Il semble bien que l'« Esprit saint », réalité indiscutablement biblique et autre pivot central des croyances chrétiennes, n'ait pas traversé indemne, lui non plus, 2000 ans de savantes « mises en doctrine » et de discutables instrumentalisations dans la chrétienté… Ce que suggère la complexe et foisonnante littérature biblique sur cette insaisisssable entité permet-il d'en cerner la nature, son rapport au Dieu et à l'Homme ? Le discours et la pratique chrétienne sont-ils fiables concernant cette mystérieuse présence qui concerne peut-être plus l'anthropologie biblique que sa théologie…? Il y a de l'« esprit » dans l'Homme… Dans la tradition biblique, tout ce qui est esprit, « souffle » (ruah' en hébreu, pnevma, en grec, spiritus, en latin, « esprit » en français) a, d'une manière ou d'une autre, le Dieu comme origine. « …Un souffle divin se mouvait au-dessus des eaux » du monde encore informe des débuts (Gn 1, 2). Le premier récit de la création (Gn 1, 1-2, 4), nous montre le Dieu « appelant à être » les composantes inertes, et à vivre le vivant. Puis, Il couronne le tout par l'Homme, « fait », lui, « à Son image et ressemblance ». Formule biblique pour le moins originale, audacieuse et mystèrieuse, qui fera couler beaucoup d'encre… Le second récit, plus ancien (Gn 2, 4 et suivants), dit autre chose (comme quoi le pluralisme des opinions est des plus biblique !). Il nous montre un Dieu non plus « faisant » de rien, mais modelant l'homme avec la glaise du sol et insufflant dans ses narines une « haleine de vie » sur une terre encore désolée. Puis, le Dieu peuple cette terre du végétal et, par sollicitude pour l'Homme (2, 18-19), « modèle » encore du sol toutes les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel (mais cette fois, sans allusion à l' « haleine de vie »). Alors, il délègue à l'homme la charge de les nommer. Manière typiquement hébraïque d'évoquer la « parenté » de l'Homme et du Dieu et de fonder l'anthropologie biblique : de terre, d'eau, ET d'« esprit », l'Homme biblique est, en quelque sorte, de la glaise psychique. Quelque chose distingue la « vie » chez l'homme de la « vie » du reste du vivant : son « esprit », avec un « e », c'est-à-dire un ensemble de facultés qui tiennent autant du « mental », du psychique, que du « coeur ». Facultés évoquées dans le précepte d'« aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton esprit » (Dt 6, 5), repris et développé par Jésus : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toute ta force » (Mt 22, 37 et parallèle). Et sans aucun doute ce à quoi Paul de Tarse, plus tard, se référera encore en évoquant l'« homme psychique » pour le distinguer de l'homme « spirituel » (1 Cor 2, 14). L'homme biblique se sait donc né d'eau et de terre, mais est conscient que cette glaise est dotée d'une extraordinaire faculté de connaissance, de relations et d'initiative. Ce que le psalmiste résume ainsi : « Qu’est-ce que l’homme… que tu en prennes souci ? À peine le fis-tu moindre qu'un dieu,… l'établissant sur l'oeuvre de tes mains » (Ps 8). N'y a-t-il pas, de fait, dans cet « à peine moindre qu'un dieu… », l'expression d'une énigme, d'un « manque » et d'un désir lancinant de l'humanité, pourtant empêtrée dans son arrogance, sa violence, ses échecs et sa finitude ? Toute l'aventure humaine ne tourne-t-elle pas autour de cette tragédie de l'« à peine moindre »… et pourtant… Que manque-t-il donc ? Et où le touver ? Un Autre Esprit, pour un autre Homme ? Il serait bien étonnant que dans la saga biblique, la figure du mythique Abraham ne vienne pas apporter une touche nouvelle et essentielle à la vision d'Humanité que propose la Bible. Et en effet, deux courtes lignes du livre de la Genèse ne sont-elles pas l'amorce d'une réponse à notre question sur le manque : « YHWH dit à Abram : Va pour toi, de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que Je te ferai voir » (Gn 12, 1, trad. Chouraqui). Pour ton bien, va ! Décolle de ta terre, de ton « enfance », de l'orbite paternelle (avec tout ce que cela suppose de pesanteurs, de scléroses, de paralysies dûes aux peurs ancestrales, aux habitudes, aux rites, aux traditions, aux croyances…) ! Va, vers la (nouvelle) terre que moi, Je te ferai voir…! L'Homme, ici, en Abraham, est soudain confronté à une évidence intérieure : pour s'accomplir comme Homme et comme « personne » (pour toi !), il doit s'arracher aux sécurités infantilisantes, à ses souvenirs, son héritage, sa culture et ses idoles, à sa peur du vide, et se mettre en marche vers… mais vers quoi ? Vers du « pas encore connu » où YHWH lui promet une nouvelle « terre », mais que Lui seul peut lui « faire voir ». Pour les auteurs, cette