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6 juin 2020 6 06 /06 /juin /2020 08:00
Jean-Louis SCHLEGEL Pourquoi on ne va plus à la messe ? III
Jean-Louis SCHLEGEL

3ème partie

Qu'est-ce qu'une liturgie vivante ?

Pour les tenants de la messe en latin, la « messe de Paul VI » était une tragédie. Contre eux, l'immense majorité des catholiques a désiré et approuvé cette messe, mais sans en soupçonner toutes les conséquences. Substituer au latin - langue éminente et magnifique de la liturgie catholique, mais langue morte - des langues vivantes, n'était pas anodin car, non seulement cela ouvrait à tous les fidèles le sens du langage liturgique, mais aussi leur donnait la parole. « Langue vivante »: il faut prendre l'expression au mot. La vie des langues vivantes n'est pas un état, c'est une puissance permanente d'invention, de création, de transformation, de reformulation, de dialogue..., et de désir qu'il en soit ainsi. Du point de vue théologique, on pourrait argumenter (avec Christoph Theobald) que, si Jésus n'a rien écrit, ceux qui l'ont suivi ont pu prendre la parole, traduire sa parole en grec et, le jour de la Pentecôte, la comprendre et la reprendre chacun dans sa propre langue. Au lieu de mettre en avant d'équivoques « glossolalies », il serait bien plus important de retrouver constamment le sens du feu qui suscite l'envie de parler avec des mots neufs, dans toutes les langues, de cet homme, Jésus qui, selon les Actes des Apôtres, « est passé en faisant le bien» et que « Dieu a ressuscité d'entre les morts ».

Traduire le latin, ou plutôt passer du latin aux langues vernaculaires, c'était installer la vie dans la liturgie et la liturgie dans la vie. Pour cette raison, les efforts permanents de Benoît XVI (et d'autres) pour recréer dans la nouvelle liturgie l'esprit et les formes de l'ancienne, voire pour la restaurer, de même que les efforts, dans divers pays, pour rendre les traductions liturgiques plus littérales, n'ont pas de sens et sont même contre-productifs. C'est l'inverse qui serait souhaitable: imaginer ce que devrait être la « messe de Paul VI » pour être à la hauteur du présent et de l’avenir. Manifestement tout son souci de garder ou de reverser l'ancien dans le nouveau, Benoît XVI aurait-il oublié qu'on ne met pas « du vin nouveau dans de vieilles outres » ?

Néanmoins, il ne faut pas se méprendre. On ne réclame pas du tout ici une messe (en tout cas une messe ordinaire du samedi et dimanche) avec « du bruit et de la fureur ». Des messes vivantes, participantes, oui, mais aussi recueillies, permettant d'intérioriser les paroles et les gestes, avec une invention de formes et de gestes, de la beauté (oui, de la beauté!) pour une « liturgie » qui tout simplement donne tout son sens à l'eucharistie... La messe selon Benoît XVI est finalement « bavarde », en multipliant de nouveau lourdement, sans grâce ni nécessité ni beauté, les paroles, les rites et les gestes obligés. Le rite de la communion, par exemple, qui pourrait être si simple, est devenu interminable avec toutes les précautions rituelles qu'il faut prendre avant et après, au nom d'un respect quasi « fétichiste » des saintes espèces. De nouveau et inutilement, tout s'est compliqué au nom du rituel scrupuleusement respecté, comme si trop de respect tuait le respect... et la dynamique de la vie. C'est une messe pesante, formatée, engoncée dans le rituel, qui est proposée à la communauté réunie pour célébrer sa foi. Il faut bien le dire : c'est un spectacle médiocre qui est proposé. Tout célébrant ne devrait-il pas se demander : de quelle messe a donc besoin l'assemblée qui est venue pour l'eucharistie ? Si les expressions du «souffle» présent dans la messe de Paul VI sont très handicapées voire presque empêchées par la plupart des bâtiments existants, quelles initiatives faudrait-il prendre, dans l'espace de liberté qui existe, pour que l'assemblée dans sa diversité participe pleinement à l'action liturgique et en tire quelque fruit pour raviver sa foi et son espérance ?

Une cote mal taillée qui ne satisfait personne

Au fond, la messe de Paul VI est devenue le mélange ou la fusion de facto de deux conceptions ou de deux formes qui, en réalité, s'opposent profondément, à la fois du point de vue théologique et dans la sensibilité des catholiques. Des différences théologiques et anthropologiques profondes séparent les deux conceptions: l'une, encouragée par Benoît XVI, est organisée autour de la « Présence réelle » du Christ dans le pain et le vin, et elle tend par nature pour ainsi dire à multiplier la part du « sacré » intemporel : moments, paroles et gestes privilégiés, signes marqués de respect et de piété tant du côté du célébrant que de l’assemblée, priorité donnée à l'adoration, à la célébration d'une « Présence » immédiate, à la « messe traditionnelle » sans participation autre (au mieux!) qu'intérieure. Elle a le vent en poupe aujourd'hui pour des raisons que les sociologues de la religion ont analysées depuis longtemps : devant la misère des temps, on assiste à une surréaction à la fois conservatrice, identitaire et pieuse, qui gagne du terrain si elle n'a pas déjà gagné tout court dans nombre des « messes qui restent ».

L'intuition essentielle de la « messe de Paul VI » privilégiait au contraire le rapport à la parole de Dieu, le récit des Écritures, le mémorial de la mort du Seigneur, de sa Passion et de sa Résurrection, l'espérance qui en naît et l'action dans le monde qui en résulte.

Ce n'est pas la piété et l'adoration, ou le déroulement obsédé par les paroles et les gestes rituels, qui importent mais (comme pour les disciples d'Emmaüs) l'expérience de la reconnaissance de Jésus dans la fraction du pain, ou de se reconnaître en elle comme communauté de disciples engagés à sa suite. C'est aussi l'expérience d'une absence, du « tombeau vide » ou de l'Ascension (« Hommes de Galilée, que cherchez-vous dans le ciel ? »). En d'autres termes, ce qui importe, c'est l'historicisation et l'actualisation permanentes de l'eucharistie, l'envoi au moins autant que la présence. On a grossi, dans ce qui précède, les différences. Et, naturellement, dans une perspective qui croit faire preuve de coexistent, qu'elles s'enrichissent mutuellement, etc. Peut-être. Peut-être faut-il en effet « faire avec » ce mélange, quand on est catholique aujourd'hui. Sauf que cette messe hybride, bâtarde, n'est guère satisfaisante, ni pour l'esprit, ni pour le cœur, ni pour l'intelligence, ni pour le corps. Preuve en sont, justement, celles et ceux qui déclarent forfait et s'en vont : comme c'est la « messe restaurée » qui a le vent en poupe et s'impose partout, ils finissent par s'y sentir étrangers et par s'abstenir de participer à un rendez-vous cultuel où ils ne se reconnaissent plus. Dieu merci, nombre de prêtres ne s'y reconnaissent pas non plus ! Dans les lieux encore propices, avant tout urbains, on peut, et beaucoup le font, aller chercher son bonheur ailleurs, mais, pour diverses raisons, ce n'est guère satisfaisant (à la campagne, c'est de toute façon impossible, sauf à faire des kilomètres en voiture).

On dira : mais l’”obligation” ? Malheureusement pour l’Eglise, ce qui pouvait marcher en d'autres époques, où le catholique « pratiquait » même si c'était sans enthousiasme - tout simplement par obéissance aux commandements de l'Église - est devenu impossible : sans démarche personnelle motivée intérieurement, sans le désir d'en être et d'en vivre, la messe obligatoire est aussi lourde qu'une visite médicale obligatoire ou tout autre rendez-vous pénible. S'il ne s'agissait que de grognards conciliaires à bout de souffle, on pourrait hausser les épaules. Mais la chute catastrophique et continue, durant les décennies récentes, dans de nombreux pays d'Europe ou sous influence européenne, de la « civilisation paroissiale », du nombre des pratiquants et même des croyants, donne à penser qu'on est dans une impasse et qu'il faut en chercher les raisons non pas dans un Concile qui s'est trompé de liturgie ou dans des excès liturgiques, mais dans une Église qui ne l'a pas assez prolongé et n'est pas à la hauteur des défis du temps présent. La messe du dimanche n'est pas tout, certes, et il y a un vaste contexte de la violente crise actuelle des Églises en Europe, et ailleurs. Mais, au moins, ce moment, qui relève directement de la responsabilité de l'Église, devrait-il être un lieu et une heure qui donnent envie de croire et de continuer l'aventure.

Lex orandi, lex credendi! Ce n'est manifestement pas le cas.

Fin

Jean-Louis SCHLEGEL Etudes Octobre 2019, n° 4264 pp. 83 – 95.

23 mai 2020 6 23 /05 /mai /2020 08:00
Jean-Louis SCHLEGEL Pourquoi ne va–t-on plus à la messe? II
Jean-Louis SCHLEGEL

2ème partie

Resacralisation et adoration

Souci de réparer le « laisser-aller » qui s'était installé ? En tout cas, sous prétexte de restauration, on a aussi assisté sous Jean Paul II et Benoît XVI à une incontestable « Resacralisation » doublée d'une « recléricalisation » , en particulier dans la zone du chœur. Les mains naturellement croisées (ou non) du célébrant conciliaire, dans une attitude d'accueil et de dialogue avec l'assemblée, sont devenues chez nombre de prêtres actuels des mains jointes strictement, qui renforcent le hiératisme de l'action liturgique (hieros veut dire « sacré », en grec), et la création d'une sorte de sphère séparée où évoluent un hiérarque et ses servants. Les gestes et postures corporelles sont à l'unisson. La simple inclinaison du corps pour marquer le respect est devenue insuffisante : elle a été souvent remplacée par des agenouillements copieux, longs et « appuyés », que nul n'est censé ignorer. De même pour l'ostension de l'hostie et du calice au moment de la consécration : nul ne peut, de la sorte, ignorer qu'on est au sommet sacré de la messe.

Deux remarques s’imposent à ce sujet. D’une part, pour les fidèles dans l'assemblée, la piété très démonstrative - et très subjective - dont témoignent ainsi ces prêtres et qu'ils souhaitent imposer à tous est pénible. Les « anciens » avaient compris qu'une certaine « retenue » ou une « sobriété » dans l'expressivité respectaient la subjectivité des autres... D'autre part, on voit bien ce qui est mis en avant à sens unique dans la richesse de sens de l'action eucharistique : c'est la centralité absolue de la consécration (et de la transsubstantiation) et l'adoration de la Présence réelle.

