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26 mai 2018 6 26 /05 /mai /2018 08:00
André VerheyenLe paysage n'est pas juste!
André Verheyen

Un amateur de randonnées en montagne n'oubliait jamais d'emporter avec lui le guide touristique qui détaillait les itinéraires, les points de vue intéressants et les caractéristiques du paysage. Il y avait déjà un certain nombre d'années qu'il se fiait ainsi à ce guide. Et voilà qu'un jour il s'arrêta, tout perplexe, car le paysage ne correspondait pas à ce qu'il pouvait lire dans son guide touristique. C'est alors qu'il s'écria: "Mais le paysage n'est pas juste!"

***

Arrivés à la maison, ses compagnons lui demandèrent: "Explique-nous la parabole du randonneur en montagne". Il leur dit: "Quand des spécialistes de la théologie traditionnelle continuent de parler dans un langage qui ne correspond plus à la culture des gens, le message ne passe plus. Alors, ils disent: ces gens n'ont plus la foi.

Mais les disciples insistèrent: "Peux-tu nous donner un exemple? Il dit: "Vous savez qu'il est écrit:

"Le dogme de l'Assomption parle en ce sens de notre propre avenir, il désigne l'objet de l'espérance qui nous habite dès aujourd'hui dans le temps de l'histoire, car la création attend avec impatience la révélation des "fils de Dieu", et nous aussi, qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l'adoption, la délivrance de notre corps" (Rom. 8, "19 et 23). L'Assomption atteste que Dieu a déjà anticipé pour la mère de son Fils le salut espéré par les chrétiens !??! (n° 265 p. 44)." (extrait du document "Marie... Controverse et conversion", cité dans un article de Jean-Marie HENNAUX, SJ. - voir "Pastoralia" de mars 1998)

"Lorsque, dans quelques années, dans des églises plus ou moins vides, les autorités ecclésiastiques souscriront encore à ces déclarations œcuméniques avec pompes et cérémonies, elles penseront sans doute: dommage que tant de gens n'aient plus la foi pour se réjouir avec nous!"

***

Ce qui vaut pour la "mariologie" vaut pour tous les autres domaines du message chrétien.

Un domaine sensible est le langage du rituel de la confirmation. Est-ce qu'on se rend compte qu'on tient ce langage à des jeunes de 12 à 17 ans?

Cependant, il ne faudrait pas croire que la méprise ne touche que les jeunes. Ainsi, un de mes confrères qui était titulaire d'une classe de sixième latine (des garçons d'environ 13 ans) dans un grand collège de la capitale avait vécu la Confirmation de la majorité de ses élèves. Le lendemain du congé qui avait suivi cette célébration se révéla comme un jour de classe particulièrement pénible. Aussi, lorsqu'après la classe ce collègue nous rejoignit au réfectoire pour le goûter, il me dit: "tu me croiras ou tu ne me croiras pas, mais j'ai les trois quarts de mes élèves qui ont été confirmés samedi dernier... eh bien, ils sont aussi bêtes qu'avant!"

***

Je laisse évidemment à ce confrère la responsabilité de son affirmation. Mais - plus fondamentalement - revenons au langage de ce rituel de la Confirmation. La difficulté principale semble résider dans l'ambigüité du terme "donner" ou du terme "recevoir" quand il s'agit de !'Esprit. Comment un rite sacramentel peut-il "donner" l'Esprit? Que peut signifier, dans notre sensibilité culturelle d'aujourd'hui, que nous avons "reçu" l'Esprit Saint au baptême et que nous le "recevons" davantage par l'imposition des mains et l'onction d'huile de la Confirmation?

En particulier, dans le rite central de l'onction d'huile, on peut se demander si la formule "N., sois marqué(e) de l'Esprit Saint, le don de Dieu." ne gagnerait pas à mieux dissocier le signe du signifié. Telle quelle, cette formule ne correspond à aucun vécu expérimental. Le jeune est marqué de l'onction d'huile mais la relation avec l'Esprit - pour être crédible - doit être exprimée dans le registre du signe.

On pourrait suggérer par exemple: "N., comme cette onction d'huile signifie sa douceur pénétrante et son pouvoir de guérison, que l'Esprit du Seigneur puisse te communiquer sages­ se, intelligence, amour et force."