aventure concerne bien évidemment toute l'Humanité, puisqu'on nous dit que dans cette « conversion » d'Abraham, une multitude, voire « toutes les nations de la terre » vont, finalement, trouver leur compte ! Or, dans la culture biblique, la nouveauté, la « création nouvelle », les nouveaux départs, la « nouvelle naissance » sont généralement liés à l'action de l'« esprit de Dieu », esprit du Seigneur, esprit d'en haut, un « Esprit » auquel les écrits chrétiens mettront une majuscule, précisément pour le distinguer des simples facultés psychiques de l'Homme. Parfaitement en phase en cela avec la longue tradition de leurs pères, les rédacteurs du Nouveau Testament ne s'y trompèrent pas quand ils virent, d'abord, dans le Galiléen, un homme vivant et agissant sous la mouvance interne de l'Esprit-même de Dieu. Ne peut-on pas, d'ailleurs, voir une allusion à la « figure abrahamique » dans le Jésus symboliquement « poussé par l'Esprit au désert »… et qui en ressort en proclamant que le « Royaume », version nouvelle de la « terre promise », est bien là, malgré toutes les apparences, à portée de main de chacun ?! Pour le « voir », ne suffirait-il pas de regarder ce monde et les hommes à travers l'Esprit du Père ? « Va… vers une terre que moi, Je te ferai voir ! » Une terre que Jésus, lui, a lentement appris à voir, jusque dans le coeur de Marie de Magdala, de Zachée, des enfants, d'un Centurion romain ou du premier infirme venu… L'« Esprit saint » ne serait-ce pas, en l'Homme, comme en Jésus, rien d'autre que ce lieu caché au plus profond de lui-même, où son désir d'être plus rencontre à la fois un acquiescement total et la Voie de son accomplissement ? Des "personnes" nouvelles… pour un monde nouveau ? Au fil de la tradition biblique, il semble qu'on découvre que l'Esprit du Dieu ne peut jamais oeuvrer qu'à travers des « personnes ». Même quand il concerne globalement le « peuple », il semble qu'on doive toujours considérer que c'est sur chacun, au coeur de chacun, prophète ou quidam, que l'Esprit peut déployer ses dons car, sans consentement, il est impuissant, et il n'y a de consentement que personnel. Même le récit multitudinaire de la Pentecôte (Ac 2, 1-12), assez déroutant pour nos mentalités actuelles, fait se diviser l'Esprit pour investir chaque disciple « en personne », et non le « collectif » en bloc. Pourtant, déjà dans ce récit, et au fil de l'aventure chrétienne, ne voit-on pas bien vite cet Esprit, par nature intime, secret, « fondateur » de « personnes » à part entière, se muer insidieusement en ciment d'un clan et en caution d'une institution, d'ordres sacrés, de fonctions, de rituels et de constructions doctrinales étrangement complexes, discutables et discutées ? Cette puissance de transformation silencieuse, proposée à chacun pour le mener, s'il le désire, à son accomplissement d'homme, ne devient-elle pas, bientôt, une sorte d' « instrument divin » monopolisé par une machinerie complexe qui en tirerait une improbable infaillibilité et prétendrait en contrôler la « redistribution » ? Comment cet Esprit qui, tout au long de l'aventure biblique, s'empare des hommes pour les libérer et en faire, souvent, des libérateurs, est-il devenu, en douce, le terrible instrument de la docilité dûe à une caste auto-sacralisée ? Et finalement, hier comme aujourd'hui, quand on parle de l'Esprit, comment faire la part de l'authentique et de la contrefaçon ? Le secret, bien simple, de ce discernement, ne résiderait-il pas dans un dicton populaire que Jésus semble avoir repris à son compte lors d'une terrible mise en garde contre les faux prophètes : « Juger l'arbre à ses fruits » (Mt 12, 33 ; Mt 7, 15-18 et parall.) ? Et là-dessus, l'opinion de Paul de Tarse pourrait nous être fort utile à divers titres… D'une part, s'il est un homme qui a expérimenté en lui le surgissement inattendu de la nouveauté et en qui le consentement à cette nouveauté a tout bouleversé, c'est bien ce juif ardent et fanatisé que fut, d'abord, Paul de Tarse. D'autre part, son témoignage direct montre que 20 ans après la disparition de Jésus, certains, dans les communautés, s'accrochaient encore, ou déjà, aux fonctionnements religieux ancestraux. « La maison de ton père »… Paul, quand il poursuivait de son zèle purificateur les sectateurs juifs de Jésus le Nazôréen, ne devait pas douter d'agir selon l'esprit divin ! Bientôt, il découvrira que ses agissements étaient ceux de l' « homme charnel », ou « psychique ». Nul ne semble donc mieux placé que lui pour discerner l'Esprit qui oeuvre en lui désormais. Il sait que le fruit est tout autre : « Le fruit de l'Esprit est charité, joie, paix, patience, service, bonté et