Le revers non- dit ou non perçu de l'insistance sur la consécration ne serait-il pas que tout le reste est finalement moins important et même second ? Les gestes ostensiblement accentués pour souligner, immobiliser pour ainsi dire, la Présence réelle dans l'hostie et le calice rendent-ils justice à la dynamique infiniment plus large et profonde de l'eucharistie, en particulier à sa dimension historique, qui a un sens théologique rappelé par les paroles de l'institution (« La nuit où il fut livré.., au cours d'un repas... ») et à la dimension d'avenir et d'attente qu'exprime l'anamnèse qui suit la consécration, donc à une tension vers l'avant ? Au moins faudrait-il avoir conscience, comme des théologiens du XXe siècle (y compris catholiques) l'ont rappelé, qu'il peut y avoir une antinomie entre le « sacré » des religions et la « foi » au Christ ressuscité. Et, du reste, des « gestes d'adoration » garantiraient-ils automatiquement la dimension de profondeur et d'intériorité? L'adoration, pendant la messe ou hors de la messe, est parfaitement louable, mais n'est-il pas anormal que cette dévotion tardive occupe désormais à ce point le devant de la scène durant la messe dominicale et dans la vie de certaines paroisses ? Alors que la traduction rappelle à tous les participants ce qui s'est passé « la veille de sa mort », c'est-à-dire le déroulement même de la Cène du Seigneur, on a l'impression qu'on s'ingénie de nouveau à éloigner l'événement concret du sentiment et de l'imagination des participants.

Recléricalisation: sauver le prêtre

En même temps qu'à une resacralisation, on a assisté à une forte recléricalisation de la messe, surtout dans sa seconde partie : elle est, au fond, comme on l'a suggéré, redevenue la seule vraiment importante, car le déséquilibre entre liturgie de la parole et liturgie de l'eucharistie est patent (ce qui accentue encore le rôle décisif du célébrant).

On pouvait penser pourtant que la messe de Paul VI appelait par elle- même une distribution plus équilibrée à la fois des « masses » de la messe et des places et interventions respectives du célébrant et des laïcs. Au moment où la disette de prêtres se fait de plus en plus intense et pose toute sorte de problèmes, y compris de survie, aux paroisses, on pourrait même se dire qu'il n'y a qu'une urgence : accélérer la prise de responsabilité des laïcs (à défaut de prêtres mariés ou de femmes prêtres), les former et les préparer concrètement pour le moment où ils devront par force suppléer les prêtres dans certaines fonctions, y compris eucharistiques.

Mais c'est l'inverse qui s'est produit et continue de s'accentuer : on n'a cessé et on ne cesse de réaffirmer le rôle unique et irremplaçable du prêtre dans l'assemblée, et des prêtres tiennent plus que jamais à ce rôle exclusif. Quand les laïcs ont un « petit rôle » (par défaut de prêtres, et non pour les promouvoir!), on les cléricalise aussi : ainsi, au moment de la communion, celles - si « elles » y sont admises - et ceux qui distribuent la communion doivent porter des écharpes « blanches », comme si toute fonction liturgique, même la plus humble, d'un ou d'une laïque devait être clairement signifiée et encadrée, c'est-à-dire implicitement cléricalisée... Il est important de rappeler, à ce sujet, une des décisions les plus discutables de Jean Paul II: la suppression des « assemblées dominicales en l'absence [devenue parfois "en l'attente"' de prêtres» (Adap) ? Au vu de la situation sur le terrain, il y avait, déjà en 1988, quelque chose de problématique dans ce genre de décision, car elle privait des laïcs actifs d'un apprentissage de l'action liturgique : on aurait, en effet, pu envisager des formations théologiques pour appuyer ces valeureux militants de la messe. Ils n'avaient aucune envie de «jouer au prêtre », voire d'être prêtres, mais ils étaient simplement conscients de l'urgence et de leur responsabilité pour transmettre la foi. Mais, voilà : une fois encore, il fallait sauver le sacerdoce, quitte à aggraver la crise (la création des « servantes d'assemblées », pour enlever l'envie aux petites filles d'être « enfants de chœur » et le désir éventuel d'être prêtres, relève de la même logique, en plus tordu). On se demande à quel étiage devra descendre le nombre de prêtres pour que des laïcs, femmes et hommes, puissent reprendre une part de leurs activités ou, tout simplement, jouer pleinement leur rôle... en restant laïcs. Mais, alors qu'il y a quarante ans, on pouvait encore trouver des laïcs disponibles et capables d’assurer des Adap, on peut douter que ce soit encore possible aujourd'hui, en particulier dans les campagnes désertées.

On pourrait aussi, dans le même sens, évoquer l'homélie. La piété, ostensible ou non, n'a jamais été le gage d'une bonne homélie : en tout cas, on n'a pas vu qu'elle ait amélioré la qualité des prestations (elle les a surtout tirées dans le sens de la longueur...). Mais alors que nombre de laïcs (et plus encore de laïques) ont des diplômes en théologie pour lesquels il n'y a pas d'emploi réel en France, serait-il incongru de penser qu'ils pourraient prêcher à la messe s'ils sont compétents et désireux de « s'y coller » (rappelons qu'ils ont le droit de le faire ailleurs qu'à la messe) ?

Quoi qu'il en soit, l'assemblée en est plus que jamais réduite à écouter religieusement la prière eucharistique que le seul célébrant prêtre est habilité à adresser au Père. Pour les paroissiens moins motivés, pour les jeunes aussi, sa longueur et surtout son écoute passive rendent pénible ce moment, qu'ils subissent. Il y a une dispute pour savoir si le prêtre agit alors « à la place » du Christ (dans un rôle « fonctionnel ») ou s'il est « ontologiquement », dans son être même, un « autre Christ »... Même dans l'hypothèse « haute » (la seconde), est-il permis de penser que quelques interruptions pour permettre à l'assemblée de ranimer son attention et son désir de participation en rendant grâce, en acclamant..., ne seraient pas du luxe ? Et, même, pourquoi les fidèles ne réciteraient-ils pas une ou des parties de cette prière avec le prêtre?

Rappelons encore qu'il fut un temps où la doxologie de la prière eucharistique (« Par lui, avec lui et en lui... ») a été, comme l'anamnèse aujourd'hui, chantée ou prononcée de bon cœur et presque naturelle- ment par l'assemblée, mais qu'un coup d'arrêt a été donné à cette pratique : n'attentait-elle pas à une exclusivité réservée au prêtre, « autre Christ » ? Exemple caricatural où, pour les vigilants de la liturgie, quelques mots accordés à l'assemblée des non-prêtres étaient déjà de trop. À leurs yeux, on n'en fait jamais assez pour distinguer le prêtre et signaler sa fonction suréminente. De même quant à l'usage, de nouveau fréquent, de l'encens : force est de constater là encore une exagération typique puisque, après l'autel (surabondamment encensé en général) et avant le peuple de Dieu rassemblé, le prêtre a droit à un encensement exclusif. Pourquoi le prêtre ne descendrait-il pas quelques marches pour se faire encenser avec le peuple dont il fait partie ?

Pour mémoire, on rappellera qu’on a aussi supprimé la louange qui concluait le Notre Père (« Car c'est à toi... »), qui avait été spontanément adoptée par les fidèles parce qu'il ne fallait rien concéder aux protestants, qui pratiquent cet usage, ou par horreur, justement, du « spontané»?

… à suivre

Jean-Louis SCHLEGEL

9 mai 2020 6 09 /05 /mai /2020 08:00
Jean-Louis SCHLEGEL Pourquoi on ne va plus à la messe? I
Jean-Louis SCHLEGEL

1ère partie

Les causes de la chute de la pratique dominicale sont sans doute nombreuses. Parmi elles, il faut faire sa place à l'évolution récente des styles liturgiques. Alors que la réforme conciliaire voulait promouvoir une réelle participation de tous à l'action liturgique, une « resacralisation » a creusé de nouveau la distance entre clergé et fidèles.

La chute de la " pratique ", dans sa dimension liturgique, est impressionnante. La participation à la messe dominicale avoisine sans doute maintenant les 3 % de catholiques, sinon moins. Qui eût imaginé cela dans les années 1960 en France, quand on était encore à 20 % ou 25 % ? On se récriait alors devant les films de Carl Theodor Dreyer ou d'Ingmar Bergmann qui exposaient la « mort de Dieu » dans les pays luthériens de Scandinavie, où le taux de pratique était déjà tombé à moins de 2 %.

Et de se féliciter que la France n'en soit pas là. Un peu plus de cinquante ans plus tard, nous y sommes... Les interprétations du recul sont variées : chute du nombre de croyants, exculturation de l'Église dans une société très sécularisée, désaccords intellectuels (en matière de bioéthique, par exemple) et pratiques (écarts par rapport à ses normes sexuelles et conjugales), liberté par rapport à l'obligation, pratiques individualistes « à la carte », croissance exponentielle des activités de détente et de sport durant le week-end... On invoque surtout, ce faisant, des raisons extérieures. Rarement sont mises en cause la célébration eucharistique elle-même et les formes qu'elle a prises, le fait que beaucoup de ceux qui abandonnent la pratique (et qui sont de tous âges) pourraient tout simplement « ne pas s’y retrouver ».

Posons pourtant la question : dans quoi ne se retrouvent-ils pas ?

Les traditionnalistes de toutes tendances (ceux qui préfèrent le rite, devenu « extraordinaire », en latin, et ceux qui regrettent toujours les messes d'antan tout en venant à celles en français) accusent volontiers la « messe de Paul VI », instituée après le concile Vatican II, sinon d'être l'origine et la cause du déclin, du moins d'y avoir fortement contribué. On voudrait soutenir ici la thèse exactement inverse : c'est faute d'être allée jusqu'au bout de la réforme cultuelle qu'impliquait la messe de Paul VI que l'Église a subi et subit toujours le désintérêt liturgique des uns - celui des générations nouvelles qui s'arrêtent de venir à la messe dès l'adolescence, ou un peu plus tard - et la défection continue de nombreux autres, y compris de « vieux pratiquants » jusque-là fidèles. Les uns et les autres ne lâchent pas tout, loin de là, et même la messe leur manque au point d'aller ailleurs dès qu'ils peuvent. Mais, pour la messe dominicale, ils n'ont plus la force intérieure de se déplacer pour « assister » à un événement qui ne leur apporte rien, ou n'apporte pas en tout cas ce qu'ils en attendent : nourriture spirituelle et plaisir de se retrouver dans la communauté qui prie. Comment comprendre cette « acédie », comme disaient les Pères de l'Église, partagée par de nombreux catholiques (même par ceux qui ne partent pas) ?