***

J'entends d'ici les protestations de ceux qui vont me dire: "Et que faites-vous de l'action efficace du Sacrement ?"

Je les renvoie à ce que disait mon confrère dont les trois quarts de sa classe avaient été confirmés. Et j'ajoute: "Chers amis, trouvez-nous un langage crédible, qui corresponde au vécu. Mais ne nous dites pas que c'est le paysage qui n'est pas juste !"

André Verheyen - LPC - 1998

1 octobre 2014 3 01 /10 /octobre /2014 11:55
Christiane Janssens - Van den Meersschaut "Quiconque demande reçoit…" Mt 7, 8.
Christiane Janssens-Van den Meersschaut
LPC n° 27 / 2014

Nous savons qu'à l'aube de l'humanité, l'homme, très vite, se pose des questions par rapport aux forces naturelles qu'il ne peut contrôler. Il croit qu'il y a une force secrète derrière chaque chose qui est bienveillante quand elle donne et malveillante quand elle prend. Cette force secrète, il va l'appeler dieu, le dieu de l'eau, le dieu de la terre… Mais ce dieu peut être la pire des choses quand il envoie une tornade ou un incendie et la meilleure des choses quand il envoie une pluie fertilisante ou un feu qui réchauffe. Il faut donc s'attacher les dieux pour qu'ils soient favorables aux hommes. Pour cela, il faut les connaître, les nommer, les situer et donc leur donner une histoire et un lieu de vie. La plupart de ces forces naturelles viennent des cieux, qui sont inaccessibles à l'homme ; c'est donc là qu'habitent ces dieux, pense-t-il.

Quant à leur histoire, il s'inspirera tout simplement de sa propre histoire pour raconter celles des dieux. C'est ainsi que l'homme donne aux dieux ses qualités et ses défauts, mais à la super puissance. A ceux-ci rien n'est impossible, ni dans le don, ni dans la vengeance. Il faut donc vivre en harmonie avec eux, et pour cela, il vaut mieux ne pas attendre leur intervention, mais infléchir leur volonté.

C'est ainsi que l'homme créera des rites pour parler aux dieux et des sanctuaires pour les vénérer. Il invente des incantations et des prières, offre des sacrifices allant de l'offrande de végétaux, en passant par le sacrifice animal pour arriver parfois au sacrifice humain. Il croit que le dieu finira toujours par répondre en envoyant la pluie, la paix… car tout finit par arriver, mais parfois cela dure. C'est pourquoi l'homme donnera chaque fois quelque chose qui lui est de plus en plus cher, jusqu'au moment où il sera exaucé.

Le Judaïsme, à travers le personnage d'Abraham, choisira de donner sa confiance à un seul dieu, créateur de toutes les forces naturelles. Il découvrira qu'il ne peut aimer un dieu sanguinaire qui demande des sacrifices humains et transmettra l'image d'un dieu qui veut la vie et non la mort.

Quel grand tournant pour l'histoire de l'humanité ! Plus tard, Jésus, par son enseignement, induira l'idée à ceux qui deviendront chrétiens après sa mort, d'abolir les sacrifices d'animaux. Nouveau pas en avant dans l'humanisation !

Pour nous, chrétiens, il nous reste donc la prière, les rites, les sanctuaires et, sans doute pour nombre d'entre nous, l'héritage d'une façon de penser et d'agir comme nos lointains ancêtres.

C'est-à-dire demander tout à Dieu et prier sans cesse pour obtenir ce que l'on désire en utilisant des enchères. Non plus des sacrifices d'animaux ou d'humains, mais des mortifications, des privations, des prières perpétuelles, des neuvaines, des pèlerinages, des offrandes de bougies, des recherches d'indulgences, … allant jusqu'à payer des congrégations priantes afin de donner une valeur ajoutée à nos demandes !

Mais qui est ce dieu que l'homme prie aujourd'hui ?

Comme le disait souvent André Verheyen, "la Bible nous impose de ne pas faire d'images de notre Dieu, et pourtant la même Bible n'arrête pas d'en faire." Oui, nous ne savons rien de Dieu et plus nous avançons en âge, moins nous en savons. Cependant tout au long du Livre, des hommes nous parlent de leurs expériences de Dieu et ne peuvent l'exprimer que par des images. C'est ainsi que chacun va faire découvrir son dieu.

