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1 octobre 2014 3 01 /10 /octobre /2014 12:25
Harold S. Kushner Un homme appelé Job.
Harold S. Kushner
LPC n° 27 / 2014

Harold S. Kushner est né à Brooklyn en 1935. Eminent rabbin aligné avec l'aile progressiste du judaïsme conservateur. Diplômé de l'Université de Columbia et de l'Université hébraïque de Jérusalem, il a enseigné à l'Université Clark au Massachusetts et à l'école rabbinique de la Jewish Theological Seminary. Quand il a eu la douleur de perdre son fils de 14 ans, il a cherché des réponses à ses questions dans les livres de théologie, auprès de ses maîtres et amis. Son livre : "Pourquoi le malheur frappe ceux qui ne le méritent pas"(1981 Ed.Sand/Primeur) est le fruit de ses réflexions. En voici un extrait.

ll y a environ deux mille cinq cents ans, vivait un homme dont nous ne saurons jamais le nom, mais qui a depuis enrichi énormément la vie et l'esprit des humains. Cet homme sensible voyait de braves gens tomber malades et mourir partout autour de lui alors que des gens orgueilleux et égoïstes prospéraient. Il avait fait l'apprentissage de toutes les façons sages, pieuses et savantes de voir la vie, et il en était aussi insatisfait que nous le sommes aujourd'hui. Comme il était exceptionnellement doué et possédait une solide culture littéraire, il écrivit un long poème philosophique pour tenter d'expliquer pourquoi Dieu laisse survenir des malheurs aux braves gens. Ce poème apparaît dans la Bible sous le titre du Livre de Job.

J'ai toujours été fasciné par le Livre de Job ; je l'ai étudié, lu et relu, et je l'ai enseigné un grand nombre de fois. C'est un livre difficile à comprendre, un livre profond et magnifique sur le plus crucial des sujets : pourquoi Dieu laisse-t-il souffrir des personnes qui sont bonnes ? L'argumentation de l'auteur est difficile à suivre parce que, à travers certains personnages, il présente des vues qu'il n'accepte probablement pas lui-même, et parce que le texte est écrit dans un hébreu châtié qui, des milliers d'années plus tard, est souvent difficile à traduire. Si vous comparez deux traductions du Livre de Job, vous pouvez vous demander si ce sont des traductions du même livre. Un des vers les plus importants peut aussi bien vouloir dire "Je craindrai Dieu" que "Je ne craindrai pas Dieu", et il n'y a aucun moyen de déceler avec certitude l'intention de l'auteur. L'énoncé de foi : "Je sais que mon Sauveur est vivant", peut être aussi compris comme "Je serai sauvé pendant que je suis encore vivant". Mais, de façon générale, le livre est clair et plein de force, et nous pouvons tenter de l'interpréter.

Qui était Job et quel est ce livre qui porte son nom ?

Il y a très longtemps, selon les érudits, il devait exister une histoire traditionnelle très connue, sorte de fable morale portant sur un homme pieux nommé Job, que l'on racontait pour renforcer les sentiments religieux des gens. Job est si bon, si parfait, qu'on s'aperçoit vite qu'il ne s'agit pas d'une personne réelle. Il s'agit d'un conte, dans le style "Il était une fois", racontant la vie d'un brave homme qui a beaucoup souffert.

L'histoire veut qu'un jour Satan se présenta devant Dieu pour l'entretenir de tous les péchés des gens sur terre. Dieu répondit à Satan : "As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n'y en a aucun comme lui sur terre, c'est un homme tout à fait bon qui ne pèche jamais." Et Satan de rétorquer : "Naturellement, Job est pieux et obéissant. Ce n'est pas difficile pour lui, tu l'as comblé de grâces et de richesses. Enlève-lui tout cela et tu verras s'il demeurera encore longtemps ton serviteur obéissant." Dieu accepte de relever le défi de Satan. Sans avertir Job de ses intentions, Dieu détruit sa maison et son bétail, et fait mourir ses enfants. Job est affligé de furoncles par tout le corps et chaque instant devient pour lui une torture physique. Sa femme l'incite à maudire Dieu, même si Dieu doit pour cela le frapper à mort. Il ne peut pas faire pire que ce qu'il lui a déjà fait. Trois amis viennent consoler Job et le pressent aussi d'abandonner sa piété si c'est là toute la récompense qu'elle lui apporte. Mais Job demeure inébranlable dans sa foi. Finalement, Dieu apparaît : Il réprimande les amis pour leurs conseils et récompense Job de sa fidélité. Il lui donne une nouvelle maison, une nouvelle fortune et de nouveaux enfants. Voici la morale de l'histoire : lorsque des temps difficiles surviennent, n'ayez pas la tentation d'abandonner votre foi en Dieu, car il a ses raisons d'agir comme il le fait, et si vous gardez votre foi assez longtemps, il vous dédommagera de vos souffrances.

A travers les générations, bien des gens ont dû entendre cette histoire ; sans doute certains en ont-ils été réconfortés. D'autres en revanche devaient se sentir mortifiés devant leurs doutes et leur apitoiement sur eux-mêmes après avoir entendu l'exemple de Job.

Pour l'auteur c'était un dilemme. En quel Dieu voulait donc nous faire croire cette histoire ? En un Dieu qui tuerait des enfants innocents et imposerait une angoisse insupportable à son serviteur le plus fidèle, afin d'affirmer son point de vue, afin, en avons-nous presque le sentiment, de gagner une gageure contre Satan ? Quelle sorte de religion cette histoire nous impose-t-elle ? Une religion qui se réjouit d'une obéissance aveugle et qui fait un péché de la protestation devant l'injustice ?

L'auteur était tellement perturbé par cette vieille fable pieuse qu'il l'a prise, l'a intervertie et en a fabriqué un poème philosophique où les comportements des personnages sont inversés.

Le Poème de Job dans la Bible

Dans le poème, Job se plaint de Dieu et ce sont ses amis qui soutiennent la théologie conventionnelle : l'idée que "Au juste ne peut échoir aucun malheur." S'efforçant de réconforter Job, ses trois amis lui servent toutes les paroles pieuses traditionnelles. Essentiellement, ils prêchent le point de vue de la fable originale : "Ne perds pas la foi malgré ces calamités !" Nous avons un Père aimant au ciel et il veillera à ce que les bons prospèrent et à ce que les méchants soient punis.

Job, qui a probablement dit ces mêmes paroles un grand nombre de fois à d'autres affligés, se rend compte pour la première fois combien elles sont vides de sens et choquantes. Que voulez-vous dire par : "Il veillera à ce que les bons prospèrent et à ce que les méchants soient punis" ? Dites-vous que je suis méchant et que c'est pour cette raison que ceci m'arrive ? En quoi étais-je si terrible ? Qu'est-ce que j'ai fait de pire que tout ce que vous avez pu faire vous-mêmes pour que je doive subir une telle fatalité ?

Ses amis sont effrayés par ce déchaînement. Ils répondent que personne ne peut s'attendre à ce que Dieu lui dise pourquoi il est puni. Ils affirment que nous pouvons seulement supposer que personne n'est parfait et que Dieu sait ce qu'il fait ; que si nous n'assumons pas cela, le monde devient chaotique et invivable.

Ainsi se poursuit la discussion. Job ne prétend pas être parfait, mais dit avoir essayé, plus que la plupart des gens, de vivre une vie bonne et décente. Comment Dieu peut-il être un Dieu d'amour s'il épie constamment les gens, prêt à sauter sur la moindre imperfection et à l'utiliser pour justifier sa punition ? Comment Dieu peut-il être un Dieu juste si tant de méchants ne sont pas punis aussi sévèrement que Job ?

Le ton monte. Job devient agressif. Ses amis lui disent : "Job, tu nous as trompés. Tu nous as donné l'impression que tu étais aussi religieux et pieux que nous le sommes. Mais maintenant, nous voyons comment tu jettes la religion par-dessus bord aussitôt que quelque chose de désagréable t'arrive. Tu es orgueilleux, arrogant, impatient et blasphématoire. Pas besoin de se demander pourquoi Dieu te fait cela. Cela prouve seulement notre point de vue : les humains peuvent se tromper en se demandant qui est un saint et qui est un pécheur, mais tu ne peux pas tromper Dieu."

Après trois cycles de dialogues où nous entendons alternativement Job énumérer ses plaintes et ses amis défendre Dieu, le livre atteint son paroxysme.

L'auteur permet à Job de faire appel à un principe du droit criminel biblique : si un homme est accusé sans preuve d'avoir mal agi, il peut prêter serment en jurant de son innocence. A ce moment, l'accusateur doit en arriver à une preuve évidente contre lui ou abandonner les charges. Dans un long et éloquent énoncé aux chapitres 29 et 30 Job jure qu'il est innocent. Il affirme qu'il n'a jamais négligé les pauvres, jamais pris quelque chose qui ne lui appartienne, ne s'est jamais vanté de sa fortune ou réjoui du malheur de son ennemi. Il met Dieu au défi d'apparaître avec une preuve contre lui ou d'admettre qu'il est juste et qu'il a souffert à tort. Et Dieu apparaît. (Ch. 38 à 41)

S'élève ensuite un terrible coup de vent venant du désert, et Dieu répond à Job dans cette tornade. Le cas de Job est si violent, son défi est si grand, que Dieu arrive sur terre pour lui répondre. Mais la réponse de Dieu est difficile à comprendre. Il ne parle pas du tout du cas de Job et il ne détaille pas ses péchés pour expliquer sa souffrance.

Au lieu de cela, il demande à Job, en fait, ce qu'il sait sur la façon de gouverner le monde :

  • Parle si ton savoir est éclairé, où étais-tu quand je fondais la terre ?
  • Qui en fixa les mesures, le sais-tu ? Et qui tendit sur elle le cordeau ?…
  • Qui enferma la mer à deux battants… quand je découpai pour elle sa limite…
  • Tu n'iras pas plus loin, lui dis-je…
  • Es-tu parvenu jusqu'aux dépôts de neige ? As-tu vu les réserves de grêle ? …
  • Sais-tu comment les bouquetins font leurs petits ?… Donnes-tu au cheval la bravoure ?
  • Est-ce sur ton conseil que le faucon prend son vol ? (Job, 38-39)

Et alors, un Job très différent répond : "Je ne suis rien. Que puis-je te répondre. Je mets ma main dans ma bouche. J'ai déjà trop parlé ; je vais maintenant me taire." (Job 40,4-5)

Le Livre de Job est probablement la discussion la plus extraordinaire, la plus complète, la plus profonde jamais écrite sur la souffrance survenant aux honnêtes gens. Une partie de sa grandeur réside dans le fait que l'auteur relate scrupuleusement tous les points de vue, même ceux avec lesquels il n'est manifestement pas d'accord. Même si ses sympathies vont clairement à Job, il s'assure que le discours des amis est aussi soigneusement rendu que les paroles de Job. Le tout forme un morceau de grande littérature, mais dont le message reste difficile à comprendre. Quand Dieu dit : "Comment oses-tu me défier sur ma façon de mener le monde ? ", est-ce le dernier mot sur la question ou n'est-ce qu'une paraphrase de plus sur la piété conventionnelle de l'époque ?

Pour essayer de comprendre le livre et la réponse qu'il propose, considérons trois propositions que chacun voudrait bien être capable de croire :

  • A. Dieu est tout-puissant, et il est la cause de tout ce qui arrive dans le monde. Rien n'arrive qu'il n'ait pas voulu.
  • B. Dieu est juste et loyal, et il veut que les gens obtiennent ce qu'ils méritent, de sorte que les bons prospèrent et que les méchants soient punis.
  • C. Job est une bonne personne.

Aussi longtemps que Job est fortuné et en bonne santé, nous pouvons croire aux trois propositions en même temps, sans difficulté. Lorsque Job commence à souffrir, lorsqu'il perd ses biens, sa famille et sa santé, nous avons un problème. Nous ne pouvons plus donner un sens aux trois propositions ensemble. Nous ne pouvons plus en accepter que deux et nous devons nier la troisième.

Si Dieu est à la fois juste et puissant, Job doit alors être un pêcheur qui mérite ce qui lui arrive. Si Job est bon, mais que Dieu le fait néanmoins souffrir, alors Dieu n'est pas juste.

Si Job méritait mieux et que Dieu ne met pas fin à sa souffrance, alors Dieu n'est pas tout-puissant. Nous pouvons voir l'argument du Livre de Job comme une incitation à nous montrer prêts, à sacrifier une des trois propositions, afin de pouvoir conserver notre croyance dans les deux autres.

Quel est le choix des amis de Job ?

Les amis de Job sont prêts à arrêter de croire en la proposition C, voulant que Job soit une bonne personne. Ils veulent croire au Dieu qu'on leur a enseigné. Ils veulent croire que Dieu est bon et qu'Il contrôle tout. Et la seule façon d'y parvenir, c'est de se convaincre que Job mérite ce qui lui arrive. Au départ, ils veulent vraiment réconforter Job et l'aider à se sentir mieux. Ils essayent de le rassurer en citant tous les dogmes religieux que, comme Job, ils ont acceptés. Ils essaient de convaincre Job que le monde a un sens, qu'il n'est pas un lieu chaotique et insignifiant. Là où le bât blesse, c'est qu'ils ne peuvent donner un sens au monde et à la souffrance de Job qu'en décidant qu'il mérite ce qui lui arrive. Dire que tout fonctionne dans le monde de Dieu peut s'avérer réconfortant pour un spectateur ordinaire, mais c'est une insulte pour l'affligé et l'infortuné.

"Courage, Job, personne n'a jamais que ce qui doit lui arriver ! ", voilà un message pour le moins décourageant pour quelqu'un se trouvant dans la situation de Job.

Pourtant, il est difficile à ses amis de dire autre chose. Ils croient et veulent continuer de croire en la bonté et au pouvoir de Dieu. Mais si Job est innocent, Dieu doit alors être coupable de faire souffrir un innocent. Devant cette hypothèse, ils trouvent plus facile de croire en la responsabilité de Job que de croire en l'imperfection de Dieu.

Il se peut aussi qu'ils n'aient pu être objectifs quant à ce qui était arrivé à Job. Leur pensée peut avoir été embrouillée par leurs propres réactions de culpabilité et de soulagement à l'idée que ces infortunes soient tombées sur Job et non sur eux.

Il y a un terme psychologique allemand, Schadenfreude, qui désigne cette réaction embarrassante de soulagement que nous ressentons quand un événement pénible arrive à quelqu'un d'autre plutôt qu'à nous-même. Le soldat au combat qui voit tomber son ami à vingt mètres de lui alors que lui-même n'est pas touché ; l'élève qui voit un autre enfant avoir des problèmes pour avoir copié à l'examen. Ces personnes ne souhaitent pas que leur ami soit dans une situation difficile, mais ils ne peuvent s'empêcher d'avoir un soupir de soulagement parce que le malheur n'est pas tombé sur eux. Ils entendent une voix intérieure leur disant : "Ça aurait tout aussi bien pu être moi", et ils essaient de réduire cette voix au silence en se répétant : "Non, ce n'est pas vrai. Il y a une raison pour laquelle c'est arrivé à lui, et non à moi."