Les réflexions qui suivent ne font le procès de personne : même si elles nomment des causes et des acteurs, une part des évolutions liturgiques s'est faite sans eux et parfois à l'encontre de ce qu'ils voulaient. Elles veulent avant tout poser la question de ce qui est proposé et vécu aujourd'hui dans la liturgie dominicale. Elles défendent l'idée que non seulement la réforme liturgique d'après Vatican II n'est pas allée à son terme, mais qu'on a assisté à une dérive de la messe dite « de Paul VI », en l'occurrence à une réorientation vers un cérémonial figé, qui fait que la communauté assiste à la messe sans être invitée à une réelle participation. Cette dérive est allée de pair avec une sacralisation et une cléricalisation qui font que toute l'action liturgique, ou presque, se passe dans le chœur, devant un peuple de laïcs transformés en spectateurs passifs d'une action qui certes les concerne, mais de l'exécution de laquelle ils sont totalement exclus - pour de mauvaises raisons.

Une « réforme de la réforme » pour « restaurer ».

Le premier constat qui s'impose, à écouter de nombreuses doléances, c'est l'impression d'ennui. On parle couramment d'« assister à la messe » de gens passifs réunis dans une nef plus ou moins lointaine, de suivre quelque chose qui se passe à l'avant, dans le chœur. Là, le rôle du prêtre est absolument dominant. Autour de lui, seuls sont actifs des acolytes, des paroissiens dévoués, membres de l'équipe liturgique, qui se chargent de tout : des chants, de la prière universelle, de la délégation de celles et ceux qui vont donner la communion. Selon les lieux, une chorale peut rehausser la participation de l'assemblée ou la limiter. Il reste en partage aux "messalisants" des chants communs ou d'accompagnement en fonction des dimanches (encore faut-il les connaître: il arrive qu'on n'en sache aucun, et qu'ils soient comme réservés à quelques-uns dans l'assemblée), quelques invocations ou refrains courts, des répons brefs. Au total, peu de chose, même si la liturgie de la parole est forcément plus lieu d'un « participer », que dire d'autre ?

Durant ces dernières décennies, s'est produite une très paradoxale évolution, qu'on pourrait résumer ainsi : nous sommes toujours dans « la messe de Paul VI » mais, sous couvert de contrer ou d'éviter certaines dérives considérées comme illégitimes et d'une compréhension contestable de l'eucharistie, on est plus ou moins subtilement revenu à une messe qui ne peut que rappeler à celles et ceux qui l'ont connue la messe en latin d'avant le Concile, et désespérer celles et ceux qui en attendent autre chose. Plus que Jean Paul II, le promoteur de cette tendance a sans doute été le cardinal Ratzinger, devenu ensuite Benoît XVI. Quand on lit ses nombreux textes sur la liturgie, comme théologien, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi puis pape, on est certes frappé par la clarté éclairante de ses réflexions, mais aussi par son obsession d'un « ordre liturgique » où tout dans l'action eucharistique, du début à la fin, doit être parfaitement défini, cadré, encadré et recadré : rien n'est laissé au hasard, et encore moins à l'invention ou à l'initiative personnelles. S'il plaide malgré tout pour la « participation », elle est avant tout comprise comme intérieure. Donc, non comme une participation aussi extériorisée dans des paroles et des gestes concrets de l'assemblée, avec et dans le corps, mais dont le Christ tête, est à même de présenter à Dieu le Père, selon un schéma rituel immuable, dont la moindre action, le moindre geste sont prévus dans le détail.

Le respect du rituel garantirait-il le respect dû au mystère infini qui se joue sur l'autel ? Toutes les rubriques doivent être suivies à la lettre, de manière à prévenir et à empêcher tout abus d'où qu'il vienne, du célébrant surtout mais aussi de l'assemblée. Le symbole de cette répartition est la « partition des deux espaces (nef et chœur) » où « clercs et laïcs se trouvent en position d'affrontement de regard sans médiation » (Nicolas de Brémond d'Ars) - sauf que c'est le prêtre qui décide du « spectacle» qu'il veut imprimer et de la participation qu'il veut bien accorder à l'assemblée. Pourtant, dans la « messe de Paul VI », le prêtre faisant face à l'assemblée (et ne lui tournant plus le dos) n'était certainement pas destiné à délimiter un espace du chœur et un espace de la nef ! Il était plutôt destiné à leur franchissement. La célébration « face au peuple » est devenue un « face-à-face » ! Alors qu'un minimum d'initiative pourrait facilement y remédier : le prêtre pourrait très bien, à certains moments, prier avec le peuple en direction de l'autel, en se plaçant à droite ou à gauche de ce dernier.

Le passage du latin aux langues vivantes relève de la même méprise. Le changement de langue n'a rien changé sur le fond : « l'esprit de la liturgie » doit rester le même. La traduction dans la langue de chaque pays était pourtant en soi un événement majeur : même si on ne peut refaire l'histoire, on pourrait discuter rétrospectivement des délais rapides de la transition, mais certainement pas soutenir la fiction que le changement de langue était de pure forme et que tout continuerait comme avant, tant sur le fond que dans la manière de célébrer et de participer. Aucune traduction n'est innocente ni sans conséquence, a fortiori une traduction qui passe d'une langue morte à une langue vivante, et d'une forme chantée à une autre.

Alors que non seulement le concile Vatican II, mais déjà tout le mouvement liturgique avant lui au XXe siècle, voulaient promouvoir une participation plus forte ou plus active des laïcs, comment imaginer qu'une participation effective, vivante, soit possible en fixant à l'avance les moindres paroles et les moindres gestes, en instituant tout simplement un carcan de rites immuables et intouchables ?

Invoquer la société de la nouveauté, de l'accélération, de l'attention limitée, de la multiculture ne serait certes pas un argument suffisant pour justifier une messe plus ouverte à l’invention libre de paroles et de gestes : on comprend bien qu'en matière liturgique, le chamboulement permanent pour des raisons de société qui évolue n'a aucun sens. La raison théologique reste essentielle. Mais ignorer purement et simplement les mutations dans la culture, l'habitus du « mouvement » et de la dissémination qui s'est installé, en lui opposant l'immobilité voire l'éternité du rite, est un pur contresens, en tout cas en régime chrétien, où l'incarnation de Dieu dans l'Histoire a, de fait, changé la donne. Les pentecôtistes, qu'on n'est pas obligé d'imiter en tout (il y a aussi chez eux un enthousiasme démonstratif insupportable), mais dont le succès ne se dément pas, l'ont bien compris depuis longtemps. On peut d'ailleurs constater non sans ironie - ou tristesse - que, dans la messe dominicale, le pentecôtisme catholique n'a importé que l'élévation des mains lors du Notre Père et que, pour le reste, ses membres prêtres sont souvent parmi les plus fervents piliers de la « messe figée », où la participation de l'assemblée est a minima...

… à suivre

Jean-Louis SCHLEGEL

28 mars 2020 6 28 /03 /mars /2020 09:00
bateau lpc La Pâque selon Marc
Jo Bock

« Le Christ a voulu conférer ce sacrement aux douze apôtres, tous des hommes »

La Déclaration de Mgr Ladaria sur l’ordination de femmes est triste. D’autant plus triste, qu’elle est fausse. Elle est fausse du début à la fin.

Le groupe des disciples de Jésus était mixte. Au moment des faits, « beaucoup de (disciples) femmes, qui suivaient et servaient (Jésus) lorsqu’il était en Galilée, étaient montées avec lui à Jérusalem » (Mc 15, 41) ; ce qui d’ailleurs était mal vu par l’opinion (voir John Meier). C’est dans ce contexte précis, qu’il faut s’interroger : qui sont alors ces disciples qui disent à Jésus : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour la Pâque ? » (Mc 14, 12-25) et qui sont ces disciples qui demandent au propriétaire : « Où est ma (!) salle... » Sont-ce nécessairement des hommes ? N’est-il pas vraisemblable que ce soit plutôt des femmes (Marie était-elle l’une d’elles)? D’autant plus qu’il est précisé : « et ils préparèrent la Pâque. »

Notons déjà que Jésus fait demander : « Où est ma salle, où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ? » (v. 14). Le v. 17 dit : « Le soir venu (Jésus) arrive avec les Douze. » A partir de là, ceux qui entourent Jésus sont désignés indistinctement par « ils » : « … tandis qu’ils étaient à table… tandis qu’ils mangeaient, (Jésus) prit du pain... » Les deux groupes, les disciples et les Douze, sont-ils à opposer, comme si la présence de l’un excluait la présence de l’autre ? Rien dans l’Evangile ne permet de l’affirmer, au contraire. Se baser sur ce seul verset 17, pour affirmer, comme la Déclaration de Mgr Ladaria : « le Christ a voulu conférer ce sacrement aux douze apôtres, tous des hommes » est une pure interprétation, qui est sans fondement, et contraire à l’esprit de l’Evangile.

Première conclusion

Il est donc plus que vraisemblable que des disciples se sont entendu dire : « Faites ceci en mémoire de moi. » Et parmi ces disciples, il y avait des femmes.

La Pâque juive est une fête de libération. C’est une célébration solennelle, de victoire accordée par Dieu. Présidée par le père de famille, elle se célèbre au domicile familial. C’est dans un esprit de liberté et de reconnaissance que l’on festoie. Et ce repas se termine par « le chant des psaumes »… Revenons à notre sujet : qui étaient les convives ? N’y avait-il que Jésus et les Douze ? Peut-on penser, que ceux (ou plutôt celles) qui avaient fait les préparatifs, ont été écarté(e)s d’une manière ou d’une autre de la fête qui célèbre l’événement fondamental de la religion ? Et où était Marie ? Comment croire que celle qui le lendemain se tiendra au pied de la Croix était ailleurs au moment du dernier et premier Repas du Seigneur ? Rien ne laisse entendre qu’à un moment donné, Jésus aurait organisé un aparté avec les seuls Apôtres, des hommes ; (qu’il aurait fait comprendre à Marie : « Laisse-nous, va faire la vaisselle ») Au contraire, tout nous laisse penser, que c’est en plein repas que l’eucharistie a été instituée : « Tandis qu’ils mangeaient, (Jésus) prit du pain... »

Deuxième conclusion

Il est évident que des femmes ont assisté à la dernière Cène. Si le Christ a institué quelque chose le Jeudi-saint, c’est le sacerdoce commun à tous les disciples. Tout le reste n’est que dérive.