Abraham nous fait découvrir un dieu qui refuse la violence. A travers Joseph nous trouvons un dieu qui demande le pardon plutôt que la vengeance. Moïse nous montre un dieu libérateur se préoccupant des plus faibles. Avec Amos nous découvrons un dieu qui veut une justice sociale… pour arriver enfin à Jésus qui nous révèle un dieu père, un dieu d'amour et de miséricorde.

Toutes ces perceptions de Dieu qui ont évolué tout au long des siècles sont évidemment conditionnées par le lieu de vie et la culture de l'époque. Elles devront donc nécessairement encore évoluer avec de futures découvertes. C'est ainsi que nous savons aujourd'hui que le Dieu de Jésus qui est aux cieux ne peut effectivement habiter là-haut. Et, si nous prenons "les cieux" au sens symbolique aujourd'hui, ce n'est certainement pas ce sens-là que Jésus lui donnait.

Aujourd'hui de nombreux théologiens, comme de nombreux hommes de la rue, ont plutôt l'intuition d'un Dieu intérieur à l'homme. C'est aussi mon sentiment.

Mais humainement, j'aime aussi comparer le Dieu de Jésus à l'attitude d'une mère et d'un père de famille qui viennent de mettre un enfant au monde. Le tenant dans leurs bras, les parents ne peuvent que lui souhaiter tout ce qu'il y a de meilleur : une vie harmonieuse sans problèmes relationnels, médicaux ou sociaux. Pour cela, tout au long de sa vie, ils vont proposer à l'enfant des conseils, des paroles de vie, des attitudes à adopter.

L'enfant, lui, en définitive écoutera ou n'écoutera pas, fera son propre bonheur ou son propre malheur. Les parents ne pourront que resplendir du bonheur de leur enfant ou souffrir intensément de leur impuissance devant son malheur. Le plus beau cadeau que l'enfant a reçu, sa liberté, sera pour lui la meilleure ou la pire des choses.

En cas de malheur, bien sûr, il pourra revenir au bercail pour demander de l'aide à ses parents, mais ceux-ci ne pourront que l'accueillir, l'écouter, lui redonner leurs conseils, mais ils ne pourront jamais faire son bonheur à sa place. Ils ont donné la vie, la liberté, mais restent impuissants face à l'accomplissement de cette vie.

C'est ainsi que je vois ma relation avec ce divin, cette origine, cette source, cette présence qui est en moi, qui ne peut rien faire à ma place, mais qui peut m'éclairer de "son esprit". Je ne peux attendre que cela : être éclairée pour vivre selon l'esprit d'Amour qui, pour moi, nous fut révélé à travers le message de Jésus de Nazareth. J'ai choisi librement de suivre le chemin d'amour que me montre Jésus comme but de ma vie.

Mes "prières", que je préfère appeler méditations, sont donc souvent des prises de conscience des écarts qui m'éloignent de l'Amour, mais aussi des recherches de paroles bibliques qui me donneront un nouvel éclairage, des clés pour avancer dans ma vie.

J'ai cessé toute prière de demande.

En effet, je ne peux que constater que pour des choses essentielles, comme l'enfance violée, la maltraitance, la famine, la pauvreté, la guerre, les génocides… Dieu n'intervient pas.

C'est l'homme qui viole, qui maltraite, qui ne partage pas, qui attaque… et c'est l'homme qui doit changer de comportement. L'homme ne peut que méditer, réfléchir afin de se mettre en condition de choix et de se décider à suivre "l'esprit" dans la clarté, plutôt que de suivre le mal dans sa sombre attraction.

Dans notre éducation religieuse traditionnelle, on s'appuyait toujours sur les extraits de Matthieu 7,7-11 ou de Luc 11,9-10 pour nous convaincre que "notre Père qui est dans les cieux donnera de bonnes choses à celui qui les lui demande… (Mt7,11), demandez et vous recevrez, frappez et on vous ouvrira (Mt7,7- Lc11,9)… tout homme qui demande reçoit (Mt7,8, Lc 11,10)". On ne nous parlait pas des deux versets Mt 7,12 ou Lc 11,13b qui en conclusion de chapitre nous disaient chez Matthieu "Faites pour les autres ce que vous voulez qu'ils fassent pour vous : c'est là ce qu'ordonnent la Loi de Moïse et les livres des Prophètes" et chez Luc "Le Père qui est au ciel donnera le Saint Esprit à ceux qui le demandent". Ce n'est que dans les années 80 que j'ai entendu dire publiquement, lors d'une homélie, que les textes étaient toujours commentés en omettant les finales, alors que ce sont ces finales qui sont importantes et que nous devons retenir.