Cette attitude psychologique se produit aussi lorsque nous blâmons la victime d'un malheur afin que sa douleur ne nous semble pas si irrationnelle ou menaçante. Si les juifs s'étaient comportés différemment, Hitler n'aurait pas été amené à les exterminer. Si telle jeune femme n'avait pas été habillée de façon si provocante, cet homme ne l'aurait pas violée. Si les gens travaillaient davantage, ils ne resteraient pas confinés dans leur pauvreté. Si la société n'accablait pas les gens de messages publicitaires proposant des produits de consommation qu'ils ne peuvent se permettre d'acquérir, ils ne voleraient pas. Blâmer la victime, c'est une façon de se rassurer, de croire que le monde n'est pas un endroit aussi mauvais qu'il peut le paraître et qu'il y a de bonnes raisons à la souffrance des gens. Cela permet à ceux qui ont de la chance de croire que leur bonne fortune est méritée et que ce n'est pas qu'une question de hasard. Cette manière de penser aide chacun à se sentir meilleur – sauf la victime qui souffre maintenant de la condamnation sociale en plus de son malheur. C'est l'approche des amis de Job, et si cette approche peut résoudre leur problème, elle ne facilite en rien celui de Job ou le nôtre.

Comment Job comprend-t-il sa souffrance ?

Pour sa part, Job ne veut pas soutenir une croyance religieuse qui fait de lui un malfaiteur. Job est absolument certain de n'être pas mauvais. Il n'est pas parfait, soit, mais il n'est pas pire que les autres, selon les normes morales courantes, en tout cas pas au point de mériter de perdre sa maison, ses enfants, sa richesse et sa santé pendant que d'autres conservent les leurs. Et il n'est pas prêt à mentir pour préserver la réputation de Dieu.

La solution était de rejeter la proposition B qui affirme la bonté de Dieu. Job est en fait un homme juste, mais Dieu est si puissant qu'il ne s'attarde pas à des considérations de justice et de loyauté.

Un philosophe pourrait formuler le dilemme de la façon suivante : Dieu peut choisir d'être juste et donner à quelqu'un ce qu'il mérite, en punissant le méchant et en récompensant le juste. Mais pouvons-nous dire en toute logique qu'un Dieu tout-puissant doit être juste ? Serait-il toujours tout-puissant si nous, grâce à nos vies vertueuses, pouvions le contraindre à nous protéger et à nous récompenser ? Ou bien en serait-il réduit à être une sorte de machine distributrice cosmique dans laquelle nous n'aurions qu'à insérer le bon nombre de pièces pour obtenir ce que nous voulons (avec l'option de frapper et de maudire la machine si elle ne donne pas ce pour quoi nous avons payé) ?

On dit qu'un ancien sage s'était réjoui de l'injustice dans le monde en ces termes : "Maintenant, je peux faire la volonté de Dieu par amour pour lui et non par intérêt personnel. " C'est-à-dire qu'il pouvait être une personne morale et obéissante par amour véritable pour Dieu, sans calculer que les gens moralement obéissants seront récompensés par la chance. Il pouvait aimer Dieu, même si Dieu ne l'aimait pas en retour. Le problème avec cette réponse, c'est qu'elle essaie de prôner la justice et la loyauté de Dieu tout en suggérant que Dieu est si grand qu'il est au-delà des limites de la justice et de la loyauté.

Job voit Dieu au-dessus des notions de justice, il le voit si puissant qu'aucune règle morale ne s'applique à lui. Dieu est vu comme une sorte de potentat oriental doué d'un droit absolu de propriété, de vie et de mort sur ses sujets. Et, en fait, la vieille fable de Job dépeint Dieu exactement de cette façon : comme une divinité qui afflige Job sans aucun scrupule moral afin d'éprouver sa loyauté et qui croit qu'elle a "réparé " le mal fait à Job en le récompensant ensuite avec prodigalité. Le Dieu de la fable, proposé comme modèle à vénérer pendant tant de générations, ressemble à un vieux roi fragile récompensant ses sujets non pas pour leur bonté, mais pour leur loyauté.

Ainsi Job souhaite constamment qu'il y ait un arbitre comme médiateur entre lui et Dieu, quelqu'un devant qui Dieu aurait à s'expliquer. Mais lorsqu'il s'agit de Dieu, il admet tristement qu'il n'y a pas de règle. "S'il ravit une proie, qui l'en empêchera et qui osera lui dire : "Que fais-tu ?" (9,12)

Comment Job comprend-il sa souffrance ? Nous vivons dans un monde injuste, dit-il, sans espoir de justice. Il y a un Dieu, mais il est libre quant aux limites de la justice et de la droiture.

Et l'auteur anonyme du livre, quelle est sa réponse à l'énigme de l'injustice de la vie ?

Comme on l'a déjà dit, il est difficile de savoir exactement ce qu'il pensait et quelle solution il avait à l'esprit quand il a décidé d'écrire son livre. Il semble clair qu'il ait mis sa propre réponse dans la bouche de Dieu au moment du discours dans la tempête, point culminant du livre.

Mais qu'est-ce que cela signifie ? Job est-il simplement réduit au silence en découvrant qu'il existe un Dieu en charge de tout, là-haut ? De cela, Job n'avait jamais douté. C'était la sympathie de Dieu, sa justice, sa loyauté, qui étaient en question, non son existence.

La réponse est-elle que Dieu est si puissant qu'il n'a pas à s'expliquer à Job ? C'est précisément ce que Job a prétendu dans tout le livre : il y a un Dieu, et il est si puissant qu'il n'a pas à être équitable. Quelle est, alors, l'intention de l'auteur, lorsqu'il fait apparaître Dieu et le fait parler si c'est tout ce qu'il lui fait dire ? Et pourquoi Job en fait-il un tel cas s'il advient que Dieu est d'accord avec lui ?

Dieu signifie-t-il (comme certains commentateurs le suggèrent) qu'il doit s'occuper d'autres considérations, dépassant le bien-être d'un individu particulier, lorsqu'il prend une décision qui affecte notre vie ? Dit-il que, de notre point de vue, nos maladies et nos échecs en affaires sont les choses les plus importantes qu'on puisse imaginer, mais que lui a bien davantage de préoccupations à l'esprit ?

L'interpréter de cette manière serait affirmer que la morale de la Bible, mettant l'accent sur la vertu humaine et sur la sainteté individuelle, n'a aucun sens pour Dieu. Que la charité, la justice et la dignité de l'être humain prennent leur origine ailleurs qu'en Dieu. Si nous adhérions à cette croyance, beaucoup d'entre nous seraient tentés de quitter Dieu et de chercher à vénérer dans l'être humain cette source de charité, de justice et de dignité.

Je me permets de suggérer que l'auteur du Livre de Job prend une position qui n'est ni celle de Job ni celle de ses amis. L'auteur croit en la bonté de Dieu et en celle de Job. Il est prêt à abandonner sa croyance en la proposition A, c'est-à-dire, en l'affirmation selon laquelle Dieu est tout-puissant. En ce monde, des malheurs arrivent à des gens qui sont bons, mais ce n'est pas Dieu qui le veut. Dieu aimerait que les gens obtiennent ce qu'ils méritent de la vie, mais il ne peut pas remédier à tout. Obligé de choisir entre un Dieu tout-puissant et un Dieu bon qui n'est pas tout à fait bon, l'auteur du Livre de Job choisit de croire en la bonté de Dieu.

Les lignes les plus importantes du livre sont, peut-être, celles prononcées par Dieu dans la seconde moitié du discours dans la tempête, chapitre 40, versets 9 à 14 :

  • Ton bras a-t-il une vigueur divine, ta voix peut-elle tonner pareillement ?…
  • D'un regard, ravale l'homme superbe, écrase sur place les méchants.
  • Enfouis-les ensemble dans le sol…
  • Et moi-même je te rendrai hommage, de pouvoir triompher par ta dextre.

Je cite ces lignes pour montrer ce qu'elles signifient : "Si vous pensez qu'il est si facile de garder le monde droit et vrai, et d'empêcher les choses injustes d'arriver aux gens, essayez donc."

Dieu veut que le juste vive heureux et en paix, mais il lui est impossible d'apporter ce bonheur et cette paix. Il est trop difficile, même pour Dieu, d'empêcher la cruauté et le chaos d'atteindre des victimes innocentes. Mais, sans Dieu, l'homme ferait- il mieux ?

Le discours se poursuit au chapitre 41 où on décrit le combat de Dieu contre Léviathan, le serpent de la mer. Grâce à ses efforts, Dieu peut l'attraper dans un filet et le transpercer avec des harpons, mais ce n'est pas chose facile. Si le serpent est un symbole du chaos et du mal, un symbole de tout ce qui est incontrôlable dans le monde (comme c'est le cas dans l'ancienne mythologie), l'auteur dit que même là, Dieu a de la difficulté à mettre le chaos en échec et à limiter les dommages que le mal peut faire.

Des personnes innocentes souffrent ici-bas. Il leur arrive des infortunes pires que ce qu'elles méritent, elles perdent leur emploi, elles tombent malades, leurs enfants souffrent ou les font souffrir. Mais ces tourments qui arrivent ne représentent pas la punition de Dieu pour quelque mal qu'ils ont fait. Les malheurs ne viennent pas de Dieu.

Cette conclusion peut nous rendre inquiets. D'une certaine façon, il était réconfortant de croire en un Dieu sage et tout-puissant qui garantissait un traitement juste et des fins heureuses, qui nous assurait que rien n'arrivait sans raison ; d'une manière analogue, la vie était plus facile quand nous pouvions croire que nos parents étaient assez sages pour savoir quoi faire et assez forts pour que tout tourne bien dans notre existence.

La religion des amis de Job pouvait aussi être réconfortante pour autant que nous ne prenions pas les problèmes des victimes innocentes trop au sérieux. Quand nous avons rencontré Job, quand nous avons été Job, nous ne pouvons plus croire en cette sorte de Dieu sans abandonner notre droit de nous sentir en colère, de sentir que nous avons été maltraités par la vie.

Donc, nous devons ressentir un soulagement à l'idée que Dieu n'est pas la cause de ce mal. Si Dieu est un Dieu de justice et non de pouvoir, alors il peut toujours être de notre côté lorsque des malheurs nous arrivent. Il peut savoir que nous sommes des personnes bonnes et honnêtes qui méritons mieux. Nos infortunes ne sont pas causées par lui ; ainsi, nous pouvons nous tourner vers lui pour lui demander de l'aide. Notre question ne sera pas celle de Job : "Dieu, pourquoi me fais-tu cela à moi ?" Elle sera plutôt : "Dieu, vois ce qui m'arrive ; peux-tu m'aider ? " Nous nous tournerons alors vers Dieu non pour être jugés ou pardonnés, non pour être récompensés ou punis, mais pour être renforcés et réconfortés.

Si nous avons grandi, comme Job et ses amis, en croyant en un Dieu qui ne soit que sagesse, que toute puissance, que connaissance, il sera difficile pour nous, comme cela l'était pour eux, de changer notre vision de Dieu (tout comme il était difficile pour nous, lorsque nous étions enfants, de constater que nos parents n'étaient pas tout-puissants, qu'un jouet brisé devait être jeté parce qu'ils ne pouvaient pas le réparer et non parce qu'ils ne le voulaient pas).

Si nous pouvons arriver à comprendre que Dieu ne contrôle pas tout, alors la vie devient beaucoup plus facile.

Nous serons capables de nous tourner vers Dieu pour qu'Il nous aide au lieu de nous en tenir à des attentes irréalistes vis-à-vis de lui qui ne se réaliseront jamais. Après tout, la Bible parle à plusieurs reprises de Dieu comme étant le protecteur du pauvre, de la veuve et de l'orphelin, sans jamais dire pourquoi on devient pauvre, veuve ou orphelin.

Nous pourrons conserver notre fierté et notre sens de la bonté sans nous croire jugés et condamnés par Dieu. Nous pourrons être en colère contre ce qui nous est arrivé sans éprouver de colère contre Dieu. Qui plus est, nous pourrons reconnaître, dans notre colère contre les injustices de la vie et dans notre compassion instinctive en voyant des gens souffrir, l'inspiration de Dieu qui nous enseigne à nous révolter contre les injustices et à éprouver de la compassion envers les affligés. Plutôt que de nous croire en conflit avec Dieu, nous interpréterons notre indignation comme la colère de Dieu contre l'injustice qui s'exprime à travers nous ; nous pouvons alors être certains que lorsque nous hurlons de douleur, nous sommes encore du côté de Dieu, et qu'il est encore de notre côté.

Harold S. Kushner

1 juillet 2013 1 01 /07 /juillet /2013 20:54
Guy Jacques de Dixmude Dieu. Pardon ? Amour ?
Guy Jacques de Dixmude
LPC n° 22 / 2013

Il y eut le Dieu d'Abraham, celui d'Isaac et de Jacob, repris par Moïse et avalisé par David. Un Dieu capable d'un amour pour le moins mitigé et sélectif mais particulièrement dur au pardon. Advint enfin le Dieu de Jésus. On est ainsi passé lentement, progressivement, du polythéisme à l'hénothéisme (polythéisme avec préséance d'un dieu sur les autres), pour déboucher sur le monothéisme, le Dieu unique, d'abord réservé à ceux qu'Il s'est choisis (ancien testament) pour arriver, avec Jésus, à un Dieu universel, offert à toute l'humanité, et donc aussi à chaque individu à titre personnel.

Ce Dieu de Jésus est radicalement différent du Dieu de ses ancêtres juifs et de la foi dans laquelle Il a été élevé. Il Lui a du reste fallu plus de trente ans pour oser ouvertement s'en distancer, se prononcer. Avec Jésus on quitte un Dieu terrifiant pour ceux qui ne le craignent pas, vengeur, jaloux et contractuel qui se manifeste surtout pour exprimer de temps à autre son courroux suite aux 'infidélités' de ses 'sujets'. Pour le reste, Il se contente d'être. Il se définit lui-même comme tel, "celui qui est", sans début ni fin, sans plus de précisions, sans images ni attributs. Jésus va personnifier et humaniser Dieu à l'extrême, jusqu'à lui donner figure humaine, l'appeler Père, mieux, papa, petit papa. Ce Dieu-là aime tout le monde, avec toutefois mention spéciale pour les "petits", les obscurs, les exploités, les démunis et la cohorte de ceux qui n'entrent pas dans nos catalogues de gens "normaux" (?) et bien-pensants (?). Il n'a pas plus besoin d'être embastillé dans un lieu sacré du temple que de sacrifices sanglants, de règles et d'interdits, d'intermédiaires patentés, de dogmes ni de liturgie et ne tient pas de registres comptables. Il "est" toujours, mais cette fois son être est défini : Il est amour, l'Amour est son essence, mais Il reste toujours sans attributs. Il suffit de jeter un rapide coup d'oeil autour de soi pour Lui dénier d'être, par exemple, bon et à la fois tout puissant…

Cet Amour total, intégral, l'est tellement qu'il ne saurait s'offenser, être offensé, se sentir offensé par un quelconque de ses enfants, aussi prodigue soit-il ; il n'a donc aucunement l'occasion ni le besoin de pardonner : le pardon est chez Lui existentiel, antérieur à l'Amour, lequel n'en est que le fruit. Pour aimer, il faut au préalable être capable de pardonner. Le "péché" est par conséquent une notion strictement, tristement humaine, ignorée du divin. Le temps est venu de re-naître, d'en finir avec toute culpabilisation due au péché, lequel n'est à tout prendre qu'un manque de maturité, un acte manqué, un état de fragilité et d'imperfection temporaire dans notre histoire, notre développement, notre évolution.