(Notre conclusion finale rejoint donc celle de la Commission internationale de théologiens, pourtant convoquée en son temps par le Vatican, laquelle a déclaré : Rien, dans l’Evangile, ne s’oppose à l’ordination sacerdotale de femmes.)

Jo Bock, 13/02/2019

23 février 2019 6 23 /02 /février /2019 09:00
bateau lpc Il ne suffit pas
Jo Bock

Faut-il ordonner prêtres des personnes mariées ? Comme Charles Delhez vient de le demander instamment dans sa chronique du 30/01, dans LLB. Voir http://reli-infos.be/saint-pere-il-y-a-urgence-a-ordonner-pretres-des-gens-maries.

Pour commencer, je n’apprécie guère les différents arguments qui expliqueraient le manque de vocations au sacerdoce célibataire. S’appuyant sur les paroles du pape François, le P. Delhez attribue ce déficit « à la pauvreté du témoignage des prêtres, des évêques... » Je pense que les prêtres qui se démènent pour assurer les messes du dimanche et les enterrements successifs, dans leurs nombreuses paroisses, apprécieront.

Ensuite on stigmatise les baptisés : ce manque de vocations serait « dû à la pauvreté du témoignage… des chrétiens » et ce serait « faute de communautés vivantes » qu’il n’y aurait plus suffisamment de vocations sacerdotales. Et pourquoi ces communautés ne sont-elles pas plus vivantes ?…

Et l’on prétend que multiplier les prêtres serait le premier remède au manque d’évangélisation. « La chaîne de la transmission risque bien d’être rompue assez rapidement. » Alors que cette transmission est principalement assurée, non par les prêtres, mais par les professeurs de religion et les nombreux(ses) catéchistes. Le témoignage des « 163000 bénévoles qui font vivre nos communautés et nos mouvements » ne contribue-t-il pas, lui aussi, à la transmission d’un Evangile humanisant ?

Par conséquent, plutôt que de chercher à le renforcer, ne faudrait-il pas commencer par faire le bilan du système hiérarchique clérical ? Se demander p.ex. : pourquoi les jeunes, si entreprenants par ailleurs, délaissent-ils l’institution ? Pourquoi nos communautés ne sont-elles pas plus vivantes ? Pourquoi l’Église est-elle coupée de la vie ?

Par ailleurs, « l’attente de tant de chrétiens fidèles et sincères » serait aussi à analyser. Quand ces chrétiens constatent avec regret : « Il n’y a plus assez de prêtres ! », c’est parfois, simplement, parce que le nouvel horaire des messes ne leur plaît pas. Et comment interpréter, même quand il y a des messes, le fait que la pratique continue à diminuer ? La vraie attente des chrétiens du XXIe siècle n’est-ce pas plutôt : la participation, la cogestion, l’égalité, la non-discrimination entre ‘simples’ baptisés et baptisés ordonnés… ? « Tout ce qui concerne les chrétiens devrait être décidé avec eux » (Yves Congar).

A la fin de Vatican II, Paul VI aurait constaté : « Tout est à repenser ! » (le rapport entre l’Église et le Royaume ; la restructuration de l’eucharistie en l’axant sur la Résurrection ; les droits et devoirs des baptisés...). Tant que ce travail n’est pas entrepris, qui aura envie de s’engager dans l’Église ? Le manque de vocations sacerdotales ne peut-il pas être un « signe des temps » du besoin d’une refondation en profondeur ?

Il y a cent ans, il y avait des milliers de bons prêtres, mais cela n’a pas empêché la déchristianisation de la France (et de la Belgique). Pourquoi ?

Jo Bock

16 février 2019 6 16 /02 /février /2019 09:00
  Saint-Père, il y a urgence à ordonner prêtres des gens mariés
Charles Delhez, SJ

Dans l’avion qui le ramenait de Panama, le pape François a dit qu’il ne prendrait jamais la décision d’ordonner prêtres des gens mariés. Or nous en avons grandement besoin. Une chronique du P. Charles Delhez, SJ.

Saint-Père, je vous en supplie, donnez des prêtres au peuple chrétien, autorisez l’ordination de personnes mariées. Dans l’avion qui vous ramenait du Panama, vous avez fait une longue allusion au livre de l’évêque allemand Fritz Lobinger (1), vivant en Afrique du Sud. Il suggère qu’à côté d’un clergé traditionnel, il y ait des prêtres qu’il appelle "corinthiens", en référence au fonctionnement de la communauté créée par saint Paul à Corinthe. "Ils exerceraient plutôt leur ministère à temps partiel et seraient ordonnés pour une communauté particulière dans laquelle ils travailleraient en équipe", écrit-il. C’est ce modèle dont nous avons besoin aujourd’hui dans notre pays - et dans d’autres sans doute - pour revitaliser nos communautés. Elles sont en effet laissées à l’abandon faute de personnel qui connaisse chacun par son nom, comme le Bon Pasteur. Et cela nous permettrait de dépasser le cléricalisme que vous avez tant en horreur.

Je sais que c’est Dieu qui appelle et qui donne à son Église. Mais il ne fait rien sans nous. Oserais-je vous dire, avec le plus grand respect et mon affection filiale, que nous lui compliquons parfois la tâche ?

Je n’exprime pas ici mes convictions personnelles, mais l’attente de tant de chrétiens fidèles et sincères que je rencontre. Ils ont souvent été les heureux bénéficiaires de la générosité de leurs prêtres célibataires, mais ils constatent qu’il n’y a plus de vocations sacerdotales issues de leurs communautés. En Belgique, ils n’étaient que quelques unités à s’être présentés aux portes d’un séminaire en septembre dernier, et nous avons 3 486 paroisses. La chaîne de la transmission risque bien d’être rompue assez rapidement. Qui fera ce beau geste de la fraction du pain en mémoire de Jésus ? Il y a une urgence pastorale, comme dans les îles du Pacifique ou en Amazonie. 163 000 bénévoles font vivre nos communautés et nos mouvements. Quel vivier ! Parmi ces personnes mariées, certaines ont vraiment un cœur de pasteur, une connaissance profonde de l’Écriture et de la Tradition, une vie de prière et de charité intense, sans parler de leur dévouement à toute épreuve, à côté de leurs charges familiales ou professionnelles.

Dans notre région aux périphéries de l’Église, les jeunes n’envisagent plus une "carrière sacerdotale". Sans doute sont-ils trop loin de l’Église pour cela. Comme vous le dites, c’est notamment dû à la pauvreté du témoignage des prêtres, des évêques et des chrétiens, mais c’est un fait. De plus, dans tous les pays et dans le nôtre, les scandales sexuels à répétition, d’autant plus bruyants qu’ils sont sur fond de célibat obligatoire, ont défiguré ce témoignage. Et, hormis le drame de la pédophilie, heureusement minoritaire, le nombre de "doubles vies" dans les rangs du clergé est important. La règle demeure, Saint-Père, mais sur le terrain, même si les apparences sont parfois sauves, elle n’est pas toujours respectée, beaucoup s’en faut.

Un mot, dans la bouche de Jésus, m’a toujours profondément marqué : "Si tu veux…" Il n’impose jamais et respecte le rythme de chacun. Il fut un temps où notre Europe était suffisamment prête pour un célibat obligatoire. Et cela a donné de beaux fruits, les exemples de sainteté ne manquent pas. Mais ce n’est actuellement plus le cas chez nous.

Ne pas faire du célibat une condition pour être prêtre, c’est-à-dire pasteur d’une petite portion du Peuple de Dieu, rendrait le signe du célibat beaucoup plus parlant. N’est-il pas la vocation propre de la vie religieuse, féminine comme masculine ? Vous et moi sommes jésuites et le célibat fait partie de notre vocation. Je souhaite que beaucoup entendent encore cet appel, car cette vie est tellement belle. Mais, faute de communautés vivantes, cette vocation risque aussi de disparaître.

Il y a urgence, Saint-Père. C’est à votre cœur si sensible aux appels de vos brebis que je m’adresse. Vox populi, vox Dei, dit-on. Soyez assuré de toute mon affection fraternelle et filiale.

Charles Delhez, SJ

(1) Qui ordonner ? Vers une nouvelle figure des prêtres, Lumen vitae, 2008.
Contribution externe. Publié le mercredi 30 janvier 2019
Source Facebook, texte La Libre (retour)
1 juillet 2011 5 01 /07 /juillet /2011 22:50
À propos de l'eucharistie…
Une réflexion proposée par La Paroisse Libre de Bruxelles
Jean Gondry
LPC n° 14 / 2011

Dans son numéro N° 9/2010, la L.P.C. s'est posé un certain nombre de questions au sujet de l'eucharistie. De son côté, la Paroisse Libre de Bruxelles a édité en avril 2010 une brochure intitulée "L'eucharistie à la Paroisse Libre: Théologie et célébration" et sous-titrée "Un instrument pour la réflexion et l'évaluation". (1)

Cette étude a été réalisée par un groupe mandaté pour préparer une évaluation de nos célébrations et, à cette fin, rappeler le sens de la célébration eucharistique.

Comme on le sait, la célébration eucharistique est le "mémorial" du dernier repas de Jésus avant sa mort et, depuis près de 2000 ans, les chrétiens n'ont cessé de faire mémoire de ce dernier repas de communion de Jésus avec ses apôtres. Cette longue tradition a donné lieu à des avancées théologiques et liturgiques mais aussi à des errements et des déviations qui ont laissé des traces jusqu'à nos jours.

Si nous nous posons la question "quel serait de nos jours le type de célébration qui répondrait le mieux aux intentions de Jésus et au contexte de notre époque", il nous faut:

1) remonter à l'origine du christianisme, c'est à dire aux Évangiles, aux textes des témoins et aux pratiques liturgiques des premières communautés.