Ce qui nous est proposé, c'est uniquement un esprit, un Esprit d'Amour. A nous d'en vivre et de choisir les comportements à avoir envers notre prochain.

C'est à nous d'ouvrir la porte, d'accueillir, d'écouter, de donner et, pour arriver à cela, nous avons besoin de nous laisser habiter par cet "Esprit d'Amour".

Je ne peux que constater que face aux phénomènes naturels, comme les tsunamis, les ouragans, les éruptions volcaniques… Dieu n'intervient pas.

C'est l'évolution d'une planète vivante et parfois la main de l'homme qui contrecarrent la nature. Nous savons très bien aujourd'hui que les agissements de l'homme perturbent gravement l'équilibre écologique mondial.

Je ne peux que constater que face à la maladie, à la mort,… Dieu n'intervient pas.

Ce serait tout à fait injuste d'empêcher celui-ci de mourir et pas celui-là, de guérir celui-ci et pas celui-là. De faire naître celui-ci en bonne santé et celui-là handicapé.

La prière ne peut modifier les événements de la vie, mais la méditation peut apaiser l'homme dans la confiance qu'il mettra à accepter d'être porté dans la douleur par les autres. Comme elle peut, devant la souffrance, aider chacun de nous à choisir de vivre la tendresse et la compassion plutôt que l'indifférence.

Je ne peux que constater qu'il est très difficile de dire merci pour tous les bonheurs que la vie nous donne, alors que dans le même moment des familles vivent l'horreur. Si le Dieu de Jésus est comme un père aimant, cela doit lui faire mal de voir ses enfants, les uns ayant tout, les autres n'ayant rien. Par la méditation, l'homme peut prendre conscience que l'autre est son frère et que vivre de l'esprit du royaume doit commencer par sa conversion à une autre vision de Dieu. Alors il ne dira plus merci pour sa chance, mais merci d'avoir de quoi partager.

En fait, je crois qu'on ne peut rencontrer le divin que dans une méditation qui porte à l'action. Seules nos actions pour mettre l'autre debout, comme Jésus n'a cessé de nous le montrer, sont les plus belles des "prières" me semble-t-il. Bien sûr, cette façon de vivre est très, très inconfortable. Comme l'enfant devra prendre son envol, quitter le nid pour VIVRE par lui-même, il nous faut quitter cette idée sécurisante qu'un dieu tire les ficelles du monde et que l'on peut l'influencer par nos prières. Pourtant, ce n'est que de cette façon que nous pouvons DEVENIR ce que le dieu d'Ezéchiel espère pour nous, quand il dit : "Fils d'homme, mets-toi debout"

Notre vocation ne serait-elle pas de devenir autonomes ?

Christiane Janssens-Van den Meersschaut

1 octobre 2011 6 01 /10 /octobre /2011 11:53
Esprit, es-tu là ?
Marc Dandoy
LPC n° 15 / 2011

L'Esprit souffle où il veut… Alors tendons l'oreille à 3 vents différents qui, pris isolément ou mis ensemble, peuvent nous donner du "souffle"…

"L'humanité telle que nous la vivons est en transition entre l'animal et l'humanité véritable. Le mouvement même de l'évolution appelle l'homme à devenir ce qu'il croit être. Devenir humain ! C'est dire qu'effectivement, il faut sauver l'homme dans l'homme. La pensée humaniste et la proposition chrétienne sont en accord sur ce point. Parler du sens de la vie et parler du salut reviennent, l'un et l'autre, à évoquer un point à atteindre, donc un dépassement ; la réalisation de quelque chose qui n'est pas acquis d'emblée : un "au-delà" de l'humanité telle qu'elle est. Mais un au-delà dont elle porte en elle l'appel et la capacité pour peu qu'elle veuille bien s'ouvrir"

