L’exigence du décryptage
A lire d’une manière littérale les récits évangéliques concernant la résurrection de Jésus, on pourrait les prendre pour des reportages palpitants. Cette lecture fondamentaliste serait une impasse. Ces textes écrits il y a vingt siècles dans des formes littéraires et avec des représentations qui ne sont plus les nôtres appellent de notre part un décryptage, si nous voulons en recueillir les messages. C’est le travail de ce qu’on appelle l’exégèse et il doit s’exercer sur tous les textes des évangiles, sous peine de contre-sens ou de non-sens. Il ne concerne pas seulement les spécialistes, mais n’importe quel lecteur et à fortiori les chrétiens, ce qui, hélas, n’est pas la pratique la plus répandue. Ceux-ci ont besoin d’un minimum de clés pour lire intelligemment les témoignages de foi des premiers chrétiens sur Jésus ressuscité et, à travers eux, percevoir qui fut le Jésus historique et ce sur quoi il a misé sa vie.
Relation de faits historiques ou témoignages de foi ?
Faisons l’exercice sur les récits évangéliques concernant la résurrection de Jésus. Une simple comparaison de leurs contenus fait apparaître quelques points communs mais beaucoup de différences, dont certaines sont même contradictoires. Par ailleurs, ces récits sont remplis de manifestations surnaturelles qui tiennent du prodigieux. Ce sont déjà des indications signalant que ces textes n’ont pas de prétention historique, même s’ils en ont l’air.
Regardons-y de près pour confirmation et décodage. Examinons d’abord les récits autour du tombeau vide, puis ceux relatifs aux apparitions du ressuscité (je ne tiens pas compte de textes ajoutés après coup en Marc (16, 9-20) et Jean (21).
Que lit-on ? Chez les trois synoptiques uniquement (Marc, Matthieu et Luc), le premier jour de la semaine (le dimanche), des femmes (dont Marie de Magdala) vont au tombeau pour rendre les derniers hommages au crucifié ; la pierre d’entrée en est roulée, le corps de Jésus a disparu, et un ou deux anges resplendissant de lumière leur annoncent solennellement que le crucifié est vivant, qu’il s’est éveillé des morts. Ajout corsé en St Matthieu : les gardes des grand-prêtres qui ont été postés près du tombeau pour le surveiller et empêcher tout vol du corps partent à la renverse face à la manifestation angélique très spectaculaire ! Les apôtres avertis par les femmes crient cependant au radotage.
En Saint Jean uniquement, Marie de Magdala va seule au tombeau pour honorer son ami défunt, elle constate que la pierre est roulée et, faisant l’hypothèse que le corps a été dérobé, court avertir Pierre et Jean qui en concluent que Jésus est ressuscité. Marie restée sur place ne semble pas convaincue. Elle se lamente et voilà que, sans le reconnaître, elle est interpellée par Jésus en chair et en os qu’elle prend pour le jardinier du cimetière. Lorsque Jésus l’appelle par son nom, elle le reconnaît, et veut le toucher mais Jésus l’envoie transmettre la bonne nouvelle aux disciples.
Chez Luc, la nouvelle leur est confirmée en soirée par les deux disciples qui découragés et rentrant chez eux ont reconnu Jésus sur la route de Jérusalem vers Emmaüs.
