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25 avril 2020 6 25 /04 /avril /2020 08:00
Jacques Musset Improbable mais vigoureuse, la vie
Jacques Musset

La vieille ville de Ronda, au sud de l’Andalousie, est construite sur un site imprenable : une plateforme rocheuse dominant d’un côté une plaine de ses contreforts abrupts et surplombant de l’autre les gorges profondes du Tajo.

Sur les falaises vertigineuses, grises et désolées, de la forteresse naturelle, poussent, de ci de là, en ce début de mai, des touffes vigoureuses de mufliers mauves. Par quel hasard les graines sont-elles arrivées en ces lieux inhospitaliers où l’homme n’a jamais mis les pieds ? Par quel miracle ont-elles germé sur des roches où la terre nourricière est absente et l’humidité si rare ? Par le secours de quelles providences ont-elles pu prendre racine et donner naissance aux bouquets épanouis ? Ici, en effet, point de jardiniers pour ensemencer, arroser, prendre soin.

On devine pourtant la trace de multiples jardiniers d’occasion qui, sans se concerter, ont contribué à créer l’étrange jardin suspendu entre terre et ciel. Il y a le vent insaisissable qui a transporté on ne sait d’où les premières graines. Il y a aussi les jardiniers volants que sont les oiseaux ; ils ont ingurgité au cours de l’été les fleurs desséchées et, en laissant tomber leurs fientes dans leurs tournoiements sans fin, ils ont répandu la précieuse semence. Il a suffi d’un peu de poussière au creux d’un rocher mêlée à l’engrais des volatiles pour que germent les graines. Et l’eau printanière du ciel a fait le reste, conjuguée au généreux soleil andalou. Le miracle est là, que tous ces artisans bénévoles offrent généreusement aux passants et visiteurs.

J’admire la merveille qui n’est répertoriée dans aucun guide touristique et qu’on peut cependant voir partout, sur le clocher de certaines églises de campagne et jusque sur les plus humbles murs des villages. Cette merveille, c’est la vie surgissant d’une manière insolite et quasi miraculeuse dans des espaces qui lui sont naturellement défavorables. C’est la vie transmise par une multitude d’agents dont l’interdépendance a produit l’inespéré. C’est la vie qui se suffit de peu pour survivre. C’est la vie qui s’épanouit en dépit des conditions précaires qui lui sont imposées.

Comme elles me parlent de nos vies humaines, ces gerbes de mufliers accrochées à la falaise ! En effet, chacune de nos existences, issue dès son origine de tant de hasards conjugués, n’est-elle pas un miracle permanent ? Pourquoi dès lors sommes-nous si peu étonnés d’être là, « infimes et éphémères, mais nécessaires » comme le dit si bien Marcel Légaut ? Chacun de nos itinéraires nous a un jour ou l’autre déporté sur des terres peu fertiles voire même désolées et cependant nous y avons puisé pour survivre des ressources insoupçonnées. Etrange fécondité des déserts traversés, d’où émergent oasis et sources inattendus. Pourquoi avons-nous tant de peine à croire que nos terres arides peuvent porter fleurs et fruits ? Chacune de nos destinées naît, grandit et meurt, comme les mufliers de la paroi rocheuse qui, le printemps passé, se flétrissent et se dessèchent. Mais les êtres qui nous suivent, comme les oiseaux du ciel, se nourriront des fruits d’humanité que nous aurons portés et en répandront la semence là où le vent les conduira. En quelles terres ? Ce n’est pas notre affaire. Il n’y a donc pas lieu de redouter que la chaîne de la vie s’interrompe si, comme le font les jolis mufliers mauves, nous nous préoccupons seulement de vivre au mieux l’aujourd’hui qui nous est donné.

Jacques Musset - 2002