le plus jeune, et le chef, comme celui qui sert.
27 Quel est en effet le plus grand : celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert(7).
Il semblerait que l’Église des premiers siècles ait fonctionné selon cette dynamique opale. De nombreux passages évangéliques en sont la trace. Vint le tournant constantinien (313) et surtout celui de Théodose qui érigea le christianisme en religion d’État (380). L’Église s’est alors mise à fonctionner à la manière de l’empire, surtout lorsque celui-ci s’effondra et qu’elle prit le relais. Au XIe siècle, la réforme grégorienne(8) quadrilla tout le territoire selon le modèle hiérarchique, soumettant chaque chrétien à un curé lui-même soumis à son évêque, celui-ci relevant du pape. Ainsi une société parallèle, une societas perfecta, parce que d’origine divine, se constituait et a perduré jusqu’à son effondrement actuel(9). En Europe, en effet, la désertion connaît aujourd’hui une ampleur sans précédent. Les fidèles quittent l’Église de leur enfance et les baptêmes des adultes sont loin de compenser(10).
L’Église semble encore fonctionner de manière autarcique, mais tourne de plus en plus à vide. Les pratiquants de jadis se font absents. Si l’on estimait à 42% dans les années 60 le nombre de pratiquants hebdomadaires, on parle actuellement de 3% au moins une fois pas mois. Nos contemporains croient de moins en moins — « Je crois que je ne crois plus ». Les jeunes particulièrement ne prennent pas le relais. Ils ne se retrouvent pas dans le langage chrétien et ne sentent plus appartenir à l’Église, sauf quelques cercles identitaires, opérant un retour à la tradition. Leurs solidarités sont ailleurs. Ils ont appris à être heureux sans Dieu. En Belgique, selon une étude franco-britannique récente (2018) sur les jeunes de 16 à 29 ans, ils seraient 22% à se dire catholiques, dont seulement 2% de pratiquants. En France, 64% se déclarent sans religion.
À l’occasion de l’affaire « Barbarin (11)», on commence à percevoir que les dérapages du personnel ecclésiastique relèvent de la juridiction civile et pas seulement de celle de l’Église. Les chrétiens aspirent à une autre Église : « La vraie attente des chrétiens du XXIe siècle n’est-ce pas plutôt : la participation, la cogestion, l’égalité, la non-discrimination entre “simples” baptisés et baptisés ordonnés(12)… ? ». Le théologien Yves Congar : « Tout ce qui concerne les chrétiens devrait être décidé avec eux. »
D’une « mouvance » (José Antonio Pagola), le christianisme était devenu une religion avec tous les maux caractéristiques de celles-ci, que Jésus avait voulu combattre. À titre d’illustration qui ressemble à une caricature, mais qui est une citation tout a fait exacte, voici une affirmation de l’encyclique Vehementer nos où Pie X (1906) condamnait la loi française de séparation de l’Église et de l’État : « L’Église est, par essence, une société inégale c’est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et le troupeau. » On devine sans peine les conséquences d’une telle vision des choses : patriarcalisme, autoritarisme, cléricalisme…
Les prêtres et le cléricalisme
Toute religion a tendance à s’organiser en institution susceptible de toutes les dérives et oublieuse de son inspiration première. La question du cléricalisme est au centre de la problématique. Elle tourne, bien sûr, autour du statut du prêtre(13) et finalement de la conception de l’Église. Joseph Moingt n’hésite pas à dire : « Une société qui ne produit plus de prêtres est une société qui ne désire plus se reproduire sur le modèle de son passé religieux(14). »
Manifestement, en effet, le modèle actuel du prêtre ne séduit plus la jeune génération. Les séminaires sont vides. Rien ne semble indiquer un redressement de la courbe drastiquement descendante des vocations classiques dans notre pays(15). Et faire appel à des prêtres étrangers, c’est entretenir le système obsolète. On ne résout pas les problèmes avec les outils qui les ont engendrés, disait Einstein. Il s’en suit que les églises se vident et que l’on ne regarde pas le problème en face.