2) interroger la tradition de manière critique, c'est-à-dire en tenant compte des critères permettant de distinguer les avancées des déviations.

Pour cette double démarche, nous avons consulté la théologie contemporaine de l'eucharistie (notamment Hans Küng), laquelle prend en compte les acquis des sciences humaines : l'exégèse historico-critique, l'histoire, la sociologie, la phénoménologie des religions, ainsi que le sens de la foi du peuple de Dieu et le "croyable disponible" (P.Ricoeur) de notre époque.

Le résultat de cette recherche a été structuré comme suit :

Chapitre 1. Le sens de l'eucharistie: A. La liturgie de la parole : l'Évangile proclamé et partagé B. La dernière Cène: Ce que Jésus a fait ce soir-là. C. "Faites ceci en mémorial de moi"

Chapitre 2. Tradition et déviations. Quelques problématiques: A. Présence réelle et transsubstantiation B. L'eucharistie est-elle un sacrifice ? C. La présidence de l'eucharistie.

Outre notre objectif de mieux approfondir le sens et le rôle de nos célébrations, nous savions que cette brochure nous aiderait également à rendre compte du sens de nos "messes", et cela dans un langage accessible à nos contemporains. Comment peut-on encore croire aujourd'hui que le prêtre, en prononçant les paroles de la consécration, transforme le pain et le vin en corps et sang du Christ ?

Jésus était physiquement présent lors du dernier repas pris avec ses disciples. Après sa résurrection, c'est Jésus Fils de Dieu qui est présent, cette fois en Esprit. N'avait-il pas dit : "Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je serai au milieu d'eux." (Mt 18,20 )

Le pain rompu et la coupe de vin symbolisent cette présence en Esprit, laquelle est bien réelle.

Lors du choc culturel des invasions barbares, il se produisit une perte du sens du réalisme symbolique. Alors que, pour les évangélistes et leurs lecteurs, "Les symboles sont leur univers de pensée" (2), les paroles "ceci est mon corps" et "ceci est mon sang" sont prises au sens littéral, physique.

Pour "expliquer" cette transformation, Thomas d'Aquin et ensuite les néoscolastiques feront appel à la philosophie d'Aristote, en particulier aux concepts de substance et d'accident : la substance du corps et la substance du sang du Christ seraient réellement transformées en son corps et en son sang, les accidents ou espèces demeurant tels quels.

Cette théorie thomiste et néothomiste n'a plus aucun crédit à l'heure actuelle, mais l'Église officielle semble encore s'y référer.

Pour nous modernes, il nous est impossible d'admettre que le pain soit transformé en corps physique du Seigneur et le vin en son sang. Nous savons que Dieu n'intervient pas dans les lois de l'univers. Une telle transformation ne fait pas partie du "croyable disponible" (P.Ricoeur) de notre époque.

L'adoration de l'hostie, et même l'élévation de celle-ci après la "consécration", sont des traces liées à la croyance en la transsubstantiation. Ce qui est grave, c'est que, pour des hommes ou des femmes du XXIème siècle, ceci relève d'une mentalité magique. En maintenant de telles croyances et de telles pratiques, le catholicisme risque de perdre toute crédibilité. (Cfr.Ch.2, A) Ceci n'est évidemment qu'un exemple parmi d'autres.

D'autres déviations importantes ont concerné la présidence de l'eucharistie.

Comme on le sait, dans l'organisation actuelle de l'Église catholique romaine, seuls les prêtres et les évêques sont autorisés à présider les célébrations eucharistiques. En vertu du "sacerdoce" qui leur a été conféré par l'ordination, ils sont considérés comme les seuls pouvant "consacrer" validement le pain et le vin. En outre, au sein de l'Église latine, ce sacerdoce est réservé aux seuls célibataires de sexe masculin.

Suite à la pénurie croissante de prêtres, diverses propositions de type pastoral ont suggéré de confier la présidence des communautés, et en conséquence de l'eucharistie, à des baptisés choisis par la communauté, hommes ou femmes, mariés ou célibataires, éventuellement pour une durée limitée. Mais Rome n'entend pas modifier les règles actuelles et refuse jusqu'à présent tout débat.

Énumérons brièvement ces déviations : (cfr.Ch2,C)

1. Les religions antérieures au christianisme comportaient une caste sacerdotale ayant pour fonction de servir d'intermédiaire entre le peuple et le ou les dieu(x). Avec le christianisme, Jésus est le seul médiateur entre Dieu son Père et l'humanité : Jésus est le seul prêtre, le Grand prêtre de la nouvelle alliance. "Le chrétien qui croit et qui est baptisé n'a plus besoin d'aucun médiateur humain pour trouver la communion avec Dieu dans le Christ et pour conserver cette communion. Tout croyant, en tant que membre de la communauté, mais aussi en tant qu'homme parmi les autres et pour les autres, se trouve, vis-à-vis de Dieu, dans une immédiateté définitive que, même au sein de la communauté, aucun homme ne peut lui ravir, et qu'aucune autorité humaine ni même ecclésiastique ne peut interrompre!"(4) Il s'agit là, dans l'histoire des religions, d'une nouveauté inouïe, unique.

Alors que les premiers chrétiens évitaient soigneusement toute confusion à ce sujet, dès le IIIe siècle, les responsables des communautés se sont progressivement "sacerdotalisés".

Il a fallu attendre Vatican II pour que soit remis en lumière le sacerdoce universel du Peuple de Dieu (Jn 10,36). Mais jusqu'ici Rome n'en a pas tiré les conséquences.

2. Autres déviations : la concentration du rôle du prêtre sur le "pouvoir de consacrer" le pain et le vin. Cette dérive est en quelque sorte la résultante du "matérialisme eucharistique" et de la sacralisation du prêtre. D'une façon générale la compréhension des sacrements a été handicapée par l'imprégnation exagérée des catégories juridiques : compétence, conditions de validité, de licéité, qui ne conviennent guère pour rendre compte des réalités symboliques.

Faut-il un prêtre pour qu'il y ait eucharistie ?

Il nous semble que nous ne pouvons mieux faire ici que de citer Gérard Fourez (3) : "Qu'est-ce qui fait qu'il y a une eucharistie ? Est-ce la présence du prêtre ou l'existence d'une communauté qui, à la suite de Jésus, dit : "Voici ma vie que je donne ?" Ce ne sont pas les paroles de la consécration qui font qu'il y a eucharistie et que Dieu est présent. C'est l'engagement de la communauté suscité par l'Esprit et par l'Évangile. C'est ainsi que, quand une communauté se réunit pour faire mémoire - en paroles et en actions - de la bonne nouvelle en Jésus-Christ, elle célèbre l'eucharistie, qu'un prêtre ordonné soit présent ou pas. De plus, en agissant ainsi, les individus rassemblés deviennent une communauté d'Église, Corps du Christ.

Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas des ministres (des serviteurs) de la communauté, pour la réunir, pour parler en son nom, pour proclamer le pardon de Dieu, pour dénoncer en son nom les injustices, pour accueillir en son nom de nouveaux membres, pour animer des réunions et des célébrations, etc. L'important, c'est que la communauté soit vivante et libératrice. Le rôle d'un prêtre, c'est de rendre cela possible ; mais, sans prêtre, une communauté peut aussi être vivante et libératrice. Ce fut un des grands apports du Concile de restaurer la primauté de la communauté ecclésiale par rapport à ses ministres".

Comment situer dans ce cadre les pratiques actuelles de la Paroisse Libre ? Sur le plan de la fidélité à la tradition, nous nous sentons tout à fait en phase avec les premières communautés chrétiennes, c'est-à-dire avec la perspective et les pratiques néotestamentaires.

Par contre, non sans une longue réflexion, nous avons décidé de transgresser certaines des prescriptions actuelles qui, pour nous, font obstacle à une pratique vivante de l'eucharistie et correspondent à une théologie dépassée. Le moment d'histoire qui nous est donné à vivre légitime de telles transgressions.

Jean Gondry

(1) Cette brochure peut-être obtenue chez Marie-Christiane Snoy-Terlinden, Rue des Cottages 30, 1180 Bruxelles. mcterlinden@gmail.com ou éventuellement 02/343.71.26. moyennant le versement de 6 euros (frais d'envoi compris) au compte BE07 0014 9423 3466 de la Paroisse Libre (retour)
(2) Philippe Bacq et Odile Ribadeau Dumas "Un goût d'Évangile, Marc, un récit en pastorale" Ed lumen Vitae, 2006 p232 (retour)
(3) Gérard Fourez, in Revue Communautés en marche n°77, p.38-40, article "Faut-il un prêtre pour qu'il y ait une messe? La difficile sortie d'un catholicisme magique" (retour)
(4) Hans Kûng, "Qu'est-ce que l'Eglise?" Ed. Desclée De Brouwer 1990, Distribution Cerf, p.153 (retour)
1 avril 2010 4 01 /04 /avril /2010 13:53
Alain Dupuis La Cène : ni trop, ni trop peu.(1)
D'après un texte de André Gounelle (2) ainsi intitulé
présenté et commenté par Alain Dupuis
LPC n° 9 / 2010

Parmi les questions de fond qui sont de plus en plus sujettes à débats dans le monde chrétien, il en est une centrale, autour de laquelle semble cristalliser toutes ses querelles internes, c'est le sens et la place du "repas du Seigneur" dans la vie de la communauté des disciples de Jésus.

Le professeur André Gounelle nous a autorisé à reproduire dans les pages de la revue tout ou parties d'un texte qu'il vient de publier sur la place, la signification et la fréquence de la célébration de la Cène, dans les diverses traditions chrétiennes issues de la Réforme depuis le 16ème siècle. Nous tenterons, dans un premier temps, en recourant à de nombreuses citations de l'auteur, de souligner l'intérêt de ce rapide survol historique du destin de ce "sacrement" dans le monde de la Réforme. Dans ce contexte, la libération des opinions (même si parfois très encadrée) permit, il y a déjà longtemps, que soient ouvertement posées toutes les questions… qui se posent encore aujourd'hui à tous, avec acuité. Puis, par choix concerté de la rédaction, nous reproduirons in-extenso la conclusion d'André Gounelle qui, loin de fermer le débat, nous semble lui redonner toute son actualité, bien au-delà des seules Églises de tradition réformée.