( Yves Burdelot in "Devenir humain – la proposition chrétienne aujourd'hui" - Cerf 2002 )

Et, de Christian de Duve, généticien, prix Nobel de Médecine, à 91 ans… : "Personnellement je ne crois pas à la survie après la mort ni à ce que propose le Credo. Mais je me définis comme chrétien dans la mesure où je respecte et j'essaie de suivre le message du Christ, précisément en ce qu'il va à l'encontre de la sélection naturelle en proclamant "aimez-vous les uns les autres". Je n'aime pas me définir comme agnostique ou athée parce que c'est une définition de soi négative. J'ai des convictions, celles d'un homme de science préoccupé par la recherche et le respect de la vérité sans idées préconçues. Je ne crois pas à un Dieu créateur qui voit tout et sait tout. Mais il y a ce que j'appelle une ultime réalité, ce qui se cache et qui n'est pas à notre portée. On appréhende la réalité par l'intelligence, mais aussi par l'émotion, la musique, la contemplation, l'amour, l'éthique".

( Christian de Duve - L'appel n° 319-9/2009 "Rencontre" )

Et de Wilfred Monod : "Dieu n'est peut-être pas tant l'être le plus puissant mais la puissance de l'être. La réalité présente est un mystère qui nous échappe et j'appelle Dieu l'effort partout manifesté pour transformer la réalité (…).
Avoir foi en Dieu, ce n'est pas une simple croyance intellectuelle, c'est un acte, un appel à transformer le réel
".

( Wilfred Monod in "Aux croyants et aux athées » - Phénix, 2002 )

Trois vents, trois souffles que je laisse glisser en vous… Comme un ouragan ? Comme une brise légère et vivifiante ?… Bon vent !

Marc Dandoy

22 novembre 2009 7 22 /11 /novembre /2009 20:00
De la glaise à l'esprit, de l'esprit à l'Esprit ?
Alain Dupuis
LPC n° 5 / 2008

Il semble bien que l'« Esprit saint », réalité indiscutablement biblique et autre pivot central des croyances chrétiennes, n'ait pas traversé indemne, lui non plus, 2000 ans de savantes « mises en doctrine » et de discutables instrumentalisations dans la chrétienté… Ce que suggère la complexe et foisonnante littérature biblique sur cette insaisisssable entité permet-il d'en cerner la nature, son rapport au Dieu et à l'Homme ? Le discours et la pratique chrétienne sont-ils fiables concernant cette mystérieuse présence qui concerne peut-être plus l'anthropologie biblique que sa théologie…?

Il y a de l'« esprit » dans l'Homme…

Dans la tradition biblique, tout ce qui est esprit, « souffle » (ruah' en hébreu, pnevma, en grec, spiritus, en latin, « esprit » en français) a, d'une manière ou d'une autre, le Dieu comme origine. « …Un souffle divin se mouvait au-dessus des eaux » du monde encore informe des débuts (Gn 1, 2). Le premier récit de la création (Gn 1, 1-2, 4), nous montre le Dieu « appelant à être » les composantes inertes, et à vivre le vivant. Puis, Il couronne le tout par l'Homme, « fait », lui, « à Son image et ressemblance ». Formule biblique pour le moins originale, audacieuse et mystèrieuse, qui fera couler beaucoup d'encre…

Le second récit, plus ancien (Gn 2, 4 et suivants), dit autre chose (comme quoi le pluralisme des opinions est des plus biblique !). Il nous montre un Dieu non plus « faisant » de rien, mais modelant l'homme avec la glaise du sol et insufflant dans ses narines une « haleine de vie » sur une terre encore désolée. Puis, le Dieu peuple cette terre du végétal et, par sollicitude pour l'Homme (2, 18-19), « modèle » encore du sol toutes les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel (mais cette fois, sans allusion à l' « haleine de vie »). Alors, il délègue à l'homme la charge de les nommer. Manière typiquement hébraïque d'évoquer la « parenté » de l'Homme et du Dieu et de fonder l'anthropologie biblique : de terre, d'eau, ET d'« esprit », l'Homme biblique est, en quelque sorte, de la glaise psychique. Quelque chose distingue la « vie » chez l'homme de la « vie » du reste du vivant : son « esprit », avec un « e », c'est-à-dire un ensemble de facultés qui tiennent autant du « mental », du psychique, que du « coeur ». Facultés évoquées dans le précepte d'« aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton esprit » (Dt 6, 5), repris et développé par Jésus : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toute ta force » (Mt 22, 37 et parallèle). Et sans aucun doute ce à quoi Paul de Tarse, plus tard, se référera encore en évoquant l'« homme psychique » pour le distinguer de l'homme « spirituel » (1 Cor 2, 14).