Alors que Jésus avait suscité une fraternité où la seule hiérarchie était vue par le bas, en terme de service, très vite s’est mise en place un « dualisme hiérarchique » (José Arregi), une « structuration binaire » (Hervé Legrand). Ce modèle a engendré une scission dans le corps ecclésial, a pu dire le pape François qui a fait de la lutte contre le cléricalisme un de ses chevaux de bataille.
Le prêtre était devenu un personnage sacré, se tenant à l’écart du commun des mortels jusque dans sa sépulture qui devait être séparée de celle des laïcs et située dans un lieu plus honorable, disait encore le Droit canon de 1917 (1209 § 2). C’est à sa désacralisation qu’il faut travailler. Depuis quelques décennies, le tournant s’opère. On peut maintenant tutoyer le prêtre qui ne porte plus cette soutane qui le mettait à part (même si le « col romain », vestige de l’habit ecclésiastique, a tendance à revenir). Serait-ce un raccourci que de dire que le célibat obligatoire dans l’Église latine en est une traduction, même s’il faut reconnaître que les Églises au clergé marié ne sont pas non plus sans problèmes.
Le registre théologique du sacrifice abonde dans le même sens. Que l’on se souvienne de l’expression, aujourd’hui pratiquement disparue, du « saint sacrifice de la messe ». Toutes les religions ont pratiqué des rites sacrificiels – sacrifices végétaux, animaux et même humains. Or, s’il y a sacrifice, il faut des sacrificateurs. Ces « prêtres » (au sens grec du mot hiereus) sont, par ces rites, en contact direct avec la ou les divinités, et ils en deviennent sacrés, car ils ont accès à ce qui échappe à l’homme ordinaire. Notons que, dans le Nouveau Testament, on ne voit jamais Jésus faire des sacrifices, pourtant fréquents dans l’Ancien Testament. S’il va au Temple, c’est pour enseigner (pour prier, il se retirait dans des endroits solitaires)(16).
Au vingt-et-unième siècle, cette culture sacrificielle n’existe plus guère. Nous nous exprimons dans un autre registre symbolique, que l’on pourrait qualifier d’humaniste. Malgré tout, la conception que l’on a du prêtre ne s’en est pas encore totalement affranchie, et le vocabulaire liturgique non plus. Vatican II, sur ce point, n’est pas encore assimilé. Ce Concile distingue le « sacerdoce commun des fidèles » et le « sacerdoce ministériel ». Si, selon le Concile, y a une différence essentielle et non uniquement de degré entre les deux sacerdoces des prêtres, qui est au service du premier, il n’y en n’a pas pour autant une entre les personnes qui sont appelées à ce service et les fidèles. Tous les chrétiens sont sur pied d’égalité en vertu de leur baptême. Or tel est bien le problème du cléricalisme : le prêtre se réduit à sa fonction et s’attribue dès lors un statut sacré. En découle le syndrome de tout pouvoir. Il est urgent de passer d’une logique sacrificielle à une logique fraternelle.
Les prêtres de demain
Ce qui est notamment en jeu avec la raréfaction des prêtres, c’est la fraction du pain en mémoire de Jésus, la messe. Il ne s’agit de maintenir une structure verticale de l’Église, mais de permettre notamment aux communautés chrétiennes des villages oubliés de faire ce geste en mémoire de Jésus car, pour un catholique, il est fondateur. Et ce problème se posera très prochainement pour les communautés urbaines et pour tous les petits groupes qui, comme au temps des catacombes, se réunissent dans des habitations privées. Il ne faudrait pas oublier le droit d’une communauté à l’eucharistie. Le peuple de Dieu est premier et non la hiérarchie.