confiance dans les autres, douceur et maîtrise de soi ». (Ga 5, 22) Quel programme ! D'autant qu'ailleurs, il évoque en quoi consiste, concrètement, la charité : elle « est patience, elle est service, elle ignore la compétition, elle ne fait pas l'importante ni la « m’as-tu vu ? », elle est délicatesse, ne cherche aucun profit, elle ignore la colère comme la vengeance, ne supporte aucun traitement de faveur, mais elle met sa joie dans la transparence. Elle excuse tout, croit tout, supporte tout »(1 Cor 13, 4 et ss). Et s'il avait raison ? Si l'Esprit, loin de tout spectaculaire et de toute démonstration de puissance, n’était que cette Présence Autre, au secret de chacun, qui permet à l'Homme de dépasser l'homme pour accéder à ce qui semble impossible aux hommes, mais possible à Dieu (Mt 19, 25-26 et parall.) ? Or pour Paul, cet « Esprit » est tout simplement celui qui peut faire de chaque homme, avec son consentement, un « fils » de Dieu. Si l'on n'est pas obligé d'adhérer toujours à tous les développements et toutes les envolées christologiques et théologiques dans lesquels l'apôtre s'est généreusement lancé, sans doute doit-on, en revanche, accueillir sans grandes restrictions ce qui s'enracine, chez lui, dans une expérience spirituelle bouleversante et incontournable. A quoi appartiennent sans aucun doute des propos comme ceux-ci : « En effet, tous ceux qu'anime l'Esprit de Dieu sont fils de Dieu (…). L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu. Enfants, et donc héritiers ; héritiers de Dieu… » (Rm 8, 14 et ss). Peut-être l'apôtre exprime-t-il ici comme personne le fin mot de l'anthropologie biblique ! Un Esprit « partout présent » ? En dernier lieu, après 2000 ans d'aventure tourmentée et souvent tragique, voire scandaleuse de ceux qui se réclament de la conception biblique de l'Homme, ne doit-on pas commencer à se demander sérieusement si le « fruit » tel que Paul le décrit, et donc l'arbre qui le produit, ne seraient pas au moins aussi souvent observables chez le commun des mortels que chez bien des « croyants » patentés. Nous sommes héritiers de la Tradition spirituelle du peuple hébreu, qui a puisé dans ses mythes fondateurs la certitude d'être LE peuple élu. Le christianisme naissant, bien loin de renoncer à cette mythologie extrêmement ambiguë, par un glissement insidieux, s'est peu à peu proclamé nouveau peuple "élu", passage exclusif et obligatoire entre le Divin et les hommes ! « Hors de l'Église, point de salut » ! Mais l'histoire des hommes, des juifs et des chrétiens fait que, là aussi, le doute s'installe peu à peu… Dans son style bien particulier (dont Jésus s'écarta sérieusement) Jean le Baptiste tenait des propos qui peuvent encore nous interpeller : « … portez donc des fruits dignes d'un vrai retournement et n'allez pas dire « pour père, nous avons Abraham ». Car je vous dis : Dieu peut, de ces pierres, susciter des enfants à Abraham (…) ; tout arbre qui ne produit pas le beau fruit est coupé et jeté au feu ! » (Mt 3, 7-10 ; Lc 3, 7-14). Certes, nous avons toujours confessé, comme dans la liturgie byzantine, un Esprit de vérité « partout présent, qui remplit l'univers… » Soit ! Mais y croyons-nous vraiment ? L'enseignement que nous avons reçu, les formes de spiritualité auxquelles nous avons été initiés nous ont-ils éclairés sur cette Présence en nous et la manière de la laisser fructifier ? Mais surtout, nous ont-ils disposés à « voir » aussi les fruits de l'Esprit dans la vie la plus banale de notre voisin de palier, notre collègue de travail, notre beau-frère, notre percepteur, ou la prostituée du cinquième, qui ne sont pas du bercail et que nous regardons peut-être comme ces pierres… dont Jean pensait que Dieu, justement… Sommes-nous vraiment préparés à « voir » partout et en tous, les prémices de cette Terre, promise à Abraham ? Sommes-nous capables de « voir » ce que seul l'Esprit en nous peut nous faire découvrir : ces myriades d'hommes et de femmes qui, à côté de nous, ou sur tous les continents, assument avec constance leur propre fardeau et prennent à bras le corps le fardeau de leurs proches, de leurs amis, de leurs concitoyens, ou de frères plus lointains, avec le courage obstiné et la modestie souriante de ceux qui savent, au plus profond d'eux-mêmes, qu'ils sont « dans la Vérité », qu'ils « font la Vérité » et se comportent en « fils de Dieu » ? La « Terre promise » selon Jésus, ce fameux « Royaume de Dieu », n'est-il pas peuplé non de ceux qui disent « Seigneur, Seigneur… », mais de ceux qui, allant de l'avant, font le « désir » de Dieu et vivent déjà, sans le nommer, en ce lieu profond où coïncide le désir de Dieu et le désir des Hommes ? |