1 . Signification de la Cène

Ici, l'auteur expose les trois grands courants de pensée et de pratique qui se sont peu à peu mis en place dans le protestantisme, concernant la Cène.

Il analyse d'une part la thèse luthérienne, puis la thèse dite radicale, et enfin, la thèse réformée, qui, clairement, par son équilibre, recueille sa faveur.

- A propos de la thèse luthérienne, il écrit (c'est nous qui soulignons) : A l'une des extrémités de l'éventail, du côté de ceux qui accordent une importance capitale, fondamentale au sacrement, se situe le Réformateur Martin Luther. Très marqué par le catholicisme dont il se détache difficilement, imprégné de la pratique sacramentelle qu'il a connue au couvent, et qui faisait de la communion un moment majeur de la vie chrétienne, Luther tend à donner à la Cène une fonction et une valeur essentielles.

Il montre ensuite que la doctrine luthérienne qui affirme que le pain et le vin, tout en restant ce qu'ils sont, deviennent corps et sang du Christ, confère à ces deux éléments une valeur surnaturelle, comme pour le catholicisme traditionnel.

André Gounelle précise par ailleurs la position luthérienne concernant la conception des "sacrements" en général : Luther attribue un rôle décisif aux sacrements. Il affirme qu'ils apportent le salut, qu'ils transmettent la grâce (…). Le Réformateur écrit :

"Dieu a commandé que nous nous fassions baptiser, ou nous ne serons pas sauvés. Nous prenons la Cène afin d'y obtenir la rémission de nos péchés."

Ainsi, selon l'auteur, pour Luther, les sacrements ne sont pas seulement des signes (à l'image d'une lampe témoin qui indique que le courant électrique passe, ce qui est la position réformée). Ils sont les instruments dont Dieu se sert pour nous atteindre (…). L'eau du baptême, le pain et le vin de la cène communiquent sa grâce.

Ce qui n'empêche pas la doctrine et la pratique luthériennes de la Cène de se distinguer sérieusement de la "spiritualité dominante de son époque" en niant à la célébration de la Cène toute portée sacrificielle et, surtout, en mettant la Parole au cœur de la célébration.

- Puis l'auteur aborde ce qu'il appelle la thèse radicale.

Autant quand il s'agissait de Luther, André Gounelle faisait remarquer, à bon escient, l' "imprégnation" catholique (on pourrait ajouter médiévale) qui explique les positions du Réformateur, autant on peut regretter que, concernant la thèse radicale, il ne cherche pas davantage à situer ses exemples dans le contexte anglo-saxon des 17ème et 19ème siècles, ou le monde sécularisé qui est le nôtre.

Ce courant professe l'abstention de toute célébration sacramentelle, Cène comprise.

En premier lieu, il cite l'exemple des quakers, qui, dès le 17ème siècle, abolissent la célébration du baptême comme de la Cène. Selon l'auteur, les quakers reprochent à ces sacrements de favoriser une religion conformiste et formaliste qui se fonde et se centre sur des rites et des liturgies et non sur la foi du cœur et la sanctification de la vie. Ils considèrent aussi que les querelles et les persécutions autour de ces sacrements les ont complètement disqualifiés. Barclay, le principal théologien quaker, admet que ces rituels de substitution auraient eu leur utilité pour aider les premiers chrétiens à se démarquer de leurs rites juifs ou païens d'origine. Ils se seraient ensuite maintenus parce que l'Eglise a manqué à sa mission ; elle n'a pas su mettre en place une authentique spiritualité.

Toujours selon cette thèse radicale, version quakers, les sacrements ont dégénéré en superstition et, au lieu d'aider la vie chrétienne, l'alourdissent, la compliquent et l'entravent.

En second lieu, l'auteur évoque l'exemple de la mouvance piétiste et, en particulier, de l'Armée du Salut. Il cite Catherine Booth, co-fondatrice, avec son mari, au 19ème siècle, de l'Armée du Salut :

"La vie spirituelle est menacée dans son existence par la tendance invétérée du cœur humain qui le pousse à se reposer sur des formes extérieures plutôt qu'à rechercher la grâce intérieure. Pour qui connaît quelque peu l'histoire de l'Eglise, il est clair que la valeur exagérée accordée aux cérémonies a freiné l'extension du christianisme. Combien de fois la marche triomphale de ses puissants champions s'est arrêtée pendant que, désertant la bataille avec les forces du mal, ils se querellaient entre frères à propos de formes futiles."

Entrave à la vie intérieure, les rituels, à cause des incessantes disputes qu'ils provoquent, détourneraient donc les chrétiens de leur mission dans le monde (…) qui consiste à annoncer l'évangile et à secourir les malheureux.

Puis, troisième exemple, André Gounelle évoque un courant très contemporain qui se manifeste parfois dans les assemblées synodales de l'Eglise Réformée, représentant des chrétiens qui plaident pour un engagement pratique concret et qui voient dans les sacrements une affaire de sacristie. Pour eux, les discussions et préoccupations concernant les sacrements relèvent d'une conception étroite… voire obscurantiste de la vie chrétienne. Elles servent d'alibi à une fuite devant les véritables enjeux de notre époque.

Ensuite de quoi, André Gounelle expose, assez longuement, la thèse réformée.

La présentant comme une voie moyenne qui, selon lui, reprend des éléments et récuse les excès de l'une comme de l'autre thèse exposée auparavant, il la résume dans ces termes :

    • Les sacrements n'apportent pas la grâce, ni ne confèrent le salut.
    • Le croyant est sauvé par le Christ et non par une cérémonie quelle qu'elle soit.
    • Le sacrement se contente de signaler une présence qui existe antérieurement à lui, et de renvoyer à une grâce qui agit indépendamment de lui.
    • Parce que nous sommes des êtres de chair et de sang, nous éprouvons de la peine à percevoir des réalités purement spirituelles ; nous avons besoin qu'elles soient dites, exprimées, concrétisées ; les sacrements servent à cela.
    • (…) les réformés classiques reconnaissent à la Cène une fonction ecclésiale. Elle fait voir la communauté ecclésiale (…). L'action de l'Esprit reste secrète, cachée, (…) d'où l'utilité de la Cène. Elle permet d'extérioriser ce qu'on vit intérieurement. (…) La Cène fait apparaître… aux yeux de tous, de ceux qui en font partie, comme de ceux qui lui sont extérieurs, l'Église à laquelle on appartient invisiblement par la foi.

2 . La célébration de la Cène

Dans ce paragraphe, toujours dans le registre du "Ni trop, ni trop peu" du titre, l'auteur s'étend très longuement, cette fois-ci, sur le "contenu" et la fréquence de la célébration de la Cène.

- Le contenu : l'enjeu ici est la place relative accordée à la prédication dans le déroulement de la cérémonie.

En premier lieu, l'auteur évoque une position qui serait celle du "catholicisme classique", dans lequel la célébration eucharistique est le cœur, le sommet, le point culminant du culte que l'Église rend à Dieu. (…) Ce qu'on nomme la liturgie de la Parole a pour fonction principale de la préparer (…). A la limite… on peut se passer de l'homélie, voire d'une lecture de la Bible, l'eucharistie se suffit. (…) et là où l'eucharistie n'a pas lieu, on a un office secondaire, qui a une portée et une valeur moindres, qui est d'un ordre et d'un niveau inférieurs.

En second lieu, il évoque un courant de spiritualité et une théologie de type luthérien qui accorde une valeur égale à la prédication et au sacrement. Selon ce courant, il convient de conjuguer et d'associer systématiquement prédication et sacrement.

Enfin, il s'attarde longuement sur la position de ceux qu'il appelle "les Réformés classiques". Position qui se refuse à accorder une place centrale aux sacrements dans le culte.

Pour ce courant, au cœur de toute célébration évangélique, il faut mettre la lecture, l'étude et la méditation des Écritures. Il insiste très fortement sur la priorité de la prédication. Ces mêmes "Réformés classiques" jugent complet un culte sans célébration de la Cène. Par contre, on refuse catégoriquement de célébrer une Cène si une prédication ne la précède pas, ce qui serait tomber dans la superstition.

Il conclut que le culte réformé s'organise autour d'un seul centre : l'annonce de la Parole de Dieu, l'explication de la Bible, la proclamation du message évangélique. Tout le reste (…) en est l'auxiliaire.

- La fréquence :

L'auteur rappelle que dans l'Église (latine, note d'A. D.) encore indivise de la fin du Moyen Age, (…) l'eucharistie est célébrée chaque dimanche (…) mais les fidèles communient rarement (…). Il en résulte que l'eucharistie devient un spectacle auquel on assiste sans y participer. (…) (Les réformateurs) ont voulu une Cène moins fréquente, et plus fréquentée.

A Genève, où le culte (sans Cène) était célébré tous les jours, Calvin aurait souhaité une célébration de la Cène hebdomadaire. Mais il n'a pas été suivi et les Églises réformées en général… s'en sont tenues à quatre célébrations annuelles (de la Cène).

Puis, après un exposé assez développé des raisons de cette résistance durable, dans le protestantisme, à augmenter la fréquence de ces célébrations dans lequel nous risquerions un peu de nous égarer, André Gounelle, en guise de conclusion, amorce une réflexion très actuelle sur la place et le sens de la célébration de la Cène dans la pratique de l'Église en général, en regard avec le Nouveau Testament. Nous en reproduisons l'intégral :

Conclusion :

Au moment du Concile Vatican II, Karl Barth (3) écrivait au Père Yves Congar : "Comment pouvez-vous accorder une telle importance à l'eucharistie, alors que dans le Nouveau Testament elle occupe si peu de place ?" Deux remarques montrent la pertinence de cette question de Barth, qui, au premier abord, peut étonner.