La question du célibat « obligatoire » des prêtres revient souvent dans les conversations entre croyants. Il ne s’agit pas de supprimer la vocation au célibat, mais d’accueillir plusieurs manières de vivre ce ministère ordonné. L’évêque Fritz Lobinger, que le Pape a lui-même cité lors de l’interview dans l’avion du retour de Panama, plaide pour une mise en place de deux clergés : l’un marié, appelé « corinthien » (selon le modèle pratiqué par saint Paul à Corinthe et dans les communautés qu’il fondait), à temps partiel, issu de la communauté et reconnu par l’évêque, pour animer la fraternité et présider l’eucharistie ; l’autre « paulinien », engagé dans le célibat, œuvrant à temps plein pour conduire les communautés à l’état adulte, faire le lien entre elles, former et animer les prêtres de communauté. J’avoue être séduit.
En termes techniques, il s’agit de permettre l’ordination des viri probati, de personnes dont la maturité a été éprouvée, de prêtres « corinthiens ». Dans ce cas de figure, il ne s’agirait plus d’être prêtre dès le plus jeune âge (c’est d’ailleurs de moins en moins fréquent), mais d’être un jour ou l’autre choisi par la communauté. On retrouverait ainsi le sens profond du mot grec presbuteros : l’ancien. C’est vers la quarantaine ou la cinquantaine, en effet, que l’on serait appelé à ce service – bénévole ou à charge de la communauté –, après avoir mené à bien sa vie conjugale, familiale, professionnelle. La personne élue sera présentée à l’évêque qui confirmera ce choix en lui imposant les mains. L’exigence de formation qui leur serait demandée ne serait évidemment pas la même que celle d’aujourd’hui pour les prêtres à plein temps et pour toujours. Sept années d’étude après les humanités, ce serait disproportionné.
Problèmes particuliers
Des ministres élus. Aux origines chrétiennes, seul pouvait recevoir l’ordination celui qui était appelé par une communauté déterminée. Le lien avec celle-ci était donc essentiel. S’il cessait d’en être le président, il redevenait laïc au sens plein du terme, c’est-à-dire un baptisé comme les autres. C’était d’ailleurs la communauté tout entière qui concélébrait sous la conduite de celui qui la présidait. Avant le concile de Nicée (325), douze pères de familles avaient droit à un président ordonné par l’évêque. Parfois même un laïc était appelé à célébrer l’eucharistie. Il faut attendre le 2e millénaire pour entrer dans un système binaire et voir la dimension ecclésiale de l’eucharistie réduite au célébrant, la dimension communautaire s’estompant. On en vint à parler, au XIIIe siècle, du « caractère » conféré par ce sacrement, c’est-à-dire une marque indélébile, une empreinte quasi ontologique. On pouvait devenir prêtre « à soi tout seul ». « Celui qui doit présider à tous, disait le pape saint Léon le Grand, au Ve siècle, doit être élu par tous. » Ne pourrait-on en revenir, dans nos pays, à une élection des évêques et à un choix des prêtres par les communautés (qui seront de taille plus réduite et donc plus intenses).
Des ministères à temps partiels et temporaires. Ne pourrait-on pas envisager la présidence d’une communauté comme un service temporaire et une occupation à temps partiel ? Si le choix vient de la communauté et que l’accent n’est plus mis sur le « caractère » sacré du prêtre – Tu es sacerdos in æternum —, la réponse peut être positive. À une époque où de nombreux baptisés se forment, il ne devrait pas être difficile de trouver des personnes aptes. Idéalement, il faudra toujours une reconnaissance de l’évêque, un mandat qui manifeste que le prêtre n’est pas seulement l’émanation de la communauté mais aussi un don de Dieu et qu’il relie à l’Église universelle à laquelle chaque membre appartient.
L’ordination des femmes. Question plus délicate que celle-là. Le Nouveau Testament, marque un tournant, faisant une place importante aux femmes. Saint Paul, même s’il parle sur fond d’une culture encore patriarcale, a proclamé haut et clair l’égalité de l’homme et de la femme: « Il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Galates 3, 28). De plus, la première page de la Bible donnait déjà de l’être humain une vision sexuée et pas seulement masculine. Quant à notre culture moderne, elle tend vers l’égalité des sexes.