Les récits concernant les rencontres du ressuscité avec ses apôtres et disciples posent également bien des problèmes. D’une part, ces rencontres divergent grandement quant au calendrier et aux lieux. Chez Matthieu, elles durent au moins plusieurs jours ; chez Luc tout est bouclé en une seule journée qui se termine par l’ascension au ciel de Jésus ( pourtant le même Luc, auteur des Actes des apôtres, parle de rencontres qui ont lieu pendant quarante jours à l’issue desquelles se situe l’ascension) ; chez Jean, Jésus s’attarde huit jours pour retrouver Thomas absent lors de la première apparition ; lors du premier rendez-vous, Jésus donne l’Esprit à ses apôtres ( la Pentecôte a lieu dans les Actes des apôtres cinquante jours après Pâques). Quant aux lieux de rendez-vous, c’est également très contrasté. Chez Luc et Jean, c’est à Jérusalem ; Jésus en a donné la consigne. Chez Matthieu, c’est en Galilée que Jésus leur a expressément ordonné de se rendre pour l’ultime adieu. D’autre part, la manière dont celui qui a franchi les barrières de la mort se manifeste sont étranges et même invraisemblables : il traverse les murs, surgit à l’improviste, n’est pas reconnaissable par ses amis dans un premier temps, puis se laisse identifier, donne ses instructions, disparaît comme il est venu et réapparaît à son gré tantôt à Jérusalem, tantôt sur les routes de Judée et en Galilée avant de monter vers le ciel. Il est de nombreux chrétiens aujourd’hui qui entendant ces récits mais n’ayant pas les clés pour les interpréter, les prennent pour de belles histoires merveilleuses, comme on en trouve dans les contes. C’est trop beau pour être vrai ! Et quand ils pensent et disent « vrai », ils pensent spontanément vérité historique.
Des clés pour comprendre
Or la vérité de ces récits n’est pas d’ordre historique mais de l’ordre de la foi. Ils visent à exprimer la conviction qui s’est imposée aux apôtres et disciples après la mise à mort violente de leur maître : Celui-ci, loin d’être un imposteur comme on le disait, est en réalité l’initiateur du Royaume tant attendu, la mort n’a pas eu raison de lui, Dieu l’a réhabilité en le ressuscitant (1) et la Voie qu’il a inaugurée est chemin de « la vraie vie ».
Cette certitude toute intérieure, les disciples l’ont proclamée au point de départ en quelques phrases lapidaires que l’on trouve dans les Actes des apôtres (Actes 2, 22-24). Puis au fur et à mesure, les premières générations chrétiennes du premier siècle l’ont exprimée à travers des récits, en reprenant l’imagerie et les mises en scènes littéraires utilisées dans des textes de l’Ancien Testament, pratiques courantes chez les auteurs bibliques. Par exemple, les interventions des anges signifient (pour le croyant) que Dieu est impliqué positivement dans les événements dont on parle. De même, la soudaineté avec laquelle se produit l’inattendu et l’impossibilité de le maîtriser signifie que Dieu est à l’œuvre. De même encore, l’expérience du doute signifie que la reconnaissance de la présence de Dieu ne va pas de soi ; la peur, la sidération, le silence manifestent aussi la présence du divin qui submerge. Tous ces langages sont codés. Ainsi les auteurs des récits évangéliques les ont construits en employant pour une part leurs matériaux dans la littérature biblique, mais ils les ont agencés avec originalité pour signifier le message qu’ils souhaitaient transmettre.
Signification des lieux : Galilée et Jérusalem
Faute de place pour une démonstration précise des contenus des textes, j’attire l’attention sur la signification des deux lieux où le ressuscité donne rendez-vous à ses disciples en Luc (Jérusalem) et Matthieu (la Galilée). Une lecture littérale n’en voit pas l’importance. Pourtant à travers cette présentation deux messages essentiels mais différents sont délivrés. Ils ne sont pas contradictoires, mais chacun a son originalité qui met en relief une dimension particulière du message évangélique.