Cet Amour-Dieu est accueil ; il ne saurait donc condamner puisque, au nom de l'Amour, juger lui est inconnu, interdit par définition. Dieu étant Amour, de ce fait tout est à priori implicitement et d'avance pardonné avant même d'être accompli. Il est donc urgent de faire ce que Jésus nous a recommandé et prédit : faire des choses plus grandes que Lui, qui fassent corps avec notre temps, notre culture et le savoir de notre siècle, lequel n'a plus rien de commun avec le sien. Il est temps d'aller au-delà de vérités professées éternelles et intangibles qui en définitive font trop souvent obstacle entre Lui et nous.

Comment des catholiques peuvent-ils se prétendre chrétiens alors qu'ils refusent le corps du Christ à des frères sous prétexte qu'ils sont divorcés et que Jésus a simplement renvoyé sans plus chez elle la samaritaine qui a eu cinq maris et vit en concubinage ?

Il faut oser dire qu'il y a un salut hors de l'Eglise institutionnelle, que le destin de l'humanité est d'être debout et responsable, en vérité avec elle-même, que nos imperfections et turpitudes ne sont pas des péchés accablants mais des actes ratés, imputables à notre finitude et à notre fragilité, pardonnables puisque à priori pardonnés, avalés, gommés par l'amour de la transcendance absolue qu'on nomme Dieu, lequel n'a cure de nos subtiles et puériles distinctions entre péchés véniels et mortels …

Exit ainsi la "faute originelle" si chère à St. Augustin, le sacrifice expiatoire et le rachat sanglant de -et par- Jésus, le jugement dernier avec son cortège de verdicts pour l'éternité (paradis, enfer, purgatoire et autres limbes), les indulgences rédemptrices, les pèlerinages salvateurs, les confessions gommantes… Nous avons presque éradiqué la peine de mort ; imagine-t-on le Dieu de Jésus condamner à perpétuité, dans son cas pour l'éternité ?…

Sur la croix, torturé, martyrisé, sanglant, agonisant dans des souffrances atroces, après l'avoir fait lui-même, Jésus supplie son Père de pardonner et ceci, avec circonstances atténuantes : 'ils ne savent ce qu'ils font…' Cette dernière supplique attribuée à Jésus me semble la synthèse, le coeur de trois ans de prêche et de vie. Aimer jusqu'à ses ennemis, pardonner jusqu'à septante sept fois sept fois… Il est urgent de relire l'épisode de la femme adultère, celui du fils prodigue et ce programme édifiant : plutôt que de remplir ton 'devoir' ( ?!) dominical, n'irais-tu pas d'abord te réconcilier avec ton frère ?…

Au cours d'une émission 'Noms de dieux', Jacques Salomé, agnostique notoire, affirmait à Edmond Blatchen qu'en tout homme il y a une parcelle de divin. "Même dans Hitler?" fusa la question. "Assurément" fut la réponse. Dans une interview-radio récente, l'avocat de Michèle Martin, catholique déclaré, disait la même chose à propos de sa cliente et de Marc Dutroux. C'est gros, c'est fort, mais au nom des paroles que les évangiles prêtent à Jésus, partie prenante de l'humanité que je fréquente quotidiennement, je veux le croire, même si je déplore ne pas toujours y adhérer dans la pratique. Mais ne vaut-il pas mieux être croyant non-pratiquant que pratiquant non-croyant car en fait soumis à l'éducation, l'habitude, le quand dira-t-on…?

Pourquoi nombre de chrétiens déduisent-ils de la parole 'ceci est mon corps' que Jésus est réellement présent dans le pain consacré alors que de cette autre parole 'ce que vous faites au plus petit de mes frères, c'est à moi que vous l'aurez fait' ils ne déduisent qu'une présence symbolique ? Dieu dans l'hostie serait-il plus présent que dans nos frères ?

Si on peut éventuellement aimer sans pardonner (?), pardonner, c'est à coup sûr aimer ; ne proférons-nous pas dans la prière de Jésus qu'il nous soit pardonné comme nous pardonnons, avant même que d'aimer ? Mais attention ! "comme" ne veut pas dire "de la même manière" (pauvre de nous !) mais "parce que".

C'est ainsi que le "Notre Père" est une prière à la fois un peu de demande mais surtout d'espoir, mieux, de confiance.

Dieu est l'arbre du pardon ; la pomme, l'amour, en est le fruit et notre destin, le dessein de Dieu, est que nous la croquions à pleines dents, sans arrière ni avant-pensées, ici et maintenant. On est très loin de la pomme d'Adam (sans jeu de mots !)…

Dieu-Pardon-Amour n'entraîne ni jugement(s) ni condamnation(s) ; prenons-le donc pour ce qu'Il "est" et soyons simplement ce que nous avons à être, sans peur, culpabilisation ni reproches. Bornons-nous à Le laisser s'installer en nous en Lui laissant le maximum de champ libre pour faire des choses qui sont certes de nous, mais pas que de nous, dans l'espérance et l'attente d'une fusion finale intime plus que d'une résurrection imprécise : Il ne s'est fait homme que pour que nous devenions Dieu et ce, ici, maintenant, dès ce monde. Et réservons sans restrictions ni réserves le pardon pour nos semblables, en les engageant très humblement mais fermement à… la réciproque.

Guy Jacques de Dixmude

1 juillet 2013 1 01 /07 /juillet /2013 20:18
Michel Fontaine De Dieu à Jésus … itinéraire d'un croyant extraits du chapitre V : Dieu. (1)
Michel Fontaine
LPC n° 22 / 2013

"Il y a, quant à Dieu, une proposition incontestable et une seule :"Dieu" est un mot de la langue française.
Mais si moi-même, ou qui que ce soit d'autre, dit "Dieu", en vérité que dit-il ?
On ne sait pas.
Pourtant le croyant croit qu'il sait ; l'athée aussi : pour nier, il faut savoir ce qu'on nie.
Là-dessus, l'athée et le croyant sont frères."
Le mot "Dieu" pris sans préjugé, renvoie à un confusion prodigieuse"

Maurice Bellet. Dieu, personne ne l'a jamais vu

Croyez-vous en Dieu ?
"Dites-moi d'abord ce que vous entendez par Dieu ; je vous dirai ensuite si j'y crois."

Albert Einstein

"Dieu, personne ne l'a jamais vu", nous dit St Jean

Alors, nous avons créé Dieu à notre image …

Nous avons dit : au commencement était la parole … après que la parole nous soit venue et que nous ayons pris conscience de la force créatrice de la relation.

Nous avons dit : il est éternel … parce que nous avons pris conscience de notre finitude et que nous n'en voulons pas.

Nous avons dit : il est amour, tant nous avons besoin d'être aimés.

Nous avons dit : il est tout-puissant, du fond de notre grande faiblesse et de notre souffrance.

Nous avons dit …

Dans la réussite et la santé, nous le savons bien, l'homme n'a pas besoin de Dieu et l'ignore le plus souvent : il est comblé par le plaisir, le pouvoir, l'argent ou préoccupé par sa réalisation personnelle. C'est dans la souffrance que l'homme 'se tourne vers Dieu' suivant l'expression consacrée. Alors, il le recrée à sa convenance, selon ce qu'il en attend : réussite, guérison, amour.

"Dieu a créé l'homme à son image et l'homme le lui a bien rendu". (Voltaire)

Ainsi avons-nous créé Dieu à l'image de l'homme que nous rêvons d'être, ainsi avons-nous créé le Dieu dont nous avions besoin. […]

La question de Dieu reste ouverte : Dieu, 'c'est qui' ? Ou plutôt, 'c'est quoi' ? Car il m'est impossible, à moi, dans l'ignorance totale où je suis, de dire que Dieu est 'quelqu'un'.

De plus, la question : "Dieu c'est qui ? " est mal posée. La vraie question est : " Dieu, c'est qui, pour moi ? " A cette question, il n'y a que moi qui puisse répondre.

L'Eglise m'a légué une perspective d'humanité tout à fait faussée.

Au centre de cette perspective - dans l'espace comme dans le temps - il y a Dieu, le dieu catho, créateur du ciel et de la terre et grand contrôleur général et particulier jusqu'au moindre cheveu. Il est notre maître, il est tout-puissant, il a un projet pour chacun d'entre nous et nous nous rassemblons tous les dimanches pour l'implorer de 'prendre pitié', de nous 'sauver', d'aider les pauvres à notre place … Dieu est notre 'salut'.

Il me semble qu'au contraire de cette vision 'deo-centriste', c'est l'homme, l'humanité de l'homme qui est première. Il me faut bien partir de la réalité que je perçois et qui me pose question et en faire le centre, la base, le point de départ de mon chemin. Sinon, je décolle tout à fait.

Ma réalité en l'occurrence, c'est moi, ici, maintenant.

A partir de ce centre perceptible et compréhensible qui est moi, qui est mon humanité, je perçois autre chose qui me dépasse et qui me paraît profondément lié au sens même de ma présence sur cette terre, quelque chose qui est en moi, en chacun de nous et autour de nous…

Mais quoi ? Je n'en sais rien.

C'est pour moi une question sans réponse.

Partir de moi m'oblige également à constater que je ne suis pas sauvé. Je ne me sens pas du tout 'sauvé' du mal. Il est là, bien là autour de moi, en moi. Et je ne vois pas non plus que les enfants qui meurent toutes les cinq secondes de la faim soient sauvés.

Et je vois bien aussi l'égoïsme en moi et autour de moi.

Qui peut me tirer de là ?

Il me semble que je ne peux être sauvé que par les hommes et les femmes que je rencontre et qui me permettent de trouver le sens de tout cela, en moi-même.

Le salut, pour moi, c'est de se reconnaître aimable sans avoir à le mériter, sans avoir rien à prouver.

Ce n'est pas de la suffisance ni de la prétention : c'est la certitude d'être aimé tout en étant totalement 'visible', sans avoir rien à cacher de soi.

Ce n'est pas non plus l'indifférence de ce que les autres en pensent : c'est un état de confiance, d'ouverture, de non-peur qui fait qu'on dit de quelqu'un qu'il ou elle est 'bien dans sa peau'.

Cet état de grâce peut advenir très tôt dans une vie humaine, lorsqu'on a la chance d'être 'bien' aimé par ses parents. On le reçoit alors comme un cadeau, sans même s'en rendre compte. On a naturellement cette confiance en soi, ce contact facile avec les autres, cette absence de peurs … Quel cadeau, quelle chance !

Je pense souvent aux parents de Jésus qui lui ont donné cela : quels gens extraordinaires ce devaient être ! Qu'il devait être bon de franchir le seuil de cette maison !

Mais le plus souvent, cette confiance en soi, ce 'salut' intérieur est le résultat d'une conquête difficile, d'une découverte progressive de moi et des mécanismes que j'utilise inconsciemment pour me cacher, du 'lâcher prise' difficile et douloureux de ces paravents, de l'apprentissage de l'amour de soi par la relation à l'autre, bref, de tout un cheminement, du travail de toute une vie.

Certains n'y arrivent jamais.

Ce salut, je peux l'apporter aux autres par le regard que je pose sur eux à partir du moment où je suis moi-même libéré.

De la même manière, je le reçois toujours des autres et surtout dans les relations privilégiées et libératrices que sont l'amour du couple, l'amour des parents ou l'amitié.

Je crois que je ne suis sauvé que par la découverte de la bonté chez l'autre, chez les autres. C'est cette découverte qui éveille la bonté en moi. A ce titre, Jésus - et tous les hommes et les femmes compatissants et aimants - me montrent un chemin de sens et d'unité : ils me sauvent.

Le salut n'est pas quelque chose à espérer pour une vie future. Le salut, c'est ce qui me sauve du non-sens, ici et maintenant. Ainsi le sens, le salut, pour celui qui meurt de faim, c'est la nourriture, pour celui qui meurt de soif, c'est l'eau, pour le voisin qui meurt de solitude, une heure de compagnie.

Dans tous ces cas, le salut n'a rien à voir avec Dieu, ou du moins avec le Dieu qu'on m'a enseigné. Il relève plutôt de ce qu'il y a de plus élevé dans l'homme, de ce que Bernard Feillet appelle 'le divin', cette compassion, cette humanité qui est en moi, en nous.

Qu'on l'appelle Dieu ne me dérange pas.

Mais ma question est toujours là : Dieu pour moi, (c'est qui ?) c'est quoi ?

Je suis sur ce chemin insécurisant et responsabilisant tout à la fois : au début, pour moi, Dieu était 'là-haut'. A cette époque, il a été parfois, mais rarement, une certitude.

Il me semble aujourd'hui qu'Il ne le sera plus jamais.

Dieu est devenu pour moi parfois intuition, souvent question, le plus souvent doute et recherche. L'intuition de Dieu, ce sont pour moi les moments de grâce, ceux où je 'perçois' le Divin. […]

Ainsi en est-il du divin : pressentir la transcendance en moi nécessite un certain vide, un certain temps, une certaine attention sans lesquels je n'entendrai, ne verrai, ne reconnaîtrai pas l'essentiel.

Le Divin est ainsi absent à tous ceux qui courent, s'agitent, font du bruit, à tous ceux qui se pré-occupent …

Hélas, l'Eglise a voulu nommer le Divin. Elle a voulu le dire, elle a voulu être l'intermédiaire incontournable entre le Divin et nous. Ce faisant, elle a éteint les étoiles et je n'entends plus rien de la transcendance ni du Divin dans toutes ces affirmations, ces dogmes, ces rites, cette agitation sans fin qui fait littéralement écran entre le Divin et moi. L'Eglise fait tellement de bruit qu'il me faut bien m'en éloigner un peu pour retrouver le contact, rallumer mes étoiles.

Revenons à Dieu.

Pour mon esprit, mon intelligence, ma faculté de raisonner et de comprendre, Dieu - selon la définition 'nominale' du début -est une aberration. Cela n'existe pas.

Et surtout pas celui qu'on m'a enseigné, celui du Credo.

Mais, comme Obélix, je suis tombé dans la potion magique quand j'étais petit et parfois, je me surprends à y croire, à avoir envie de lui parler et, encore plus vexant, à lui demander des choses… Et alors, paradoxalement, parfois quand ça va très mal ou parfois quand ça va très bien, je me surprends à le prier.

Il existe en moi quelquefois le sentiment puissant d'être devant quelque chose qui me bouleverse et me remplit d'une émotion que je ne puis nommer.

Ce peut être dû à la splendeur d'un coucher de soleil, à l'écoute d'un passage particulièrement émouvant de Bach ou de Beethoven, à un acte d'humanité pure qui se passe devant moi et, tout-à-coup c'est là, en moi, émotion pure, poignante, qui me fait monter les larmes aux yeux.

Présence…

Dieu ? …

En tout cas, si c'est Dieu, c'est du domaine de l'irrationnel, une intuition qui me laisse, non sur ma faim - car à ces moments-là je suis plutôt comblé, meilleur - mais en état de surprise et de questionnement. Dans un état de question fondamental : Qu'est-ce que c'est ? Qui es-tu ? Que me veux-tu ?

Plénitude. Contemplation. Question sans réponse.

Et ce n'est pas le coucher de soleil en lui-même qui me fait question, mais l'émotion qu'il suscite en moi. Et pourquoi un jour et l'autre pas ? Est-ce mon écoute seulement qui est insuffisante ?