  • Si on compare les divers récits du jeudi saint que l'on trouve dans le Nouveau Testament (il y en a quatre), l'ordre de répétition "faites ceci en mémoire de moi" qui institue le rite, n'est rapporté ou raconté ni par Matthieu, ni par Marc, ni par les manuscrits les plus anciens de Luc, et encore moins par Jean qui ne dit pas un mot d'un partage et d'une distribution de pain et de vin au cours du dernier repas de Jésus avec ses disciples avant la crucifixion (à la place, il relate le lavement des pieds). Seul Paul, dans la première épître aux Corinthiens, insiste sur cet ordre. Ce constat amène à douter de l'historicité de cet ordre de répétition attribué à Jésus. En tout cas, il indique qu'une partie des écrivains canoniques et de l'Église primitive n'a pas considéré comme très importante la célébration de la Cène. Ils n'ont pas jugé qu'elle faisait nécessairement partie du message qu'ils avaient à transmettre. Ce silence ne doit pas nous détourner de partager le pain et le vin ; il ne disqualifie pas ni n'autorise à écarter le récit de Paul. Par contre, il devrait nous empêcher d'accorder une valeur excessive à la Cène ; il fonctionne un peu comme un garde-fou contre une hypertrophie sacramentelle.
  • L'un des problèmes que rencontre l'interprétation du Nouveau Testament dans ce domaine tient à la difficulté de distinguer la Cène des repas communautaires, d'abord du groupe des disciples, ensuite de l'Église primitive. Peut-être d'ailleurs, à l'origine se confondaient-ils… ; ce qu'écrit Paul aux Corinthiens le suggère. Quoi qu'il en soit, ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. Nos Cènes et nos eucharisties sont des rites, des liturgies, qui n'évoquent que de manière fugitive et lointaine tout ce qui se passe et s'échange autour d'une table amicale ou familiale. Certainement nos Églises seraient plus proches des pratiques des premiers chrétiens en organisant un repas paroissial après chaque culte plutôt qu'une Cène dominicale. Chaque fois qu'on mentionne dans le Nouveau Testament un repas avec bénédiction et fraction de pain, ce qui correspond d'ailleurs aux coutumes de la piété juive, il ne s'agit pas forcément d'une Cène telle que nous l'entendons, d'un moment cultuel spécial, d'un sacrement.
    Il me semble donc que le Nouveau Testament conforte cette volonté de n'en faire ni trop, ni trop peu. L'être humain a besoin de rites, de cérémonies. On ne doit pas l'en priver, mais toujours lui rappeler leur caractère secondaire, accessoire, et ne pas faire d'un moyen pédagogique un acte magique. Je ne cache pas combien me mettent mal à l'aise certains propos que j'entends parfois dans les textes introductifs à la Cène. Quand on me dit que le pain et le vin deviennent ou portent le corps du Christ, quand on m'affirme qu'ils répètent le sacrifice du Christ, il m'arrive de m'en abstenir, par protestation, et je ne suis pas le seul. Par contre, quand on en parle comme d'un signe qui me rappelle la présence et l'action du Christ dans ma vie, qui évoque ce qu'il a fait autrefois, ce qu'il continue de faire aujourd'hui et ce qu'il fera demain, alors je la prends avec joie et avec profit, car elle prend alors son juste sens, et qu'on a su n'en faire ni trop ni trop peu.
 

André Gounelle

(1) Le titre et les sous-titres sont ceux de l'auteur.
Tous les propos qui sont de la plume même de l'auteur sont en italique. Les caractères gras dans ces propos sont le fait du présentateur. (retour)
(2) André Gounelle, protestant d'origine cévenole, occupa divers postes d'aumônerie et pastoraux, avant d'être nommé professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier, jusqu'à sa retraite. Parmi ses nombreux ouvrages, on recommande la lecture de son " Parler du Christ", paru chez Van Dieren (Paris) en 2003. (retour)
(3) Karl Barth : théologien protestant (1886 – 1968), incontournable dans l'histoire de la théologie chrétienne du 20ème siècle. Il fut observateur au Concile Vatican II.
Yves Congar : théologien catholique français, dominicain, dont l'œuvre courageuse, rigoureuse et novatrice, touchant en particulier l'Ecclésiologie, marqua profondément l'avant-concile et le concile Vatican II où il fut expert. Très malade et très éprouvé par des persécutions vaticanes, il fut finalement réhabilité et fait cardinal peu avant sa mort. (retour)
31 mars 2010 3 31 /03 /mars /2010 11:54
Alain Dupuis La Cène, hier… et demain ?
Alain Dupuis
LPC n° 9 / 2010

Dans notre Occident sécularisé, la tradition chrétienne catholique en particulier semblait avoir réussi, au 20ème siècle, dans la dynamique du Concile Vaticant II, à restaurer la centralité de l'eucharistie dans la vie des fidèles. Pourtant, depuis, ce pilier de la vie ecclésiale semble de nouveau fragilisé, pour diverses raisons. L'une des raisons invoquées est, bien sûr, la raréfaction des ministres ordonnés, seuls habilités à célébrer ce rituel. Mais la raison la plus profonde, rarement évoquée, pourrait être que ce rituel, dans son état actuel, est chargé de tout un univers symbolique sans plus aucun relais dans la culture en gestation…

La question abordée par André Gounelle, concernant la fréquence, ou même la disparition de cette célébration dans les divers courants du christianisme issus de la Réforme du 16ème siècle peut-elle, comme le laisse entendre la question de Karl Barth à Yves Congar, trouver sa réponse dans le Nouveau Testament ?

Un appel dépassé à l'autorité scripturaire ?

"Comment pouvez-vous accorder tant d'importance à l'eucharistie, alors que, dans le Nouveau Testament, elle occupe si peu de place ?"

Posée ainsi, la question n'est-elle pas symptomatique d'une certaine conception et d'un certain usage de l'Ecriture ?

En effet, à l'époque où s'est forgée la culture "réformée", on pouvait encore croire que les "Saintes Ecritures" étaient, seules (Sola Scriptura), la norme de la foi et de la vie de l'Eglise et que la "tradition", forcément postérieure et aléatoire, devait se soumettre à son impartial et infaillible jugement…

Depuis, les historiens et les exégètes ont mis à jour cette évidence : les Ecritures, juives comme chrétiennes, ne sont souvent que la "mise par écrit" de "traditions", de croyances et d'usages antérieurs à leur rédaction. D'une certaine manière, on a découvert, bien après la Réforme, mais sans doute grâce à elle, que dans leur rédaction, les Ecritures puisent leur crédibilité dans leur fidélité aux traditions, aux croyances et aux pratiques dont elles peuvent se réclamer, et inversement.

Une "pratique" qui s'impose aux "Ecritures"…

La question de Karl Barth reste pertinente : "Comment, en effet, se fait-il que, malgré seulement quatre brèves références scripturaires explicites aux gestes traditionnels posés par Jésus, et aux paroles qu'on lui prête à cette occasion, la célébration du « repas du Seigneur » ait pris de telles proportions dans la pensée, la vie cultuelle et la structuration de l'Eglise ?"

Or, du point de vue exégétique, ce qui saute aux yeux dans cette affaire n'est pas d'abord qu'il n'y ait que quatre brefs passages du Nouveau Testament qui évoquent explicitement l'initiative de Jésus lors du dernier repas. Au contraire, ce que retiennent les spécialistes, c'est que les 3 synoptiques et Paul (qui écrit plusieurs longues années avant toute rédaction connue des évangiles) soient unanimes à rapporter cette "tradition". Le témoignage de Paul semble bien apporter la preuve que le "repas du Seigneur", ritualisé autour du pain et du vin, faisait déjà partie de la vie cultuelle des communautés qui l'ont accueilli après sa conversion.

Il apparaît donc bien que ce n'est pas le Nouveau Testament, dans ses diverses traditions, qui a imposé ou "légalisé" cette pratique, mais bien plutôt cette pratique, déjà ancienne parmi les disciples du Messie crucifié, qui s'est imposée au témoignage unanime des auteurs néotestamentaires, à commencer par Paul, quelques vingt ans seulement après la mort du Seigneur.

Un rituel bien établi, mais pour dire quoi ?

L'exposé d'André Gounelle surprend un peu : il ne semble faire aucun lien entre la place que tient la Cène ou l'Eucharistie dans la vie des églises et le sens, la portée théologique et spirituelle que la Communauté ecclésiale a pu attribuer à ces actes et ces paroles du Maître.

Historiquement, il ressort de Mt 26, 26-27 ; Mc 14, 22-23 ; Lc 22, 19-20 ; 1 Co 11, 24-25, que, lors du dernier repas communautaire juif pris avec ses disciples, Jésus a utilisé les habitudes rituelles de ces repas, sur le pain, au début, puis sur la "coupe de bénédiction" à la fin, pour les charger, semble-t-il, d'une symbolique nouvelle, en relation avec sa personne, sa mort prochaine, le sens de sa mission et les temps à venir.

Mais la place qu'ont pris ce rite et son développement futur ne sont-ils pas directement liés au développement des "christologies" et aux conjectures doctrinales sur le "comment" du "salut", la nature et le rôle de la Communauté des disciples ?

Comme le souligne le pasteur André Bardet (1), si "le Nouveau Testament est pauvre en indications sur le déroulement de la célébration, en revanche, il est d'une extrême richesse en ce qui concerne le sens de la célébration : une multitude de significations attachées à une seule simple action."

Ce constat se vérifie dès la lecture des quatre "versions" du même fait proposées par le Nouveau Testament. Dans leur ouvrage collectif, C. Grappe et A. Marx (2) confirment que ces formulations nous viennent, déjà, d'usages liturgiques où "les paroles ont pu évoluer (…), chaque transformation et chaque développement illustrant la manière dont la tradition a été à la fois reçue, interprétée et comprise, dans un milieu ou par un auteur donné."

Pain et vin, symboles d'un "sacrifice" qui sauve ?

Ces deux mêmes spécialistes estiment que si Jésus agit et s'exprime comme il le fait, c'est sans doute dans un contexte juif où les "offrandes végétales" (le pain et le vin) tendaient à devenir le support du culte et à se substituer aux sacrifices sanglants dans les milieux "hétérodoxes" (esséniens, baptistes et autres) qui, à son époque, prenaient leur distance à l'égard du Temple. Selon eux, par son rituel de "consécration" à Dieu, "l'offrande végétale (…) s'apparente aux sacrifices sanglants" et peut se substituer à leurs diverses fonctions : "… sacrifices appelés « de réparation », « pour le péché » et « sacrifice de communion »". Et d'ajouter : "En prononçant une parole sur le pain et une autre sur le vin, Jésus privilégie des aliments qui se trouvent au cœur même du rite de communion le plus abouti du culte d'Israël…"

Pour ces auteurs, "… Il est indéniable que par ces deux paroles, Jésus donne un sens et une portée au don qu'il fait de sa propre vie. Il est clair, aussi, que son geste a été relu dans des catégories sacrificielles." Et là, on est certainement au cœur du problème !