L'homme biblique se sait donc né d'eau et de terre, mais est conscient que cette glaise est dotée d'une extraordinaire faculté de connaissance, de relations et d'initiative. Ce que le psalmiste résume ainsi : « Qu’est-ce que l’homme… que tu en prennes souci ? À peine le fis-tu moindre qu'un dieu,… l'établissant sur l'oeuvre de tes mains » (Ps 8).

N'y a-t-il pas, de fait, dans cet « à peine moindre qu'un dieu… », l'expression d'une énigme, d'un « manque » et d'un désir lancinant de l'humanité, pourtant empêtrée dans son arrogance, sa violence, ses échecs et sa finitude ? Toute l'aventure humaine ne tourne-t-elle pas autour de cette tragédie de l'« à peine moindre »… et pourtant…

Que manque-t-il donc ? Et où le touver ?

Un Autre Esprit, pour un autre Homme ?

Il serait bien étonnant que dans la saga biblique, la figure du mythique Abraham ne vienne pas apporter une touche nouvelle et essentielle à la vision d'Humanité que propose la Bible.

Et en effet, deux courtes lignes du livre de la Genèse ne sont-elles pas l'amorce d'une réponse à notre question sur le manque : « YHWH dit à Abram : Va pour toi, de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que Je te ferai voir » (Gn 12, 1, trad. Chouraqui).

Pour ton bien, va ! Décolle de ta terre, de ton « enfance », de l'orbite paternelle (avec tout ce que cela suppose de pesanteurs, de scléroses, de paralysies dûes aux peurs ancestrales, aux habitudes, aux rites, aux traditions, aux croyances…) !

Va, vers la (nouvelle) terre que moi, Je te ferai voir…!

L'Homme, ici, en Abraham, est soudain confronté à une évidence intérieure : pour s'accomplir comme Homme et comme « personne » (pour toi !), il doit s'arracher aux sécurités infantilisantes, à ses souvenirs, son héritage, sa culture et ses idoles, à sa peur du vide, et se mettre en marche vers… mais vers quoi ? Vers du « pas encore connu » où YHWH lui promet une nouvelle « terre », mais que Lui seul peut lui « faire voir ». Pour les auteurs, cette aventure concerne bien évidemment toute l'Humanité, puisqu'on nous dit que dans cette « conversion » d'Abraham, une multitude, voire « toutes les nations de la terre » vont, finalement, trouver leur compte !

Or, dans la culture biblique, la nouveauté, la « création nouvelle », les nouveaux départs, la « nouvelle naissance » sont généralement liés à l'action de l'« esprit de Dieu », esprit du Seigneur, esprit d'en haut, un « Esprit » auquel les écrits chrétiens mettront une majuscule, précisément pour le distinguer des simples facultés psychiques de l'Homme.

Parfaitement en phase en cela avec la longue tradition de leurs pères, les rédacteurs du Nouveau Testament ne s'y trompèrent pas quand ils virent, d'abord, dans le Galiléen, un homme vivant et agissant sous la mouvance interne de l'Esprit-même de Dieu. Ne peut-on pas, d'ailleurs, voir une allusion à la « figure abrahamique » dans le Jésus symboliquement « poussé par l'Esprit au désert »… et qui en ressort en proclamant que le « Royaume », version nouvelle de la « terre promise », est bien là, malgré toutes les apparences, à portée de main de chacun ?! Pour le « voir », ne suffirait-il pas de regarder ce monde et les hommes à travers l'Esprit du Père ? « Va… vers une terre que moi, Je te ferai voir ! » Une terre que Jésus, lui, a lentement appris à voir, jusque dans le coeur de Marie de Magdala, de Zachée, des enfants, d'un Centurion romain ou du premier infirme venu…

L'« Esprit saint » ne serait-ce pas, en l'Homme, comme en Jésus, rien d'autre que ce lieu caché au plus profond de lui-même, où son désir d'être plus rencontre à la fois un acquiescement total et la Voie de son accomplissement ?