En y réfléchissant, je crois bien qu' 'intuition' est le meilleur mot que je trouve pour dire Dieu, parce que c'est quelque chose que je ressens, en dehors de toute démarche intellectuelle, une présence, une émotion en moi que je ne peux définir et qui me dépasse tout à fait.

Je pense que cette intuition est fondamentale, première, à la base même de la question de Dieu en moi. Elle est la source de mon désir, le moteur de ma recherche.

Une autre dimension de cette intuition, c'est que je ne suis pas seul à la ressentir. Une autre dimension de cette question, c'est que je ne suis pas seul à me la poser.

Par elle, je me sens 'relié', partie prenante de la grande aventure humaine qui se joue sur notre terre, ici et maintenant : des millions d'hommes et de femmes font la même expérience, se posent les mêmes questions. C'est bien cette expérience-là qui met les hommes sans cesse en recherche et en route. C'est bien de cela que témoignent les mystiques. C'est bien à cette question-là que les religions se proposent malheureusement de répondre.

Cette expérience-là devrait- me semble-t-il - être le fondement de la fraternité humaine. Reconnaître en l'autre la présence de Dieu, n'est-ce pas reconnaître son humanité, reconnaître en lui un frère ?

Mais les ennuis commencent dès qu'on veut mettre un nom sur ce qui nous arrive, donner des réponses, codifier… alors, de la fraternité que cela devrait susciter, nous en arrivons si vite aux guerres dites 'de religion' que c'est à n'y rien comprendre.

Dieu … question.

Dieu … problème.

Dieu, au coeur de l'homme, au coeur de la guerre.

Croire en l'homme dans cette espérance que l'accomplissement de l'homme sera la révélation de Dieu. Et ne rien prétendre d'autre que de devenir un homme pour que vienne le temps d'éternité où il nous sera enfin possible, en Dieu, de nous aimer nous-mêmes et d'aimer Dieu (2)

Que c'est difficile !

J'ai beaucoup aimé cette définition de Dieu, très féminine, que nous a faite dernièrement Geneviève, une amie : pour elle, comme elle le dit elle-même, "Dieu, c'est l'Amour en moi".

Il me semble que la femme - faite pour accoucher, nourrir, materner - voit plus facilement, plus globalement, plus physiquement Dieu en son sein que l'homme, plus orienté vers l'extérieur, les 'idées' et l'action.

Mais quel apaisement de percevoir Dieu comme cela ! Quelle libération de la peur, quelle ouverture à la confiance et à la liberté ! Quelle force !

Par ailleurs, si Dieu n'existe pas en dehors de cet 'amour en moi', de cette humanité qui est en moi et que je reconnais en chacun de nous, alors, je ne peux plus l'appeler à l'aide. Il ne me reste plus qu'à retrousser mes manches pour le faire vivre et grandir.

Vertige de ma responsabilité !

Michel Fontaine

(1) Extrait du livre "de Dieu à Jésus … itinéraire d'un croyant" de Michel Fontaine. Ed. Shop my Book mars 2013. 200 pages
E-mail : fontaine_bonhomme@scarlet.be Michel Fontaine Thier du Hornay, 31B2 – 4140 Sprimont
Vous pouvez obtenir ce livre en versant directement au compte BE71 7506 5444 0469 de Michel Fontaine 15€ +3€ de port soit 18 € pour la Belgique ou 15€ + 7€ de port = 22€ pour l'Europe, en spécifiant bien l'adresse complète d'expédition. (retour)
(2) Bernard Feillet . L'arbre dans la mer. - p.60 (retour)
1 avril 2013 1 01 /04 /avril /2013 13:50
Bernard Feillet Le destin de Dieu est-il entre les mains de l'homme. (1)
Bernard Feillet
LPC n° 21 / 2013

Quand nous parlons de Dieu, nous parlons toujours de l'homme qui se questionne sur Dieu.

Le Dieu dont il s'agit est le Dieu saisi dans le devenir temporel de notre humanité. Evoquer Dieu c'est tenter de saisir le déroulement de ce Dieu dans le temps et dans l'histoire des civilisations, c'est à dire dans le seul domaine qui nous est accessible qui est celui de la temporalité. On peut aller jusqu'à dire que nous n'avons aucun accès au Dieu éternel, ni aucune possibilité d'évoquer ce Dieu éternel. Notre Dieu est saisi ou du moins évoqué dans la compréhension du temps des civilisations humaines, seul lieu dans lequel nous pouvons nous tenir. En ce sens nous ne disons jamais Dieu en soi, mais nous tentons d'évoquer Dieu en nous et entre nous, dans le secret de notre être, dans la vision de notre histoire humaine, habités peut-être par la nostalgie de n'être pas des dieux.

Le Dieu de notre humanité

Le Dieu dont nous parlons entre nous ou que nous évoquons dans le secret de notre interrogation n'est jamais Dieu saisi dans la plénitude et l'isolement de son mystère, mais le Dieu de notre humanité. Parler du Dieu éternel est un concept insaisissable. Il s'agit toujours dans notre silence comme dans notre discours ou dans notre prière du Dieu évoqué dans le devenir du temps de notre humanité. (…)

Quand je dis Dieu je ne parle que de moi : de mon désir que j'appelle ma foi, de mon attente que j'appelle mon espérance, de ma présence inventive dans le devenir de l'humanité que j'appelle l'amour. Il n'y a pas de théologie qui puisse échapper au champ clos de notre connaissance humaine. On peut même traduire cette expérience fondatrice en quelques mots décisifs : il ne s'agit pas de Dieu quand je prononce le nom de dieu, mais de mon humanité traversée par le désir de l'infini insaisissable.

L'intuition fondatrice de toutes les religions est d'avoir tenté d'établir un discours sur Dieu – c'est à dire une "doctrine" - qui donne le sentiment d'atteindre Dieu, alors que le discours des religions ne parle que de l'homme s'interrogeant sur cette évocation rien qu'humaine de Dieu. De ce Dieu qui n'a rien dit. L'invention géniale du christianisme est d'avoir tenté de replacer l'expérience insaisissable de Dieu dans l'humanité saisissable de Jésus. Cette intuition est superbe, mais il y a lieu d'en faire modestement usage afin qu'elle ne s'évanouisse pas dans une théologie qui prétendrait posséder la connaissance et qui du même mouvement épuiserait le désir d'approcher le mystère de Dieu et se détournerait de l'attente infinie.

En ce sens, la théologie devra se contenter d'élaborer un système de pensée et de formulation qui sera l'expression d'une étape de la pensée liée à la culture d'une époque et à la sensibilité – combien variée – des peuples et des cultures. (…)

Nous entrons ainsi dans le dynamisme créateur de la foi. Et nous rejoignons l'entreprise des passionnés de l'aventure spirituelle, créatrice de présence et de communion entre les êtres. (…)

Nous tentons de rejoindre dans notre existence les signes qui nous permettent de dire que l'évocation de l'infini nous permet de mieux traverser l'itinéraire de nos limites. Les limites nous gardent modeste et l'infini est une annonce de ce que nous ne sommes pas encore. C'est ici une prise de conscience radicale que de reconnaître dans la modestie de notre parcours que l'infini nous parle y compris dans le champ limité de notre petite existence. Et il n'est pas ridicule de penser que nous n'avons que l'expérience morcelée et bien courte du temps et que cependant l'évocation de l'infini ne nous paraît pas étrangère à notre désir d'être et de vivre.

Révéler l'homme à lui-même

L'entreprise de la recherche de l'infini à travers l'intensité d'un regard vers l'ultime se vit dans le paradoxe d'aller vers Dieu sans Dieu et de maintenir non pas sa présence active dans l'histoire de notre humanité, mais l'évocation libératrice de son nom pour permettre à notre humanité d'être créatrice de son destin. Notre histoire d'hommes est une entreprise non pas pour révéler Dieu au monde, mais pour révéler l'homme à lui-même. C'est ici que la relation entre la théologie qui parle de Dieu et de son histoire insérée dans l'histoire des hommes d'une part et l'anthropologie qui parle de l'homme dans son devenir humain d'autre part, sont une même histoire et un seul champ d'investigation de l'étonnement d'être au monde.

Mettre Dieu à distance

Si nous mettons ainsi Dieu à distance, serait-il paradoxal d'explorer la voie du devenir divin dans le déroulement historique d'une humanité toujours humaine et qui ne craindra pas de se dire trop humaine ? Mettre Dieu à distance serait alors une tentative pour créer un espace de créativité pour l'histoire du devenir humain. Il ne s'agirait pas de camper dans le champ clos d'une humanité sans dieu, mais de maintenir le champ ouvert d'une humanité capable d'assumer l'interrogation du devenir du divin, comme une réalité inséparable du devenir humain. En somme l'évocation du divin comme champ ouvert et sans limite du devenir humain. Nous ne serons jamais trop humains pour évoquer le dynamisme du divin.

Cette tension entre l'humain et le divin ne permet pas de désigner un vainqueur dans la dialectique du divin et de l'humain. Comme pour une pièce de monnaie le côté pile et le côté face sont inséparables. Les philosophes athées n'ont pas été les moins bons défenseurs de l'évocation de Dieu, ils ont même contribué à ne pas infantiliser l'humanité en évoquant vulgairement le nom divin. (…)

Ainsi sommes-nous invités (…) à nous demander comme des enfants de chœur : « Qu'est ce que je dis quand je me dis croyant ? »

Ou même en poussant plus loin l'interrogation : "Qu'est-ce que je fais là ?". Et d'entrer ainsi dans l'étonnement du devenir de la foi, de ma foi.

S'agit-il de la foi comme adhésion à une doctrine sur Dieu, ou sur la structure théologique d'une religion, ou sur Jésus comme mystère de Dieu, ou sur une vision de l'homme trouvant son accomplissement en Dieu, ou en épuisant toutes les descriptions de quelque chose sur Dieu ?…

Ou sur un peu de toutes ces questions selon les âges de la vie et les circonstances de bonheur et de malheur de l'itinéraire singulier de chacun ? (…)

Le vertige de l'inconnaissable

Et si au fond la question était tellement plus simple, confrontée à toutes les vicissitudes de l'existence, et pourrait se formuler ainsi : qui suis-je devant Dieu et qui est Dieu pour moi ? Il s'agit d'une confrontation entre ce que nous pouvons saisir de notre condition humaine à l'univers pressenti mais inconnu de l'ultime annoncé et qui demeure inexploré. Le paradoxe est que nous ne pouvons atteindre l'inconnaissable par définition et que nous ne pouvons nous satisfaire de ce qu'il nous est possible de connaître. Pascal ainsi s'est tenu dans le vertige de l'inconnaissable. Mais de l'inconnaissable il n' a connu que le vertige. La puissance de sa pensée est d'avoir saisi le vertige de l'inconnaissable sans prétendre en avoir la science.

Tel est le paradoxe qui à notre connaissance est le propre du vertige humain. Nous ne pouvons pas vivre sans évoquer l'infini et nous ne pouvons en saisir la connaissance. De cette connaissance nous n'avons pas la science et il ne nous reste que la fascination du vertige. Plus nous avançons vers l'inconnu de cette espace sans limite, plus nous sommes convaincus de notre ignorance.

Bien loin d'être désespérés du constat de l'insaisissable, plus cela que nous nommons Dieu nous échappe, plus nous sommes émerveillés d'être confrontés à l'évocation de l'ultime. Et nous trouvons même une certaine paix, sans renoncer à l'évocation du Dieu comme l'ultime inconnu, à reconnaître que "Dieu est au delà de Dieu" et qu'il nous est possible de nous réjouir d'être invités – invités par Qui ?– à "aller vers Dieu sans Dieu".

Pour être justes il faudrait que les théologiens ne publient que des pages blanches, à moins de renoncer à toute connaissance sur Dieu pour se livrer à l'exploration de l'inconnaissance de ceux qui s'inquiètent du Grand Inconnu Insaisissable. Ces écrits de la nuit des mystiques existent, ils ne nous enseignent pas sur Dieu, mais sur l'homme passionné de Dieu. (…) Il est nécessaire à ceux qui se livrent à cette tentative de n'en tirer aucun pouvoir et surtout aucun profit, sous peine de falsifier l'expérience de l'inconnu. Cette attitude est rude. Elle s'inscrit dans la plénitude du vide, calmement, le regard porté plus loin que le chemin. On est surpris de trouver ici une correspondance avec la devise des cavaliers de dressage : "Calme, droit et en avant". (…)

Témoins de notre propre foi

Nous nous tenons ici assez loin de la culture du credo : la foi définie et contrôlée comme la seule expression possible de "l'être chrétien". L'exacerbation de cette foi labellisée et dominante s'est exercée avec l'Inquisition et les bûchers pour les hérétiques. A l'opposé de ce système se tient la reconnaissance spirituelle de chacun comme "témoin de sa propre foi" . Il serait souhaitable que tout croyant puisse être humblement croyant et contemplatif de la foi de tous les autres croyants. La foi d'une église serait alors la dynamique de la communion dans le partage de la foi de chacun. Je redoute les gardiens de la foi comme système de contrôle et d'exclusion et je serais tolérant à l'égard des intégristes dans la mesure "où ils ne mordent pas". De toute manière l'expression de la foi définie et formulée ne peut rendre compte de la singularité de la foi de chacun. Seule la mort, sans doute. (…)

Prend sens ici dans la rencontre de notre être limité et de l'immense, cette prière de Marcel Légaut, prière qui témoigne du mûrissement de toute une vie :

"O Toi qui es Toi-même dans le fond de mon être, donne-moi d'être attentif dans le fond de mon être, reçois de moi l'accueil de mon attente, dans mon silence." Prières d'homme – Aubier – 1978

Habité du désir de Dieu

Le mystère de Dieu et le mystère de l'homme sont un seul et unique mystère. Je ne peux reconnaître l'un sans être confronté à l'autre. Ils sont en moi indissociables, ce qui ne veut pas dire confondus dans l'approche et la présence que je leur reconnais dans l'invention de mon humanité. Ainsi je maintiens l'altérité de Dieu et je ne cède pas à la facilité du panthéisme. Je me reconnais habité du désir de Dieu et j'avance vers Dieu dans l'ignorance de Dieu, conforté justement par cette ignorance. Je n'ai même aucune certitude sur Dieu, mais je ne doute pas du désir que j'entretiens d'avancer dans la découverte de ce qu'il est ou plutôt de cela qu'il n'est pas. Ce désir entretient en moi la passion de l'impossible.

Beaucoup d'êtres ont perdu le désir de Dieu parce qu'ils se sont contentés de leur croyance en Dieu. Les religions ont encadré leurs fidèles pour en faire des croyants. Elles leur ont transmis le code de la croyance et ils n'ont pas été invités à découvrir au plus profond de leur être quel est ce mystère qui les habite, alors que le mystère de Dieu est au delà du Dieu de la croyance. L'adhésion de la foi est initiatique.

Ce que je demande aux religions c'est de me rendre contemplatif de la spiritualité de l'humanité entière et de ne pas m'enfermer dans un enseignement sur Dieu qui se résume en un Credo obligatoire. Certes la contemplation du mystère de Dieu s'enracine dans la culture des religions. J'attends de la tradition chrétienne qu'elle me donne cette assise. Et j'aime ainsi m'asseoir dans la tradition chrétienne pour devenir contemplatif de la spiritualité du monde. Aussi je demande aux religions de ne pas rendre par intransigeance la foi impossible et de maintenir les cieux ouverts.