L’Eglise tient à la différence intrinsèque, et pas seulement culturelle, entre l’homme et la femme. Elle voit dans le fait de réserver la prêtrise aux hommes une cohérence symbolique avec sa conception anthropologique : il n’existe pas un être humain indifférencié, mais deux manières différentes d’être au monde. Or les sacrements se situent dans le registre symbolique et non organisationnel. Le Christ étant historiquement un homme (cela fait partie de la contingence de l’histoire), seul un homme peut agir in persona Christi, à la place du Christ, selon la formule théologique consacrée.
Mais si l’on veut maintenir le dialogue avec la culture moderne et si, de plus, on promeut une conception moins sacrée du prêtre, ordonner les femmes serait un pas en avant dans la ligne du tournant opéré par Jésus. Cela va dans le sens de l’histoire et lèverait une réserve importante de nos contemporains vis-à-vis de l’institution ecclésiale. La première étape sera la réinstauration de diaconesses et la création – puisque tel est le mot – de femmes cardinales, leur donnant ainsi un rôle de conseil du pape et d’élection de son successeur. L’onction des malades ne pourrait-elle pas aussi être donnée par une religieuse, voire — allons plus loin — par le laïc ou la laïque qui visite la personne sur son lit d’hôpital ou à la maison ? Ne doit-on pas desserrer l’étau sacramentel devenu un quasi monopole sacerdotal et masculin (exception faite pour le mariage et le baptême) ? Il me semble que oui.
Conclusions
L’Église, devenue minoritaire, est invitée à quitter l’extensif en vue de l’intensif, à passer de la societas perfecta, qui avait tout en son sein pour ses fidèles, à une « koinonia » fraternelle et solidaire, intensive, où ses membres se ressourcent et tissent des liens chaleureux. Il faudra veiller, bien sûr, à ne pas oublier le coude à coude avec ceux qui n’appartiennent pas à ces communautés, à ne pas privilégier le particulier au détriment de l’universel(17). Ce qui est certain, c’est que l’Église-institution de type paroissial d’il y a moins de 50 ans encore ne fera plus partie de notre paysage dans un temps tout proche. Il faudra créer d’autres lieux pour que l’Évangile puisse encore rencontrer les hommes et les femmes d’aujourd’hui.
Pour les lecteurs non chrétiens qui observent l’évolution de la société, cet article leur apparaîtra comme une description sociologique de l’évolution de l’institution qui a marqué profondément l’histoire de l’Occident. Pour les catholiques, il apparaîtra peut-être comme un coup de massue. Où est l’Église d’antan ? En effet, c’est un changement de cap profond que proposent ces lignes. François, le pape venu du bout du monde, a invité, dès le début de son pontificat, à « abandonner le confortable critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”. J’invite chacun à être audacieux et créatif dans ce devoir de repenser les objectifs, les structures, le style et les méthodes évangélisatrices de leurs propres communautés(18). » Dans ce domaine, il ne faut pas avoir peur de l’éphémère. Ce n’est pas parce qu’une initiative ne dure que quelques années qu’elle n’a pas porté de fruit. Procéder par essai et erreur est humain.
La nostalgie est un immobilisme. Les chrétiens doivent se tourner résolument vers l’avenir tout en restant enracinés dans les intuitions originales du christianisme en ses débuts. Il y va de leur survie dans nos pays. Si Jésus a voulu susciter une communauté de femmes et d’hommes qui vivent de sa Bonne Nouvelle et sont ainsi levain dans la pâte, il n’avait pas envisagé une institution puissante. Sans doute la chrétienté a-t-elle porté des fruits. Il ne faut donc pas la rayer de nos mémoires. Mais tel n'est plus notre étape historique. Les chrétiens sont devenus un « petit troupeau » (Luc 10, 32). Ils ont à trouver leur juste place dans cette société qui, sans le savoir sans doute, attend d’eux un supplément d’âme. Il est temps non de quitter l’Église, mais de sortir des églises. Car l’Évangile est un fameux trésor à partager !
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