Des "personnes" nouvelles… pour un monde nouveau ?

Au fil de la tradition biblique, il semble qu'on découvre que l'Esprit du Dieu ne peut jamais oeuvrer qu'à travers des « personnes ». Même quand il concerne globalement le « peuple », il semble qu'on doive toujours considérer que c'est sur chacun, au coeur de chacun, prophète ou quidam, que l'Esprit peut déployer ses dons car, sans consentement, il est impuissant, et il n'y a de consentement que personnel. Même le récit multitudinaire de la Pentecôte (Ac 2, 1-12), assez déroutant pour nos mentalités actuelles, fait se diviser l'Esprit pour investir chaque disciple « en personne », et non le « collectif » en bloc.

Pourtant, déjà dans ce récit, et au fil de l'aventure chrétienne, ne voit-on pas bien vite cet Esprit, par nature intime, secret, « fondateur » de « personnes » à part entière, se muer insidieusement en ciment d'un clan et en caution d'une institution, d'ordres sacrés, de fonctions, de rituels et de constructions doctrinales étrangement complexes, discutables et discutées ?

Cette puissance de transformation silencieuse, proposée à chacun pour le mener, s'il le désire, à son accomplissement d'homme, ne devient-elle pas, bientôt, une sorte d' « instrument divin » monopolisé par une machinerie complexe qui en tirerait une improbable infaillibilité et prétendrait en contrôler la « redistribution » ? Comment cet Esprit qui, tout au long de l'aventure biblique, s'empare des hommes pour les libérer et en faire, souvent, des libérateurs, est-il devenu, en douce, le terrible instrument de la docilité dûe à une caste auto-sacralisée ? Et finalement, hier comme aujourd'hui, quand on parle de l'Esprit, comment faire la part de l'authentique et de la contrefaçon ?

Le secret, bien simple, de ce discernement, ne résiderait-il pas dans un dicton populaire que Jésus semble avoir repris à son compte lors d'une terrible mise en garde contre les faux prophètes : « Juger l'arbre à ses fruits » (Mt 12, 33 ; Mt 7, 15-18 et parall.) ? Et là-dessus, l'opinion de Paul de Tarse pourrait nous être fort utile à divers titres…

D'une part, s'il est un homme qui a expérimenté en lui le surgissement inattendu de la nouveauté et en qui le consentement à cette nouveauté a tout bouleversé, c'est bien ce juif ardent et fanatisé que fut, d'abord, Paul de Tarse. D'autre part, son témoignage direct montre que 20 ans après la disparition de Jésus, certains, dans les communautés, s'accrochaient encore, ou déjà, aux fonctionnements religieux ancestraux. « La maison de ton père »… Paul, quand il poursuivait de son zèle purificateur les sectateurs juifs de Jésus le Nazôréen, ne devait pas douter d'agir selon l'esprit divin ! Bientôt, il découvrira que ses agissements étaient ceux de l' « homme charnel », ou « psychique ». Nul ne semble donc mieux placé que lui pour discerner l'Esprit qui oeuvre en lui désormais. Il sait que le fruit est tout autre : « Le fruit de l'Esprit est charité, joie, paix, patience, service, bonté et confiance dans les autres, douceur et maîtrise de soi ». (Ga 5, 22)

Quel programme ! D'autant qu'ailleurs, il évoque en quoi consiste, concrètement, la charité : elle « est patience, elle est service, elle ignore la compétition, elle ne fait pas l'importante ni la « m’as-tu vu ? », elle est délicatesse, ne cherche aucun profit, elle ignore la colère comme la vengeance, ne supporte aucun traitement de faveur, mais elle met sa joie dans la transparence. Elle excuse tout, croit tout, supporte tout »(1 Cor 13, 4 et ss).