Contemplatifs du mystère de Dieu en l'autre

Je retrouve dans ce qu'a été Jésus ce regard contemplatif du mystère de l'autre comme il a été contemplatif de la vie de la Samaritaine. Jésus n'a pas prétendu imposer sa foi. Sa vision propre l'a rendu attentif au secret de l'autre. Il n'est pas grave que Jésus soit mort, qu'il soit absent. Dans le cadre de l'expérience chrétienne, ce qui est grave c'est que nous ne vivions pas de son absence, que son absence ne nous alerte pas sur la nécessité d'être, nous aujourd'hui, les contemplatifs du mystère de Dieu en l'autre, à la suite de ce que Jésus a été. Jésus ne s'est pas incrusté. Il est passé et cela a suffi pour révéler la présence de Dieu au monde. Ainsi ce qui s'accomplit dans l'humanité est plus décisif que ce qui s'accomplit dans les structures des religions. Etonnés d'être croyants de foi et non croyants de doctrine, provisoires nous aussi et nécessaires, présents au monde et porteurs d'infini, nous serons portés par l'instant d'éternité qui fait du temps humain le sacrement de l'éternité. Chaque instant qui passe nous donne, jours après jours, d'être les visionnaires de l'infini.

Jésus en son temps. Et nous dans le nôtre.

Cette relation du temps et de la vision vers l'infini est à la fois lumineuse et profondément déstabilisante pour la référence permanente dans la culture chrétienne à Jésus.

Je ne sais s'il est bien prudent d'aborder la question de la place de Jésus dans la culture chrétienne et même de remettre en cause son statut dans l'élaboration du credo et de la théologie des églises chrétiennes.

Mais après tout ne sommes-nous pas sur terre pour nous inquiéter de la recherche de la vérité vivante. Je ne peux ici qu'être iconoclaste, mais je tente de l'être humblement ou plutôt de tenter de partager non pas une nouvelle doctrine mais une ouverture vers une recherche qui pourrait annoncer un dépassement des formulations de la foi et rejoindre les interrogations contemporaines sur la « divinité » de l'homme Jésus. L'enjeu est fantastique car il déplace la doctrine traditionnelle de l'histoire de l'Eglise et rejoint les exigences critiques de la pensée contemporaine. Le saisir permettrait peut-être de ne pas rendre impossible la foi en Jésus témoin du mystère du Dieu infini.

Mais Jésus qui ne serait que le Jésus que ses contemporains connaissaient : un prophète du devenir du mystère de Dieu dans l'accomplissement de l'humanité.

Une image peut éclairer cette hypothèse en déplaçant une autre conviction : Jésus, comme tout homme, a connu la mort et son corps n'est pas sorti vivant du tombeau. Il n'est pas miraculeusement ressuscité, mais par la mort, ainsi que tout homme peut l'espérer, il est entré dans le mystère de Dieu, après avoir accompli sa mission parmi ses contemporains. Daniel Rops n'aurait pas accepté que je fasse ici usage de son titre, mais il me convient : "Jésus en son temps". Et nous dans le nôtre. Et les générations futures dans le temps de leur avenir. Ceci n'est pas une provocation, mais une acceptation que chaque siècle – et même chaque génération – soit créateur de sa propre foi.

Ainsi, Jésus investi du mystère de Dieu était un homme de son temps comme il nous revient d'être de l'humanité de notre temps. Et la répétition du "credo" ne nous dispense pas d'être les créateurs de notre foi. Beaucoup de nos contemporains – sans la formuler – partagent cette interrogation ? Marcel Légaut – et après lui le cardinal Ratzinger – disait d'une manière profonde et heureuse : "Jésus était de Dieu". Nous est-il possible d'explorer cette évocation ? En tous cas elle nous invite à ne pas matraquer la foi de nos contemporains par des affirmations trop brutales afin de laisser ouvert le champ de la découverte infinie dans l'accomplissement de chaque destin. Si nous sommes contemplatifs de ce qu'a été Jésus, il nous faut aussi être contemplatif du devenir spirituel de l'humanité contemporaine.

Bernard Feillet

(1) Extraits d'une conférence de juin 2012, à St Jacut – France. Les sous-titres sont de la rédaction. (retour)
1 juillet 2012 7 01 /07 /juillet /2012 12:50
Christian Biseau Je doute… du "divin".
Christian Biseau
LPC n° 18 / 2012

Les étapes d'un questionnement

Pour nombre de personnes qui se réfèrent, ou se sont référées, au message de l'Évangile, trois étapes sont souvent rencontrées dans leur cheminement.

Ou plutôt trois niveaux de questions, schématisés ici à gros traits :

Le premier niveau concerne le malaise par rapport à un fonctionnement désuet de l'institution-Église : la façon de travailler de la Curie, l'absence globale de démocratie, la coupure sacerdoce/laïcat, la place des femmes dans l'Église, tout ce qui touche à l'état clérical, etc.

Ceci étant une question de ҅structures҆ , l'essentiel de la foi n'étant pas concerné.

Ce niveau va de pair, bien sûr, avec un désaccord fréquent, croissant, avec tant d'affirmations romaines, notamment dans le domaine de la morale.

Le deuxième niveau porte sur le contenu de la foi.

La question arrive un jour : "Au fond, qu'est-ce que je crois ?" Cela concerne des affirmations, des expressions déjà présentes dans les textes fondateurs, notamment chez Jean et chez Paul (l'identité de Jésus, la nature du Salut, etc.). Elles seront formalisées plus tard, en particulier avec les grands conciles des 4ème-5ème siècles, puis reprises dans nos ҅Credo҆.

On rencontre là tout un appareil conceptuel hérité d'une autre culture. Et un langage de la foi devenu "in-signifiant" pour aujourd'hui.

Donc, nécessité de ҅revisiter҆ les grandes affirmations chrétiennes : entreprise ambitieuse, qui n'est pas à l'abri de dérapages (jeter le bébé avec l'eau du bain) et pourtant absolument inévitable, indispensable.

Et puis, et puis…. arrive le troisième niveau.

Voilà que la quête se fait plus radicale, portant sur 'Dieu' même.

Parce qu'il devient impossible de 'penser Dieu' comme un Être suprême que certes nous affirmons plein de 'bonté' et de 'miséricorde', mais au-dessus de nous, extérieur au monde, un Souverain régnant sur la 'Création' et sur l'Histoire. Certes un 'Père', mais comme une figure patriarcale, dirigeant le monde, ayant un 'plan' pour lui, et dont les humains ne peuvent être autre chose que des obligés. Un Dieu que l'on prie, que l'on implore, dont on cherche à faire la 'volonté', ce qui n'empêche pas de vouloir l'aimer aussi.

Et, prenant acte du vide qui a englouti les représentations 'religieuses' héritées, l'on se retrouve écrasé par l'impossibilité de penser un 'autre monde', un Dieu du ciel, de l'au-delà, extérieur à notre monde.

L'enjeu

La question est devenue  : comment aujourd'hui parler de Dieu ?

Comment dire l'altérité du Tout-Autre sans tomber dans l'extériorité d'un Tout-Puissant ?

Peut-on parler de Dieu comme de "Quelqu'un" ? Cela a-t-il un sens ?

Ces questions apparaissent vertigineuses pour quelqu'un qui continue à se dire chrétien. Parce que c'est l'Évangile même qui est en cause.

Comment douter en effet que, pour Jésus, Dieu soit Quelqu'un ? N'est-ce pas être amené à prendre une bien grande distance par rapport à l'Évangile ?

Et pourquoi pas, diront certains ?

Et on va rappeler que Jésus est – évidemment – un homme de son temps, avec les concepts, les représentations de son époque.

Au fond, dira-t-on, de même que nous avons été amenés à prendre radicalement nos distances par rapport à des récits de nature symbolique, parfois emprunts de mythologie, tels que les récits de création, de même l'immense fossé culturel qui nous sépare des rédacteurs des évangiles nous incite à réinterpréter, là aussi de façon radicale, les récits évangéliques.

Et d'ailleurs, n'est-ce pas la fidélité même à Jésus qui nous pousse à poursuivre la quête, à continuer le chemin, à être nous-mêmes, à tenter de dire les choses avec notre culture à nous, à être libres ? Exigence de vérité et d'authenticité.

Donc, ce n'est pas parce que Jésus restait attaché à la transcendance d'un Dieu personnel, que nous aujourd'hui nous devrions suivre la même voie.

Le premier impératif pour nous reste de nous libérer des conceptions d'il y a 2.000 ans.

D'où, sans doute, la préférence pour un mot tel que "le divin", afin de contourner les ambiguïtés qui accompagnent le discours habituel sur Dieu.

Le doute

Certes, mais il m'arrive quand même de douter de la pertinence de la voie indiquée par ce mot de "divin".

Et de pressentir comme une contradiction.

En effet, d'un côté, on va valoriser les textes qui montrent l'être exceptionnel qu'a été Jésus, l'audace avec laquelle il dénonce les impostures et hypocrisies des puissants, abroge la loi du talion, etc., donne la première place aux 'petits' et aux exclus, retournant complètement les évidences et l'éthique de son temps, et ceci aussi bien par ses actes que par ses paroles ; ou bien osant affirmer, seul contre tous, que Dieu n'est pas tel qu'on l'enseigne depuis des siècles. Et que son Règne naît dès aujourd'hui au creux de l'humanité de chacun, et non pas dans la domination fracassante des peuples.

Mais ce qui fait question, me semble-t-il, c'est que, dans le même temps, on va récuser les textes où Jésus parle de son 'Père', expliquant qu'il reste finalement bien prisonnier du 'matériel culturel' de son époque puisqu'il ne peut s'empêcher de se référer à un 'Dieu' 'personnel'.

Comme si les deux choses n'étaient pas liées : l'autorité de Jésus et sa relation confiante, y compris dans l'extrême de la déréliction, avec celui qu'il appelait son 'Père'.

Et pourtant, où s'enracine la fulgurance des invectives à l'adresse des scribes et pharisiens ? D'où surgit la lumineuse intuition d'un Dieu qui n'est plus ni puissant ni justicier mais seulement un 'Père' n'ayant rien d'autre à proposer que la gratuité d'un inépuisable amour ?

Où ? Sinon dans les longues nuits de silence et de face à face avec son Dieu, se nourrissant de l'intimité avec Lui que Jésus découvre petit à petit et qui illumine sa vie : cheminement manifeste dans la discrétion même des textes.

Nécessaires guillemets

Il me semble qu'on peut dire que, dans les textes fondateurs du nouveau testament, l'antique figure d'un Dieu extérieur, maître du monde, etc., héritage de nombreux siècles, continue à rôder, mais qu'il y a aussi – comment le nier ? - l'émergence d'une Parole neuve, celle d'un Dieu tout autre, un 'Abba' qui n'est que relation aimante.

Et il me semble que notre tâche aujourd'hui, dans la fidélité à ce qu'a initié Jésus, est de continuer à explorer l'horizon qu'il a ouvert et à essayer d'en rendre compte avec nos mots.

Et que ces mots seront toujours encadrés de guillemets :

'Dieu' pour rappeler que la réalité visée restera toujours tellement insaisissable et mystérieuse !

'Personne' puisqu'on ose l'appliquer à cette réalité mystérieuse.

'Père' parce que c'est un mot tellement connoté culturellement !

'Amour', parce qu'on sait tous les pièges que ce mot peut transporter.

'Présence', parce que cela pourrait désigner quelque chose de bien éthéré, etc.

Il est bon que nous ayons appris à nous défaire des discours sur Dieu.

Et qu'à aucun moment nous n'oubliions les limites et les fragilités de nos mots humains. Mais les guillemets qui encadrent ces mots sont là pour libérer toutes les richesses symboliques, analogiques, voire poétiques, bien présentes au plus profond de ces mots.

Ces richesses qui, bien mieux que les mots sages et bien rangés des savants, disent aussi bien la puissance de vie au coeur du cosmos que la tendresse d'un regard enveloppant le plus intime de l'humanité de l'homme.

Et qui autorisent une parole modeste, humble, balbutiante, mêlée de beaucoup, beaucoup de silence, sur le 'mystère de Dieu'.

J'ai dit douter de l'expression "le divin".

Je la trouve bien timide pour rendre compte d'une réalité que seul le mot 'amour' permet de viser. Bien timide, et surtout tristement, tragiquement, impersonnelle.

Car qu'est-ce qu'une relation aimante sans vis-à-vis ? Qu'est-ce qu'un amour sans Sujet ?

Mais ce doute est aussi un appel à me nourrir des questions et de la réflexion des uns et des autres.

Christian Biseau

1 octobre 2011 6 01 /10 /octobre /2011 19:47
Comment concevoir Dieu ? Théisme ou panenthéisme. (1)
Marcus Borg (2)
LPC n° 15 / 2011

Question :

Du début jusqu'à la fin, la Bible est l'histoire de Dieu. Elle n'est bien sûr pas écrite par Dieu. La Bible hébraïque est l'histoire de Dieu écrite par l'ancien Israël, et le Nouveau Testament est l'histoire de Dieu écrite par la communauté des premiers chrétiens, notamment telle que Jésus l'avait révélée.

Comment ces deux anciennes communautés ont-elles compris le personnage central de leurs récits ? Comment ont-elles conçu Dieu et sa relation au monde ?

Réponse :

La Bible donne à ces questions une réponse double.

D'une part, la Bible emploie un langage imagé qui présente Dieu comme une personne humaine, un roi, un seigneur, un père, une mère, un guerrier, un berger, un potier pour ne citer que certaines de ces images anthropomorphiques. Le seul fait que ces images soient nombreuses et diverses indique qu'il s'agit de métaphores. Dieu n'est littéralement aucune d'elles, il est comme un roi, comme un père ou une mère, comme un guerrier, un berger etc. Prendre ces métaphores anthropomorphiques à la lettre entraîne une notion de Dieu appelée "théisme surnaturel".

Dieu est considéré comme demeurant "là-haut", comme ayant créé il y a longtemps l'univers comme une entité séparée de Dieu. C'est donc de l'extérieur que Dieu intervient lorsqu'il le veut, notamment dans les événements les plus dramatiques rapportés par la Bible. La plupart du temps, Dieu n'est donc pas "ici" mais "là-haut". C'est ainsi que l'on dit : "Notre Père qui es aux cieux".

D'autre part, la Bible dit aussi que Dieu est "ici parmi nous" et plus proche même : Dieu est alors considéré comme l'Esprit immatériel enveloppant l'humanité et toute chose.

- Dans le livre des Actes, Paul dit de Dieu : "En lui nous avons la vie, le mouvement, et l'être" (17.28)

Ceci implique que Dieu n'est pas ailleurs, mais qu'il nous entoure : nous vivons et nous nous mouvons "en Dieu".

- Dans le Psaume 139 on trouve la même idée qu'on ne peut jamais être en dehors de Dieu. (7-11)

Où irais-je loin de ton esprit, où fuirais-je loin de ta face ?
Si je monte aux cieux, tu y es, si je me couche au séjour des morts, t'y voilà.
Si je prends les ailes de l'aurore, et que j'aille habiter à l'extrémité de la mer,
Là aussi ta main me conduira, et ta droite me saisira.
Si je dis : Au moins les ténèbres me couvriront, la nuit devient lumière autour de moi.