Chez Matthieu, le thème de la Galilée est capital. Le ministère de Jésus commence en cette région (4, 12-17) et s’y achève (28, 16-28). Quelle signification faut-il y lire ? La Galilée est appelée en 4,15 « la Galilée des nations », expression qu’on trouve dans le prophète Isaïe. C’est une terre de frontières bordée par des nations païennes, en contact direct avec le monde non-juif, une terre soupçonnée par les gens de Jérusalem de professer une foi peu orthodoxe, pas « très catholique ». Isaïe annonçait qu’à la fin des temps, c’est là que Dieu se manifesterait aux nations. Relisant ce passage biblique, Matthieu présente Jésus dès les premiers chapitres comme lumière pour ceux qui sont au pays de la nuit (4, 12-17) et à la fin, si le ressuscité se manifeste d’une manière ultime en Galilée et pas ailleurs, c’est pour signifier que la bonne nouvelle de Pâques n’est pas confinée dans les clôtures de la stricte observance juive mais qu’elle est offerte à tous les humains sans préalable et sans distinction, qu’elle est appelée à franchir les frontières, prête à s’enraciner en n’importe quelle terre, à commencer par celles auxquelles on ne songerait pas. En écrivant pour des chrétiens d’origine juive, Matthieu souligne que le terrain du Ressuscité ce n’est plus le domaine juif, c’est le vaste monde des hommes. En Jésus, Dieu n’est plus assigné à résidence, il ne connaît pas de frontières. Le thème « Galilée » chez Matthieu exprime l’universalisme du monde nouveau, mis en relief d’une façon singulière par Jésus durant sa vie publique (Mt 28,16-20). « La vraie vie » est offerte à tous.
La perspective de Luc est très différente : le lieu de rendez-vous du ressuscité avec ses disciples est Jérusalem. Que signifie ce thème ? Pour le découvrir, il faut considérer ensemble les deux livres de Luc : son évangile (autour de l’événement Jésus) et les Actes des apôtres qui en est la suite (autour de la diffusion dans le monde de la Bonne Nouvelle évangélique). Jérusalem est au centre de la composition : tout converge vers Jérusalem dans l’évangile de Luc, tout part de Jérusalem dans les Actes.
En effet, l’évangile de Luc est construit comme une marche de l’envoyé de Dieu de Galilée vers Jérusalem (9,51), la ville sainte, lieu traditionnel de la Présence de Dieu au cœur du Temple. Son but : signifier que Jésus est le point d’aboutissement de toute l’aventure spirituelle d’Israël. Son témoignage culmine sur la croix du Golgotha, une des collines de Jérusalem ; là, Jésus révèle, à qui voit au- delà des apparences, le visage d’un Dieu qui s’offre à tous les hommes et les appelle à expérimenter « la vraie vie ».
Dans les Actes des apôtres de Luc, la diffusion de « la vraie vie » part de Jérusalem pour rayonner dans toutes les villes de l’empire romain, grâce à l’action des apôtres et des disciples et notamment à Paul, particulièrement actif et créatif. Jérusalem n’est désormais plus la demeure de Dieu par excellence, puisque Dieu a émigré partout où vivent des humainss ; le Temple est caduque, puisque le culte véritable se vit au plus intime de soi et dans le service des humains, chrétiens ou non ; nombre de prescriptions légalistes de la loi de Moïse n’ont plus de raison d’être, ce qui compte c’est la droiture du cœur et l’engagement sur les traces de Jésus.
En définitive, le thème de Jérusalem en Luc souligne d’une part (dans son évangile) l’enracinement juif de l’événement Jésus et l’accomplissement en lui de la vocation d’Israël. Il manifeste d’autre part (dans les Actes) la fécondité du témoignage de Jésus se répandant et s’incarnant dans une multitude de nation et de cultures, et y faisant fleurir partout « la vraie vie » de manière inédite.
Jésus, est et sera toujours Jésus selon...
Matthieu et Luc, deux présentations de Jésus ressuscité, deux interprétations liées aux auteurs et aux communautés auxquelles ils appartenaient. Il en va ainsi chez les deux autres évangélistes et aussi dans les autres textes qui constituent le Nouveau Testament. Il y a autant de visages de Jésus que d’auteurs. Chacun met l’accent sur telle ou telle dimension du message et de la pratique du nazaréen en fonction des questions et situations des auteurs et de leurs communautés et chacun l’exprime à sa manière et dans sa culture. Il ne peut en être autrement aujourd’hui : actualiser « la vraie vie » selon Jésus en paroles et en actes est une responsabilité qui ne consiste pas à répéter l’héritage reçu mais à le recréer dans les conditions présentes. C’est le sujet du dernier article.
(à suivre)
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