Et s'il avait raison ? Si l'Esprit, loin de tout spectaculaire et de toute démonstration de puissance, n’était que cette Présence Autre, au secret de chacun, qui permet à l'Homme de dépasser l'homme pour accéder à ce qui semble impossible aux hommes, mais possible à Dieu (Mt 19, 25-26 et parall.) ? Or pour Paul, cet « Esprit » est tout simplement celui qui peut faire de chaque homme, avec son consentement, un « fils » de Dieu. Si l'on n'est pas obligé d'adhérer toujours à tous les développements et toutes les envolées christologiques et théologiques dans lesquels l'apôtre s'est généreusement lancé, sans doute doit-on, en revanche, accueillir sans grandes restrictions ce qui s'enracine, chez lui, dans une expérience spirituelle bouleversante et incontournable. A quoi appartiennent sans aucun doute des propos comme ceux-ci : « En effet, tous ceux qu'anime l'Esprit de Dieu sont fils de Dieu (…). L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu. Enfants, et donc héritiers ; héritiers de Dieu » (Rm 8, 14 et ss).

Peut-être l'apôtre exprime-t-il ici comme personne le fin mot de l'anthropologie biblique !

Un Esprit « partout présent » ?

En dernier lieu, après 2000 ans d'aventure tourmentée et souvent tragique, voire scandaleuse de ceux qui se réclament de la conception biblique de l'Homme, ne doit-on pas commencer à se demander sérieusement si le « fruit » tel que Paul le décrit, et donc l'arbre qui le produit, ne seraient pas au moins aussi souvent observables chez le commun des mortels que chez bien des « croyants » patentés.

Nous sommes héritiers de la Tradition spirituelle du peuple hébreu, qui a puisé dans ses mythes fondateurs la certitude d'être LE peuple élu. Le christianisme naissant, bien loin de renoncer à cette mythologie extrêmement ambiguë, par un glissement insidieux, s'est peu à peu proclamé nouveau peuple "élu", passage exclusif et obligatoire entre le Divin et les hommes ! « Hors de l'Église, point de salut » ! Mais l'histoire des hommes, des juifs et des chrétiens fait que, là aussi, le doute s'installe peu à peu…

Dans son style bien particulier (dont Jésus s'écarta sérieusement) Jean le Baptiste tenait des propos qui peuvent encore nous interpeller : « … portez donc des fruits dignes d'un vrai retournement et n'allez pas dire « pour père, nous avons Abraham ». Car je vous dis : Dieu peut, de ces pierres, susciter des enfants à Abraham (…) ; tout arbre qui ne produit pas le beau fruit est coupé et jeté au feu ! » (Mt 3, 7-10 ; Lc 3, 7-14).

Certes, nous avons toujours confessé, comme dans la liturgie byzantine, un Esprit de vérité « partout présent, qui remplit l'univers… » Soit ! Mais y croyons-nous vraiment ?

L'enseignement que nous avons reçu, les formes de spiritualité auxquelles nous avons été initiés nous ont-ils éclairés sur cette Présence en nous et la manière de la laisser fructifier ? Mais surtout, nous ont-ils disposés à « voir » aussi les fruits de l'Esprit dans la vie la plus banale de notre voisin de palier, notre collègue de travail, notre beau-frère, notre percepteur, ou la prostituée du cinquième, qui ne sont pas du bercail et que nous regardons peut-être comme ces pierres… dont Jean pensait que Dieu, justement…

Sommes-nous vraiment préparés à « voir » partout et en tous, les prémices de cette Terre, promise à Abraham ? Sommes-nous capables de « voir » ce que seul l'Esprit en nous peut nous faire découvrir : ces myriades d'hommes et de femmes qui, à côté de nous, ou sur tous les continents, assument avec constance leur propre fardeau et prennent à bras le corps le fardeau de leurs proches, de leurs amis, de leurs concitoyens, ou de frères plus lointains, avec le courage obstiné et la modestie souriante de ceux qui savent, au plus profond d'eux-mêmes, qu'ils sont « dans la Vérité », qu'ils « font la Vérité » et se comportent en « fils de Dieu » ?

La « Terre promise » selon Jésus, ce fameux « Royaume de Dieu », n'est-il pas peuplé non de ceux qui disent « Seigneur, Seigneur… », mais de ceux qui, allant de l'avant, font le « désir » de Dieu et vivent déjà, sans le nommer, en ce lieu profond où coïncide le désir de Dieu et le désir des Hommes ?

Alain Dupuis