Dans l'hébreu de l'Ancien Testament, comme dans le grec du Nouveau Testament, le mot que nous traduisons par "esprit" signifie aussi "vent" et "respiration". Dieu est comme un vent, comme une respiration. À l'époque on ne concevait pas le vent comme une réalité matérielle, des molécules d'air en mouvement, mais comme une force invisible mais puissante. La respiration aussi est, en nous, comme une force invisible de vie.

Dieu est comme le vent qui souffle à l'extérieur de nous et comme la respiration qui est en nous.

Nous sommes en Dieu et Dieu est aussi en nous. Cette manière de comprendre Dieu se nomme en théologie le "Panenthéisme" dont le nom signifie en grec "tout est en Dieu". Dieu est à l'intérieur, dans nos âmes comme le Dieu du panthéisme, plutôt que dans le ciel. Il est le sang qui circule dans nos veines, le souffle qui monte en nous, le dynamisme créateur, le Saint-Esprit. Mais il est plus que nos âmes, il est aussi l'extérieur. Il nous entraîne à sortir de nous-mêmes, de nos sentiers battus et de nos habitudes, comme les Hébreux ont quitté l'Égypte pour marcher à travers la mer Rouge vers la Terre promise.

Ceci est fort différent de la conception théiste selon laquelle Dieu fait ce qu'il veut, à sa guise, comme un despote. Nous sommes en Dieu, nous vivons et nous nous mouvons en Dieu. Dieu n'est pas un être là-bas mais une présence en nous et autour de nous.

Dieu est en nous, il n'est pas sans nous, mais il est plus que nous. (3)

Il est normal de personnifier Dieu et de nous adresser à lui, dans la méditation et la prière, comme s'il était une personne, en lui disant "tu". Mais, si l'on prend cette personnification littéralement, on tombe dans le théisme surnaturel, Dieu devient un être à côté et en plus des autres êtres de l'univers et il s'éloigne de nous.

Il est d'ailleurs peu crédible dans le monde moderne, qu'un tel être existe là-haut. La conception du théisme surnaturel me semble responsable du refus de Dieu par l'athéisme moderne.

Par contre, la conception panenthéiste de Dieu ne génère pas de telles difficultés : un Dieu présent en nous et autour de nous, aussi proche de nous que notre propre souffle. Une religion qui ne consiste pas à croire en un Dieu qui existe ou qui peut-être n'existe pas, mais qui nous fait prendre conscience du Dieu qui est présent en nous.

Marcus Borg

(1) Sur le site "Protestant dans la ville" - traduction Gilles Castelnau (retour)
(2) Professeur de théologie à l'université de l’État d'Oregon, Etats-Unis (retour)
(3) NDLR : rejoint la réflexion bien connue de Marcel Légaut (retour)
1 octobre 2011 6 01 /10 /octobre /2011 15:49
Jacques Musset Une autre approche de Dieu. (1)
Jacques Musset
LPC n° 15 / 2011

La question est vitale

Pour un certain nombre de chrétiens vivant dans la modernité et s'interrogeant d'une manière critique sur l'héritage religieux qu'ils ont reçu, le discours officiel de l'Église sur Dieu ne va plus de soi. Leur sont en effet inacceptables des représentations toujours en vigueur, qui datent d'un autre temps et d'une autre culture que la leur. Ils se renieraient eux-mêmes en y adhérant. À plus forte raison, ces conceptions sont incompréhensibles pour des agnostiques et des athées. Pour les chrétiens insatisfaits, une autre approche de Dieu s'impose. Il en va de leur intégrité morale et intellectuelle. Ils ont un besoin irrépressible de chercher à exprimer, à nouveaux frais, la réalité mystérieuse que, depuis des millénaires, on appelle Dieu. C'est mon cas. Y arriverons-nous jamais ? Je ne sais mais nous devons, par honnêteté envers nous-mêmes, tenter l'expérience.

Il ne s'agit pas d'une simple démarche intellectuelle où nous nous contenterions de remuer des idées. En effet, c'est une entreprise vitale qui engage le sens même de notre propre existence. Cependant, c'est aussi avec notre intelligence et notre capacité de réflexion qu'il convient d'aborder la question. Cette démarche découle de la grandeur de l'homme. C'est une exigence à laquelle il n'est pas possible de se dérober. Pour ma part, ne pas y répondre serait une grave esquive, une sérieuse entorse au devoir de vérité et d'authenticité que je me suis donné comme règle de vie en tous domaines, en sachant par ailleurs qu'honorer cette exigence conduit à un cheminement sans fin et non à la prétention d'arriver un jour à une conclusion définitive et intangible. Il y a dans ce cheminement une sorte de défi impossible, comme le dit si bien René Char : "l'impossible, nous ne l'atteignons jamais ; il nous sert de lanterne".

Des discours qui ne sont plus crédibles

Comment dire Dieu aujourd'hui ? Nombre de chrétiens qui s'efforcent de réfléchir sont lassés d'entendre ou de lire des propos que l'on peut appeler surplombants, c'est-à-dire qui posent Dieu comme un postulat indiscutable, à partir de quoi tout s'organise et prend sens. On parle de Dieu comme si son existence était évidente, comme si l'on vivait dans son intimité, comme si l'on connaissait ses intentions. Ainsi retrouve-t-on très souvent le mot "Dieu" comme sujet grammatical de phrases comme celles-ci : Dieu a créé le monde, Il a établi l'ordre de l'univers, Il gouverne les coeurs et les événements, Il a pris l'initiative de se révéler, Il est amour, Il a un projet sur le monde et sur l'homme, Il souffre de la souffrance des hommes, Il a envoyé son Fils pour nous sauver, Il est unique et pourtant trinité de personnes, Il nous parle, Il a défini pour l'homme une manière de vivre qui doit le conduire au bonheur, Il a ressuscité Jésus et nous ressuscitera à la fin des temps, Il veut rassembler les hommes dans l'Église, etc… Comme ils en savent des choses ceux qui proclament ces affirmations sans l'ombre d'un doute ou du moindre questionnement !

Cette manière de parler de Dieu est celle du catéchisme officiel de l'Église catholique publié en 1997 et de bien des livres religieux. C'est également celle de la liturgie et de beaucoup de prédications. Il n'est pas étonnant que les gens s'ennuient aux messes. Dieu est mis à toutes les sauces et au service de toutes les idéologies et des pouvoirs religieux. Ces discours sont insignifiants pour ceux qui ont des exigences critiques. Poser comme a priori des affirmations dogmatiques indémontrables leur apparaît comme une facilité et elle l'est en réalité. Elle aboutit à camper sur des positions de défense intransigeantes ou permet de s'endormir dans un ronronnement confortable. Ces deux attitudes dispensent de chercher, de s'interroger, de douter, de remettre en cause les certitudes héritées.

On objectera que je fais fi sans précaution des nombreuses et diverses voies spirituelles qui, depuis la nuit des temps, affirment Dieu tranquillement sans avoir rencontré d'opposition. À cette objection, on peut avancer une double réponse :

D'une part, le mot Dieu n'a pas toujours existé ; c'est une création de l'homme (2). Il a émergé très progressivement à la conscience des humains pour désigner, dans leur quête de sens, la cause de phénomènes qui leur échappaient : la foudre, la sécheresse, la pluie, les inondations, les épidémies, les infirmités, la souffrance, la gestation des animaux et des humains, etc. Dieu ou les dieux étaient, croyait-on, à l'origine de ces réalités sur lesquelles on n'avait pas prise. On y voyait une récompense ou une punition. Peu à peu, avec les progrès des sciences, de la réflexion philosophique et de l'affinement du sens religieux, certaines représentations de Dieu sont devenues caduques. Beaucoup de choses dans le monde et le fonctionnement humain se sont ainsi expliquées sans qu'on ait recours à une cause divine extérieure. Le concept de Dieu s'est petit à petit décanté, purifié, approfondi, spiritualisé. Mais le langage officiel de l'Église reste empêtré dans des représentations d'antan.

Cette "naissance de Dieu" dans les consciences humaines s'est donc faite par étapes sur des dizaines de siècles, au gré des événements, des crises, des questionnements, des débats, des intuitions, des vérifications. En étudiant la Bible, nous pouvons observer l'évolution de la conscience religieuse du peuple juif sur Dieu au cours des sept à huit siècles qui ont précédé notre ère. Il est facile de démontrer que ses représentations se sont transformées et affinées en se confrontant à des événements critiques qui remettaient en cause les convictions traditionnelles (3). À travers les nombreuses voies spirituelles qui jalonnent l'histoire de l'humanité, des millions de gens ont été associés à cette aventure de la "naissance de Dieu" dont nous sommes les héritiers. Ces devanciers, chercheurs de sens, nous indiquent par là que la voie de recherche qu'ils ont suivie a été de partir de leur expérience humaine interrogée par le souci de vivre en vérité au plus intime. Les mystiques de tous les temps et de toutes les religions en sont une illustration. Leurs écrits en témoignent, telles ces quelques lignes d'un poème de Jean de la Croix (1542-1591), écrites en prison :

  • Je sais une source qui jaillit et qui fuit,
  • Mais c'est de nuit.
  • Éternelle source qui demeure cachée ;
  • Pourtant je connais sa demeure,
  • Mais c'est la nuit.
  • Sa clarté jamais n'est obscure,
  • Et je sais que d'elle toute lumière vient, Mais c'est de nuit.(4)

D'autre part, l'histoire des religions montre qu'après l'émergence des messages fondateurs issus de l'expérience intérieure de leurs auteurs, on les a transformés très vite en doctrines coupées de la démarche existentielle qui les avait fait naître. On s'est attaché à définir des contenus plutôt qu'à encourager une recherche personnelle et à entretenir un débat toujours ouvert. "Dieu" qui était une manière d'exprimer l'exigence appelant du plus profond de la conscience à l'authenticité avec soi-même et autrui, à l'ouverture de son être, à la recherche de l'essentiel, au dépouillement des illusions, au consentement à la réalité pour en faire une occasion de maturation, est devenu un enseignement didactique sur Dieu, sa volonté, ses préceptes.

Le dernier avatar en est le très épais Catéchisme de l'Église catholique de 1997, comptant 835 pages et présenté par le pape Jean-Paul II comme "une norme sûre pour l'enseignement de la foi". L'ambition de ce livre est de fournir une synthèse de la foi catholique qui se prétend la véritable foi en Dieu, reçue de Dieu lui-même. Aucune question n'est laissée sans réponse. On présente empilées les unes sur les autres les doctrines qui se sont ajoutées au cours des siècles, adossées aux précédentes et marquées par les cultures des temps. En le parcourant, on a l'impression de visiter un musée où est rangé soigneusement, dans de multiples salles, le "dépôt" du passé. On visite mais on ne se nourrit pas intérieurement. Comme on est loin du souffle qui émane de la Bible et des évangiles, invitant à oser vivre personnellement, communautairement et socialement dans l'authenticité, la justice et la fraternité ! C'est pourquoi s'interroger sur l'héritage reçu et remettre sur le métier l'approche du mystère Dieu dans le contexte de notre temps non seulement n'est pas impertinent ni iconoclaste mais essentiel. Tâche exigeante et risquée cependant, car ceux qui se sont essayés au long de l'histoire à revenir aux intuitions originelles et à les délester de multiples interprétations datant d'époques révolues, pour les actualiser et leur donner corps, ont été souvent réprimés, condamnés, voire exterminés.

Une approche qui part de l'humain

Si la voie "surplombante" de l'approche de Dieu que l'on peut aussi qualifier de "descendante" se révèle difficilement crédible dans le contexte de la modernité actuelle, face aux exigences critiques qui s'imposent consciemment ou inconsciemment à beaucoup de contemporains, que vaut la voie "ascendante" qui consiste à partir de l'expérience d'humanisation à laquelle se livrent les hommes et les femmes qui ont le souci de vivre vrai et de penser juste ? Cette voie empruntée avec la préoccupation de ne pas tricher avec soi-même – chemin fort exigeant – peut-elle être une approche actuelle du mystère de Dieu ? Si oui, de quel Dieu et à quelles conditions ? Si cette approche du mystère de Dieu n'est pas de l'ordre d'un simple sentiment intérieur trop lié à la subjectivité, à l'émotion, à la spontanéité, à la sincérité du moment, alors de quoi s'agit-il donc ?

Allons au coeur de ce que vivent les hommes dans leur aventure d'humanisation quand ils s'efforcent vaille que vaille de conduire leur existence dans une démarche d'authenticité, attentifs à débusquer les illusions, à se remettre en cause, à lier travail intérieur d'approfondissement personnel et ouverture à autrui dans l'épaisseur de leur vie quotidienne ? Qu'observent-t-ils ? Ce que chacun expérimente au tréfonds de son être, quelle que soit son histoire singulière, n'est-ce pas avant tout une exigence de vivre en vérité dans toutes les dimensions de son existence ?

Exigence de lucidité sur sa manière d'exister, sur la cohérence entre son dire et son faire, sur les héritages qui le conditionnent, sur ses ambiguïtés, ses limites, ses peurs, ses attachements, ses répulsions, ses illusions, son histoire passée…

Exigence de vivre vrai dans sa relation à autrui, exigence qui invite à l'écoute, à la compréhension, au soutien, au respect, au pardon, à la remise en cause personnelle…

Exigence de probité intellectuelle dans sa recherche spirituelle, dans l'appropriation, si l'on est croyant, de sa tradition religieuse, ce qui a pour conséquence de ne pas mettre de limites à ses questionnements ni au chemin à parcourir…

Exigence de recueillement pour se ressourcer, pour ne pas céder à l'activisme, aux illusions…

Exigence de consentir à la réalité telle qu'elle est pour en faire un tremplin de maturation, d'affinement, d'approfondissement, ce qui implique détachement et renoncement…

Cette exigence, sorte de voix intime, qui se murmure dans le silence ou s'impose parfois avec insistance et d'une manière récurrente, rejoint ce que Marcel Légaut appelait motion intérieure. À travers cette inspiration venant des profondeurs de son être et l'appelant à vivre en vérité, il lisait les traces en lui d'une "action qui n'est pas que de lui mais qui ne saurait être menée sans lui". Il en concluait qu'on pouvait "appeler cette action qui opère en soi l'action de Dieu sans nullement se donner de Dieu – et même en s'y refusant – une représentation bien définie".(5)

Démarche crédible ?

Que vaut cette démarche ? Certes, dans l'expérience de cette exigence, accueillie et mise en pratique, l'homme atteint l'humain le plus humain de lui-même, avec la conscience d'être aux limites de ce dont il est capable et aussi avec l'étonnement de pouvoir atteindre cette qualité d'humanité. Il éprouve alors la vérité de la parole de Pascal : "L'homme passe infiniment l'homme".

Mais ce sentiment de dépassement n'est-il pas que l'expérience fugitive de son propre accomplissement ? Autrement dit, le sentiment d'être, à certains moments, en situation de justesse intime avec soi-même, le monde et autrui, situation vécue dans une grande joie intérieure et une impression de plénitude, ne serait-il pas seulement la révélation de ce dont l'homme est capable et l'invitation pressante à marcher sur cette voie pour s'accomplir réellement ? Qu'est-ce qui autorise à postuler une Source extérieure à soi, bien qu'intimement liée à soi, pour rendre compte du sentiment de dépassement, de "transcendance", de plénitude, expérimenté aux heures de vérité si pleinement humaines de son existence ? Cette capacité qu'a l'homme de vivre à ce niveau éminent de profondeur, d'authenticité, d'ouverture à autrui, de don de lui-même, ne s'explique-t-elle pas par ses propres ressources, ressources cachées et si souvent méconnues auxquelles il a peine à croire tant elles sont peu exploitées ?

Trois positions possibles

La réponse à donner dans un sens ou l'autre ne peut être évidente. La perception de l'insondable au plus intime de chacun, à certaines heures de son cheminement, le laisse ouvert sur un mystère qu'il n'est pas facile d'identifier.

Trois positions sont possibles. Une première est de conclure par la négation de Dieu : dans l'expérience de dépassement vécue par l'homme, il n'est que de l'humain et rien d'autre.(6)

Une seconde position est d'affirmer, comme Marcel Légaut le fait, qu'au coeur même du mystère humain existent les traces d'une action qui n'est pas que de l'homme et qu'on peut référer à Dieu "sans nullement se donner de Dieu – et même en s'y refusant - une représentation bien définie comme celles dont par le passé les hommes ont usé si spontanément et si puérilement" (7). Ces deux manières de se situer sont des actes de foi, car l'une et l'autre ne sont pas démontrables par des arguments qui emportent d'emblée l'assentiment. Il y a, de la part de ceux qui professent pareilles assertions, un engagement de leur personne, ce qui ne signifie pas que cet engagement se pratique d'une manière aveugle. Chacun a des raisons qui lui sont propres de pencher d'un côté plutôt que de l'autre. Mais dans les deux cas, les démarches ne sont sérieuses et dignes de considération que si leurs auteurs s'impliquent dans l'approfondissement de leur propre humanité. Sinon, elles ne seraient que formelles ou purement cérébrales.

La troisième position possible est l'agnosticisme qui n'affirme ni ne refuse l'existence d'une action de Dieu au coeur de l'homme. Elle est aussi respectable que les deux autres si elle se situe dans une conduite questionnante au coeur d'un souci de vivre vrai et de penser juste, sinon elle n'est qu'une façon commode d'éluder l'interrogation.

Nommer n'est pas secondaire mais second

Nous venons de voir que les façons de nommer la source intime d'humanisation au coeur de l'être humain sont diverses et respectables. Il faut ajouter qu'elles sont relatives, car l'essentiel est d'abord pour chaque humain de répondre en vérité à l'exigence intérieure qui le sollicite. C'est là le terrain de l'expérience spirituelle par excellence. Nommer n'est donc pas secondaire mais second. En conséquence, les différentes voies spirituelles, religieuses ou laïques, ne sont pas des buts en soi mais des moyens au service de l'humanisation des êtres et du monde. Aucune n'est la voie royale par excellence, chacune n'est qu'un chemin singulier. L'oublier et prétendre détenir la vérité ultime, c'est aller vers le totalitarisme. L'histoire passée et présente le démontre. Si le critère d'authenticité des voies spirituelles est donc leur capacité à aider des humains à s'humaniser, celles-ci doivent sans cesse se ressourcer à leur message originel mais en le réinterprétant dans la modernité du temps. Ce message, né dans des conditions culturelles, religieuses, politiques, sociales singulières, a sans cesse besoin d'être actualisé et donc recréé en quelque sorte. Se contenter de le répéter, de même qu'absolutiser les ajouts postérieurs, est la plus grave des infidélités. De toutes façons, le simple ressassement de doctrines héritées d'un passé révolu a peu de chances d'avoir un écho chez les hommes et les femmes en attente spirituelle qui n'ont pas abdiqué leurs exigences critiques.

Qu'on soit croyant ou non, où gît l'essentiel ?

Que conclure en constatant les diverses positions possibles, chacune interprétant à sa manière la même expérience fondamentale d'humanisation vécue avec authenticité ? Pour moi, il est évident que ce qui unit fondamentalement les hommes ne se joue pas au niveau de leurs convictions philosophiques ou religieuses, mais dans la manière dont chacun s'humanise et contribue avec les autres à humaniser la société dans laquelle il vit. À sa mesure et selon ses limites. Tel est le terrain où se vérifie réellement la qualité d'existence des humains, qu'ils soient croyants, agnostiques ou athées. Quelles que soient les références spirituelles singulières auxquelles ils se ressourcent, c'est dans ce travail commun d'humanisation à dimension personnelle, communautaire et collective qu'ils se rencontrent vraiment, qu'ils communient, entretiennent leur vigilance pour rester en éveil et s'entraident à édifier des sociétés de justice et de fraternité. D'où l'importance capitale pour eux d'entretenir un débat ouvert, permanent et sans a priori afin de s'accorder sur des valeurs identiques et de les mettre effectivement en pratique. Ainsi, ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas font-ils ensemble l'expérience du mystère humain qui suscite à la fois vertige et émerveillement.

Qu'on soit croyant ou non, la question fondamentale est donc pour tout humain : que fais-je de ma propre existence, comment la vivre en vérité ? (8) Personne n'y échappe à moins de se blinder intérieurement. Les exigences intimes dont j'ai parlé le sollicitent à un moment ou à un autre de son itinéraire. Les événements, les crises, la vie avec autrui, les responsabilités sont autant de lieux de questionnements et de choix.

Où je me situe personnellement ?

Finalement, où me situé-je ? Sans doute quelque part entre un agnosticisme ouvert et la profession de foi en un Dieu intérieur tel que l'évoque Marcel Légaut : (9)


Dieu,
Question nouée à l'homme qui prend conscience de soi.
Question, porche du mystère que l'homme est en lui-même.
Question née d'une "absence" qui se creuse avec elle.
Question que porte l'"attente" et qui se nourrit d'elle
et qui meurt avec elle quand l'homme se renie.
Question qui ne supporte aucune réponse vraie
mais sans cesse en suggère quand elle reste vivante.
Base mystérieuse entre les hommes ;
elle les oppose entre eux quand ils se l'approprient.

En définitive, le mot "Dieu" peut avoir deux significations différentes qui me semblent l'une et l'autre crédibles. D'une part, il désigne la Source d'exigences intimes qui s'élèvent du coeur, l'Origine des appels des profondeurs de l'homme, la Poussée des intuitions dans la recherche de l'homme (10). En ce cas, Dieu est une Réalité qui ne se confond pas avec l'homme tout en lui étant consubstantielle. D'autre part, le mot "Dieu" peut évoquer l'expérience spirituelle qu'à certaines heures l'homme fait de sa grandeur qui lui paraît "sur-humaine", tant elle est profondément humaine. On parlerait alors plutôt d'émergence du divin dans l'homme, sans que le mot divin renvoie à une transcendance distincte de l'homme. Mais, quelle que soit la signification qu'on donne au mot "Dieu", ce qui me paraît clair – je le répète - c'est que, pour ne pas être purement formelle, elle s'enracine dans une pratique effective d'humanisation à tous les niveaux.

Au chrétien que je suis, élevé dans le christianisme, qui s'affirme disciple de Jésus de Nazareth mais qui, en raison de ses exigences critiques, n'adhère plus aux représentations d'un Dieu tout-puissant, omniscient, maître du monde et de l'histoire, et hésite à nommer "Dieu" la Source intérieure inspirante de sa recherche d'humanité, on ne manquera pas de faire l'objection suivante : n'oublies-tu pas que Jésus, héritier de sa tradition juive, se référait très explicitement à Dieu, un Dieu à la fois tout autre et impliqué activement dans l'histoire des hommes ? L'objection ne m'effraie pas. Que Jésus se soit référé à son Dieu comme à Celui qui était l'origine des exigences qui montaient de ses profondeurs, qu'il se soit exprimé sur Lui avec les langages et les représentations de ses compatriotes, comment aurait-il pu en être autrement dans le contexte où il vivait il y a vingt siècles ? J'ai une infinie reconnaissance pour la tradition chrétienne d'où je suis issu, mais, dans le travail de réappropriation critique auquel je me suis soumis, je ne me sens plus tenu par un certain nombre de représentations et de langages de mon héritage, y compris ceux de Jésus. Je ne vis pas dans le même siècle, la même culture, la même situation religieuse que lui. Comme pour beaucoup de mes contemporains, Dieu n'est plus pour moi une évidence comme il pouvait l'être pour un juif du 1er siècle de notre ère et, s'Il existe, on ne peut plus en parler avec les mêmes termes.

Cela ne m'empêche pas de me sentir en connivence profonde avec le nazaréen qui a misé et risqué son existence, il y a vingt siècles, en délivrant un message de libération et en le mettant en pratique au grand dam des responsables de sa religion. Ce combat pour restaurer la dignité de ses compatriotes marginalisés et leur redonner confiance en eux-mêmes et en autrui, il l'a mené en réponse aux exigences intimes qui le poussaient à réformer sa religion pervertie par le moralisme et le ritualisme. Elles lui étaient inspirées, disait-il, par son Dieu, qu'il appelait familièrement "abba", "papa", ce qui suggère une extrême intériorité de sa part. Sans reprendre ses mots et ses expressions – le langage, si nécessaire soit-il, est toujours relatif - je me laisse inspirer à mon tour par son témoignage, mais je prends la liberté de dire à ma façon et dans ma culture ce qu'est la source mystérieuse que j'expérimente à la racine de mon être. Cette source est à l'oeuvre aujourd'hui comme hier dans la vie des humains, c'est ce qui les rend proches par delà les siècles. Mais, parce que les conditions culturelles changent, ils ne peuvent plus l'évoquer de la même manière qu'il y a vingt siècles. La fidélité n'est pas la répétition. Il y a en effet des formes apparentes de fidélité qui sont de véritables trahisons. Les Églises, comme chacun de leurs membres, n'ont jamais fini de se rappeler cette redoutable vérité qui, certes, dérange, remet en cause, appelle à faire le deuil de ce qui est mort, mais est par ailleurs à la source d'une créativité et d'un renouvellement aussi bien dans le langage que dans les pratiques.

Pour terminer, à titre d'exemple, je partage un texte que j'ai écrit récemment et qui est inspiré du Notre Père. Il s'abstient d'employer le mot Dieu, ascèse que je m'impose désormais, tellement ce mot a été galvaudé – saturé, dit une de mes amies - et demeure employé avec une légèreté et une insouciance qui me scandalisent. On lui fait endosser tout et son contraire. Je m'en tiens à un autre vocabulaire qui tente d'exprimer l'aventure intérieure d'humanisation dont je fais l'expérience et dont je suis témoin. Cette retranscription du Notre Père, peut-être aura-t-elle aussi du sens non seulement pour des croyants de foi religieuse, mais aussi pour des agnostiques et athées qui expérimentent cette "transcendance" intérieure où s'alimente le meilleur d'eux-mêmes lorsqu'ils s'efforcent de vivre avec authenticité.


Ô Source inépuisable
enfouie en notre tréfonds humain,
d'où naît le goût et le souci de vivre vrai !

Que nous soyons attentifs
à ta présence discrète
sans cesse à l'oeuvre en chacun de nous
Quel que soit le nom qu'on te donne.

Qu'à ton inspiration
s'éveillent et s'ouvrent largement les coeurs.

Que tes appels perçus au plus intime
soient notre pain quotidien.

Que, suscités inlassablement à la foi en nous-mêmes,
nous croyions en notre prochain,
en dépit de nos médiocrités et de nos manques de fraternité.

Et qu'ainsi nous évitions, autant que possible, les impasses.
Que, nous y étant fourvoyés,
nous puisions en toi la force
de nous relever et de poursuivre le chemin.

Au terme de ces paroles balbutiantes, la question de Dieu reste ouverte. L'essentiel est de la poser le plus correctement possible. Je m'y suis efforcé et je livre mes réflexions au débat. Si la querelle théorique des concepts ne m'intéresse pas, par contre toute tentative qui se saisit de l'interrogation à partir de la recherche de son humanité me passionne.

Jacques Musset

(1) Tiré du livre "Un christianisme pour le 21ème siècle", "Réinterpréter l'héritage pour qu'il soit crédible" à paraître à l'automne 2012. - Pour obtenir le livre : Jacques Musset, 12 rue du Ballon, 44680 Ste Pazanne France. E-mail: jma.musset@orange.fr (retour)
(2) Naissance de Dieu de Jean Bottéro (La Bible et l'historien), - Folio, 1992 (retour)
(3) Une démonstration remarquable est faite dans le livre de Francis Dumortier : La fin d'une foi tranquille - (Éd. Ouvrières 1997) (retour)
(4) Petite vie de St Jean de la Croix par Bernard Sésé - (DDB), p.74 (retour)
(5) Devenir soi ou recherche le sens de sa propre vie - Marcel Légaut - Cerf, pages 135-136 (retour)
(6) L'esprit de l'athéisme (introduction à une spiritualité sans Dieu) - André Comte-Sponville - Albin Michel (retour)
(7) Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie - Marcel Légaut - Cerf, 130-137 (retour)
(8) C'est de cette question essentielle que part toute la démarche spirituelle de Marcel Légaut, telle qu'il l'exprime dans son livre majeur : L'homme à la recherche de son humanité, Aubier, et aussi dans Devenir soi - Cerf (retour)
(9) Prières d'homme, Marcel Légaut, Aubier, 49-50 (retour)
(10) Id, 40-41 (retour)
1 janvier 2011 6 01 /01 /janvier /2011 18:48
À la recherche de Dieu.
Marcel Brouwer
LPC n° 12 / 2010

Une libre pensée chrétienne représente pour moi exactement ce que ces trois mots signifient.

C'est-à-dire une référence à Dieu, tel que Jésus a tenté de nous le montrer en inspirant notamment les évangélistes, et une possibilité, au départ de cela, de m'approcher de ce Dieu, librement, avec tous les moyens dont je dispose : affectivité, intelligence, spiritualité, recherche, dialogue etc.

Par le hasard de ma naissance, j'évolue dans un milieu imprégné de la religion catholique depuis de nombreux siècles et auquel même les athées les plus purs et durs ne peuvent entièrement se soustraire.

Je tente cependant de séparer la Foi de la notion de religion qui est selon moi une construction humaine, répondant à des impératifs d'organisation, de vie en société, et malheureusement aussi de pouvoir.

Pour moi il n'y a pas une vérité universellement connue et incontournable, mais des indices et une intuition qui me font croire à l'existence d'un principe supérieur qu'il est pratique d'appeler Dieu.

Le fait de croire en l'existence de ce Dieu est une démarche de confiance, d'espérance. C'est une étape sur le chemin qui conduit à un absolu, à une vérité universelle inaccessible totalement sur cette terre.

Que certaines personnes aient poussé cette conviction à un point tel qu'elle est pour celles-ci une certitude absolue, je le conçois volontiers, mais les hésitations et les doutes que j'ai ressentis et ceux qui m'ont été si souvent confiés contribuent à me convaincre que le Dieu d'Amour et de Liberté auquel je crois ne peut exister que si son existence peut aussi être niée.

Dés lors, s'il existe un Dieu d'Amour, l'amour est une voie privilégiée pour l'approcher. Toute autre démarche d'intelligence, de connaissance, de discipline, d'obéissance doit lui être subordonnée.

Dieu n'est pas localisé en un endroit quelconque autrement que pour des raisons symboliques et de pédagogie. Il est en nous et donc tout autant dans les autres et dans la relation que nous pouvons avoir avec eux. C'est dans cette mesure que nous sommes tous fils de Dieu participant à cette nature divine qui nous unit et appelés à faire épanouir cet amour comme étant le Royaume de Dieu.

A partir de cette exigence, qui n'est pas mince, et à laquelle je ne suis vraiment pas toujours fidèle, je revendique ma liberté. Je crois qu'il est nécessaire de fréquenter assidument les autres, de dialoguer, de s'éclairer, de se réunir, de proclamer notre tentative d'amour universel au nom d'une spiritualité. Je crois cependant aussi que, dans la tolérance et le respect de tous, chaque personne a droit à une grande indépendance de pensée.

C'est ce que je recherche dans un groupe comme LPC où je trouve un véritable effort de respect les uns des autres et de tolérance. La recherche personnelle et en commun m'est un grand enrichissement, bien que je ressente parfois une difficulté pour certains à prendre leurs distances par rapport au poids que l'Eglise catholique fait peser sur ses membres.

Pour moi, la science comme la théologie sont des domaines de recherche qui nous rapprochent de la réalité, de la vérité si l'on veut. Toutes deux sont des suites d'approximation de la part des êtres humains vers cet infini de connaissance. Comme chaque découverte scientifique est remise en cause par la suivante, la connaissance de Dieu évolue au gré des progrès de l'exégèse, de la connaissance historique et littéraire des civilisations, des techniques d'investigation et de l'évolution de la pensée.

Si j'accepte volontiers que des penseurs et des théologiens inspirés aient pu faire le point sur la perception de Dieu à des époques déterminées, il m'est impossible d'admettre que ce domaine si important de la pensée humaine soit le seul à devoir être momifié dans une forme archaïque et désuète.

C'est tout le mérite de la libre pensée de remettre en question, dans la réflexion et l'humilité, ce qui est considéré comme acquis. Cela n'empêche évidemment nullement que ce travail de recherche puisse confirmer ces acquis.

Chaque être humain est unique et personne ne peut pénétrer ce que ressent son voisin. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne la spiritualité, même si l'on peut se retrouver en communion avec l'un ou l'autre groupe de pensée ou de foi.

Marcel Brouwer

1 juillet 2010 4 01 /07 /juillet /2010 14:51
Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous.
Michel Fortun
LPC n° 10 / 2010

Quand un jour, des pharisiens demandaient à Jésus quand viendrait le royaume de Dieu, il répondait :

"Sachez-le, le royaume de Dieu est au-dedans de vous"(Luc 17, 21)

En grec : εντος υμων εστιν : "il est à l'intérieur de vous"

Jésus ne pouvait être plus précis. Lorsqu'on lui demande à quels signes l'avènement du Royaume de Dieu sera reconnaissable, il répond qu'il se loge au plus intime de chacun. Tel est le sens de la préposition grecque "εντος", qui désigne non seulement l'intérieur mais l'intimité la plus profonde de l'être.

Cette localisation du Royaume de Dieu au coeur de l'homme a tellement surpris sinon choqué les théologiens et traducteurs chrétiens de ce texte de Luc, qu'ils ont purement et simplement "oublié" le sens de la préposition "εντος" pour proposer les versions suivantes : "au milieu de vous", ou encore "parmi vous" (1). Ainsi laissaient-ils planer un doute sur l'endroit du Royaume, car "au milieu" peut signifier à la fois "parmi" ou "au centre de".

Les traducteurs qui ont rendu la préposition "εντος" par la formule "au milieu de vous"voulaient évidemment suggérer que Jésus et son groupe de douze disciples formaient le Royaume de Dieu, c'est-à-dire que l'Eglise était déjà là, et que le "divin"allait être désormais contrôlé par l'Eglise.

Le Royaume de Dieu est "au-dedans de vous" ou "au milieu de vous", voilà deux interprétations différentes, très lourdes de conséquences. Soit le Royaume de Dieu est une réalité intérieure, une dimension verticale qui renvoie chacun à lui-même, soit une réalité centrée sur la personne de Jésus, de ses disciples, de l'Eglise, privilégiant alors une dimension horizontale.

C'est une étude rigoureuse de l'emploi du mot "εντος" dans le Nouveau Testament qui va nous éclairer. Pour signifier "au milieu de vous" ou "parmi vous", les quatre évangiles utilisent, sans jamais prêter à confusion, non pas "εντος" mais "εν μεσω". Cette expression est employée 31 fois dans ce sens. Exemples:

  • "Que deux ou trois soient réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux" (Mt.18, 20)
  • "(Jésus) assis au milieu des docteurs" (Lc.2, 46)
  • "Une autre est tombée au milieu des épines" (Lc.8, 7)
  • "Comme des agneaux au milieu des loups" (Lc.10, 3)

Il apparaît clairement que l'expression "au milieu de", (εν μεσω) ne désigne pas une dimension verticale mais horizontale, sociale parfois, se référant à une certaine spatialité, à une extériorité.

Ce passage de Luc : "le Royaume de Dieu est au-dedans de vous" est une version manifestement ancienne. Jésus s'adresse à des pharisiens, supposés être ses ennemis. Or, c'est à eux qu'il déclare : "le Royaume de Dieu est à l'intérieur de vous". Etant donné le contexte, Jésus indique à ses interlocuteurs soucieux de localiser de manière sensible le royaume de Dieu, qu'il est de nature spirituelle, à l'intérieur de l'être humain. L'intérieur de l'homme, son coeur, son intimité secrète est l'endroit où "règne" Dieu.

A cette étude scripturaire, pour une traduction correcte de la préposition "εντος", s'ajoute la façon dont Jésus présente le Royaume de Dieu. Pour parler du Royaume de Dieu, Jésus emploie des comparaisons paysannes, agraires. Jésus compare le Royaume de Dieu tantôt à une graine, tantôt à une levure et toutes ces comparaisons tournent autour de la qualité d'un comportement individuel.

S'agissant du Royaume de Dieu, les propos originels de Jésus s'articulent autour d'une structure qui pourrait se résumer par quatre verbes : enfouir - attendre - trier - récolter. C'est le rythme agraire : les semailles - le temps de la croissance - l'élimination des mauvaises herbes - la moisson.

Le Royaume de Dieu ressemble à un trésor enfoui dans un champ, à une semence semée au sillon de la terre ou encore à du levain plongé dans la pâte à pain. Voilà illustrée et justifiée la traduction correcte de la petite préposition "εντος": "le Royaume de Dieu est à l'intérieur de vous."

La terre, le champ, la pâte sont des symboles qui évoquent le coeur de l'homme, son intimité secrète, là où un travail de germination est possible. L'image du Royaume de Dieu, telle que la concevait Jésus est liée à une notion de fécondité intérieure à l'homme.

Par cette toute petite phrase, Jésus, révèle quelque chose d'essentiel :

L'intérieur de l'homme, son coeur, son intimité secrète, est l'endroit où "règne"Dieu.

Il s'agit maintenant de relire le péricope en son entier :

"Les pharisiens lui ayant demandé quand viendrait le Royaume de Dieu, il leur répondit : "La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer et l'on ne dira pas : voici, il est ici! ou bien : il est là! Car voici que le Royaume de Dieu est au-dedans de vous" (Lc.17, 20-21)

En affirmant la dimension verticale de l'intériorité, Jésus fait exploser toute notion de spatialité : le Royaume n'est ni ici, ni là, ni au milieu, ni entre, ni parmi. Cela ne nous fait-il pas penser à l'entretien de Jésus avec la Samaritaine dans l'Evangile de Jean (4,23-24) :

"… l'heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité… Dieu est esprit et c'est pourquoi ceux qui l'adorent doivent adorer en esprit et en vérité"

Souvenons-nous que, lorsque Jésus priait, il se mettait toujours à l'écart afin de rester dans l'intimité de sa relation à Dieu. Il le faisait souvent dans la solitude ou pendant la nuit. Il allait dans le désert, (Mc.I.35) sur une montagne (Mt.14, 23). Il souligne combien l'essentiel se rencontre dans l'intimité et le secret de son coeur (Mt.6, 6)

"Pour toi quand tu pries, retire-toi dans ta chambre et prie ton Père qui est là dans le secret."

Et là encore, il ne s'agissait pas, dans le secret de son coeur, de réciter des formules comme le long texte des "18 Bénédictions", comme le voulait la coutume juive. Jésus rejette tous ces types de prière : "Ne rabâchez pas, comme les païens. Ils s'imaginent qu'en parlant beaucoup, il se feront écouter" (Mt.6, 7)

Quand Jésus passait des nuits entières en prière, il faisait donc autre chose que de réciter des formules. Il va "à l'écart", non pour demander quelque chose mais simplement pour être. Jésus, d'une façon ou d'une autre, a dû pratiquer quelque chose qui s'apparente à la méditation. On ne trouve aucun équivalent de cette attitude dans la tradition juive.

L'évangile de Philippe (Philippe, planche 116) est très explicite à ce sujet:

"L'Enseigneur disait : "Mon Père demeure dans le secret". Il a dit : "Entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père qui est là dans le secret", c'est-à-dire à l'intérieur de ton être. Ce qui est à l'intérieur dans le secret, c'est la plénitude (plérôme). Au-delà, il n'y a rien, elle contient tout".

A travers tout son enseignement et sa vie, Jésus a donc cherché à transmettre un enseignement spirituel, une transformation de l'être, une véritable science intérieure permettant une métamorphose, le passage d'un état d'être à un autre. Au temps de Jésus, la plupart des gens étaient fermés à cette nouvelle dimension. On ne proposait que des systèmes de croyances. Jésus propose une voie de transformation personnelle.

Il s'agit d'éveiller la réalité intime de l'être parce que, dit Jésus, là est le "règne" de Dieu.

 


Plonge en tes profondeurs,
Plonge profond, encore plus profond.
Peut-être ne trouveras-tu rien la première fois,
comme un pêcheur de perles,
mais persiste,


Plonge, plonge profond.
Ceux qui ne savent pas, ceux qui prétendent savoir,
ceux qui passent à côté du mystère qui les fait être,
se moqueront de toi.
La "perle" de grand prix est cachée profond,


Plonge, plonge profond,
afin que ce qui est caché soit enfin révélé et vécu.


Plonge, plonge profond,
comme un pêcheur de perles,
en quête de la perle précieuse entre toutes.


L'Au-delà de toi-même s'inscrira alors
dans l'ici et maintenant.
Ce sera le plein midi de ton être,
attentif à laisser venir ce chant compact,
ce petit pas de danse,
ce poème,
ce chant de la Terre dans ton existence,
la Respiration des profondeurs,
la libre circulation de l' "Affirmatif"

Michel Fortun

(1) NDLR : Des auteurs comme John Meyer et Babut traduisent "εντος" par "parmi vous" Théron et Edelmann optent pour "en vous" et pour Schlosser cela pourrait aussi signifier "au pouvoir de" c'est-à-dire : "Le Royaume de Dieu est entre vos mains" (retour)
1 juillet 2010 4 01 /07 /juillet /2010 13:26
John Shelby Spong La définition théiste de Dieu. (1)
John Shelby Spong
LPC n° 10 / 2010

Question :

Si je comprends bien, ce que vous contestez dans la définition théiste de Dieu

C'est qu'il est : 1. extérieur, 2. surnaturel, 3. Il intervient dans la vie des hommes.

Est-ce que cela signifie qu'à vos yeux Dieu est en réalité le contraire de ces trois points ?

Cela me paraît en tout cas clair pour le point 3 : vous dites toujours que Dieu n'intervient pas dans la vie des hommes et n'en serait d'ailleurs pas capable.

L'opposé du point 2 signifierait que Dieu est naturel. Mais dans ce cas comment se manifeste-t-il dans la nature ?

L'opposé du point 1 signifierait que Dieu est intérieur.

Cela suggère que Dieu est une partie de l'être humain plutôt qu'une construction intellectuelle.

Le Dieu non-théiste est-il donc intérieur, naturel (quoique non visible en dehors de la réflexion humaine) et incapable d'intervenir dans le monde (sauf dans la conscience des croyants) ?

Réponse :

Le théisme est un essai humain de description de Dieu dans un langage pré-moderne.

- Avant Copernic, Kepler et Galilée, les gens se représentaient forcément Dieu comme une présence surnaturelle au-dessus du monde naturel.

- Avant Isaac Newton, ils pensaient que Dieu force les lois de l'univers pour faire des miracles et exaucer les prières.

- Avant Darwin et Freud, ils concevaient Dieu comme un parent céleste extérieur au monde et créateur.

- Avant Einstein, ils étaient sûrs que ces conceptions étaient objectivement vraies et n'étaient pas soumises à la relativité qui est la nature de l'esprit humain dans la mesure où l'espace et le temps qui sont les nôtres sont relatifs et non absolus.

Donc, en récusant le théisme, ce n'est pas Dieu qui est concerné, mais une certaine image de Dieu qui s'efforçait de rendre compte d'une expérience humaine du divin.

Penser que, si le théisme est faux, le contraire du théisme doit alors être vrai, serait faire la même erreur. Toute tentative humaine de définir Dieu est tout simplement une tentative humaine de définir l'expérience humaine du divin. Lorsque je parle de Dieu, je ne parle que de mon expérience de Dieu. Je ne dis pas ce qu'est Dieu, je dis seulement ce que je crois être mon expérience de Dieu.

Je ne ressens pas Dieu comme une force surnaturelle, extérieure, intervenant dans l'histoire du monde et je ne crois pas que le concevoir ainsi soit juste.

Le problème est que la plupart des gens ont tellement identifié cette définition de Dieu avec Dieu lui-même que, lorsqu'elle perd sa crédibilité en raison des progrès de notre connaissance, ils ont l'impression que Dieu lui-même est mort.

Je ne m'efforce donc pas de construire une nouvelle définition de Dieu mais tout simplement de partager mon expérience. Dans la vérité de ma conscience, au plus profond de ma vie et aux limites de ma pensée, je crois en la transcendance que j'ai rencontrée, en la vie qu'elle me donne, l'amour qu'elle éveille en moi et le fondement de mon être qu'elle me révèle. Je la nomme Dieu. Elle est pour moi la source de la vie, la source de l'amour et le fondement de l'être.

Je peux parler de cette expérience, mais comme je n'ai que des mots humains, je ne peux pas vraiment parler de Dieu.

Les chevaux font l'expérience de la présence humaine dans leur conscience de chevaux. Mais un cheval ne pourra jamais dire à un autre cheval ce que c'est que d'être humain. Il semble que bien des gens n'ont pas réalisé qu'il en est de même pour les hommes qui ne peuvent vraiment connaître le divin.

Je ne sais pas comment Dieu agit et je ne peux donc pas prétendre le dire. Si je me permettais de préciser comment Dieu intervient, pourquoi il n'intervient pas, ou même qu'il est incapable d'intervenir, je parlerais de ce que j'ignore.

Je me répète quotidiennement ceci et, alors que je crois toujours plus profondément en Dieu, je semble avoir de moins en moins de croyances à son sujet.

Les hommes semblent presque incapables de pénétrer le mystère, spécialement l'ultime.

Mon bonheur est d'ignorer les dogmes et les systèmes doctrinaux - y compris les miens - et de cheminer quotidiennement dans le mystère de Dieu. Je suppose que je suis ce que l'on nomme un mystique, mais un mystique en recherche, jamais satisfait, toujours en évolution.

Cette attitude donne du sens à ma vie et à toutes choses, elle est dynamique et créatrice, je vous la recommande.

John Shelby Spong

(1) Sur le site "Protestant dans la ville"- traduction Gilles Castelnau (retour)