Par exemple, la version actuelle de Matthieu parle explicitement d'un sang "répandu… en vue de la rémission des péchés". Il est bien difficile de ne pas voir là une assimilation (et substitution ?) de la mort de Jésus aux anciens rituels sacrificiels du Temple. Et des expressions telles que "sang … répandu pour une multitude (Mc)" ou "… répandu pour vous (Luc)" relèvent probablement d'une lecture identique… même si elle n'était pas forcément présente au départ dans les propos de Jésus (ce que nous ne saurons jamais !).

Un rituel "fondateur" de la communauté nouvelle ?

Dans la deuxième moitié du 1er siècle où l'on verra apparaître la plupart des documents constituant le Nouveau Testament, beaucoup de choses ont bougé dans la vie et la pensée des communautés de disciples : les générations ont passé sans que le "Seigneur" ne soit revenu, ni le "royaume" survenu, ni son peuple "converti", et le monde environnant ne s'est guère amélioré… Les adeptes du Messie-Jésus sont minoritaires, leurs relations avec le monde juif sont tendues, et avec le paganisme de l'Empire, ambiguës.

Après 70, la prise de Jérusalem, la destruction du Temple et la dispersion des croyants, les disciples du Messie-Jésus sont bientôt interdits de synagogue (vers 80-90). Ils se retrouvent seuls, en rupture avec leurs racines, immergés dans un monde ressenti comme hostile. Il leur faut se reconstruire une identité, autour de "leur" lecture des Ecritures, et d'un "culte" bien à eux. Ce réflexe identitaire les pousse, sans doute à leur insu, à glisser insidieusement de la foi en Jésus, Messie d'Israël, témoin d'une nouvelle perception du Dieu d'Israël et annonciateur d'un "royaume" terrestre imminent, à une nouvelle "religion" à part entière. Religion du Christ-Sauveur, avec son culte propre, qui réunit maintenant en un seul acte l'ancienne liturgie synagogale avec lecture des Ecritures (dans la version grecque) et le repas-mémorial du Seigneur.

L'épisode d'Emmaüs (Lc 24, 13-35), probablement pure création littéraire de Luc, semble très symbolique du sens et de la portée qu'une nouvelle génération (vers 80-85) accordait à la célébration de ce "culte" nouvelle manière. C'est en tout cas la première fois que "fraction du pain", expérience de la présence du Ressuscité et re-lecture "christologique" des "Ecritures" juives sont associés en un même acte.

Du "repas du Seigneur" à une "liturgie" cosmique ?

Dès cette seconde moitié du 1er siècle, quelques grands textes qui rejoindront le canon du Nouveau Testament, semblent témoigner d'une inextricable interaction entre l'élaboration de la doctrine et son expression dans ce qui devient peu à peu la "liturgie eucharistique".

Parmi eux, l' "Epître aux Hébreux". Cette lettre, ou "sermon", est caractéristique des spéculations des disciples de la seconde moitié du 1er siècle.

Selon François Vouga (3) l'auteur "est un homme… expérimenté dans la lecture allégorique de l'Ecriture (A.T.) (…) pratiquée dans le judaïsme hellénistique, influencé par les écoles philosophiques stoïcienne et néoplatonicienne". Ceci est caractéristique du contexte culturel où se pense désormais la nouvelle religion de Jésus, pour la seconde (voire troisième) génération.

L'auteur de la Lettre suit plusieurs "pistes" propres à cette tradition pour interpréter à la fois Jésus, le salut, et la nature de l'Eglise :

Le Temple de l'ancienne Alliance (probablement détruit à l'époque) n'était que l'image, impuissante et éphémère, du Temple céleste, intemporel et éternel.

Selon Vouga, ici, "Le Temple céleste est, en fait, le Cosmos. Le monde terrestre est la partie du temple accessible aux humains. Elle se trouve devant le « rideau » qui voile le Saint des saints, domaine céleste "de la présence de Dieu et du repos eschatologique promis aux croyants. L'œuvre de salut consiste, pour le Sauveur, à conduire ses frères derrière le rideau du Temple."

Dans cette perspective, reprenant l'allégorie mythique du Grand prêtre Melchisedek (Gn 14, 18-20 et Ps. 110) l'auteur voit en Jésus le véritable Grand prêtre d'une "alliance nouvelle et éternelle", mais aussi l' "offrande".

Un nouveau "sacerdoce" pour le salut du monde ?

Cependant, fait remarquer François Vouga, dans la lettre aux Hébreux "le grand prêtre est le Sauveur. Mais le Sauveur est (aussi) le premier à être sauvé par son œuvre de salut. Sanctificateur et sanctifiés ont la même origine, en sorte qu'il appelle les croyants ses frères. Il est l'initiateur de la foi, l'initiateur du salut, et le premier à avoir été élevé après avoir ouvert, pour lui-même et pour ses frères, le rideau séparant le monde céleste du monde humain."

Voici donc Jésus, pleinement homme, promu au rang de Grand prêtre éternel d'une liturgie cosmique dans laquelle, s'étant lui-même "sanctifié" par le don de sa vie, il sanctifie ceux qui croient en lui, ses "frères", leur donnant accès au Saint des saints.

C'est sans doute dans le contexte d'une telle représentation liturgique du monde et du "salut" que les assemblées chrétiennes passèrent peu à peu d'assemblées relativement informelles et de modestes célébrations de la "fraction du pain", à une véritable organisation "liturgique" de plus en plus chargée de sacralisation rituelle et hiérarchisée où l'Eglise se donne à voir et à vivre comme l'antichambre de l'unique véritable Grande liturgie céleste et éternelle…

La "Divine liturgie" des églises d'Orient n'est-elle pas aujourd'hui encore, tout imprégnée de références à une telle vision du monde et de l'Eglise ?

L'Eglise, dans le monde, témoin "liturgique" du salut de Dieu ?

A la fin du 1er siècle (entre 89 et 96 ?), un certain Jean, exilé (volontaire ?) à Patmos, s'adresse aux églises d'Asie mineure, sous la forme d'un écrit relevant de la tradition "apocalyptique" juive, très en vogue à cette époque : l'Apocalypse de Jean, ou "révélation de Jésus-Christ".

Selon Elian Cuvellier (4), la littérature apocalyptique est toujours une littérature de "résistance" qui "s'adresse à des groupes minoritaires vivant en situation de fragilité réelle, ou ressentie (…). Par ce moyen, des visionnaires font entendre un message d'espérance et d'interpellation."

Ici, l'espérance consiste en la mise en scène de la "victoire de Dieu et de son Christ sur le mal." Mais cette victoire, en ce monde, "est une réalité de la foi à laquelle le croyant n'accède que dans le registre symbolique, qui prend, dans le contexte spécifique de l'Apocalypse de Jean, la forme particulière de la liturgie chrétienne."

Pour Jean de Patmos, "en Jésus-Christ, agneau immolé qui siège sur le trône (Ap 5, 6), le croyant est invité à reconnaître celui qui a vaincu les puissances de mort."

Selon l'Apocalypse, l'Eglise "règne" avec l'Agneau, même si elle reste confrontée à ce monde qui est "jugé" et vaincu. Comment peut-elle manifester dans le "monde ancien" l'avènement du "monde nouveau" ?

Pour E. Cuvellier, "la dimension cultuelle de l'Apocalypse en donne la clef : c'est la communauté cultuelle (liturgique) qui actualise et rend présente au monde la victoire de l'Agneau sur les puissances."

Et il souligne "l'enracinement de l'écriture de Jean de Patmos dans la liturgie de l'Eglise ancienne." Et il ajoute : "La dimension symbolique propre au langage liturgique permet de porter un autre regard sur la réalité. Celle-ci ne se réduit pas à ce qu'on peut, à vues humaines, en constater. Dès lors, la liturgie, (…) dans la logique de Jean de Patmos, n'est pas détachement ou fuite du monde. (…) Le langage liturgique de l'Apocalypse est une autre façon d'habiter le monde. Il s'agit d'habiter un lieu symbolique qui n'est pas géographique mais spirituel : être dans le monde en participant à ce qui n'est pas du monde, c'est-à-dire la liturgie céleste d'adoration de l'Agneau (vainqueur) dont la portée politique ne doit pas être occultée" (dans le cadre de l' Empire).

Voilà donc sans doute encore ici un témoignage spectaculaire de cette double réalité : dès la fin du 1er siècle, développement doctrinal et liturgie de l'Eglise son inextricablement liés.

Pour le meilleur ?… le pire ?… C'est une autre question…

Le 4ème évangile, les "pieds dans le plat" ? …

Autre incontournable document de cette seconde moitié du 1er siècle dont la rédaction se clôt sans doute à l'aube du second : le 4ème évangile.

A priori, on ne peut que s'étonner (voire, pour certains, se réjouir) de ce que, contrairement à ses trois prédécesseurs et à Paul, ce document ne rapporte rien du rituel sur le pain et le vin lors du dernier repas…

Il le remplace par l'épisode peut-être historique, mais inédit, et particulièrement significatif, du "lavement des pieds" (Jn 13, 1 à 16).

Malgré deux évocations du symbole de l' "agneau" (Jn 1, 29 ; 19, 36 - Ex 12, 46) cet ouvrage fait plutôt tout son possible, en général, pour esquiver toute interprétation "sacrificielle" de la mort de Jésus. Le "fil rouge" de cet "évangile", est en effet le thème (connu aussi des synoptiques) du "service". Le Jésus johannique est présenté comme venu "pour servir" les siens (Israël), les hommes, les disciples, le tout s'intégrant dans le "service" irréprochable de la Vérité, à savoir, Celui qui l'a "envoyé" et dont il est le Révélateur. Il donne sa vie, personne ne la lui prend (Jn 10, 18), pas même Dieu !

Dans cette perspective, en fait, le rédacteur ne nous propose-t-il pas tout simplement, à travers le lavement des pieds, une nouvelle version, non sacrificielle, du "vous ferez ceci en mémoire de moi" de la tradition ? : "Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné cet exemple pour que vous agissiez comme j'ai agi envers vous."

Plus on connaît cet évangile et l'esprit de sa rédaction, complexe, moins il est exclu que le rédacteur, au cœur de l'époque que nous venons d'évoquer longuement, réagisse déjà clairement contre un certain développement ritualiste, hiérarchique, idéalisant et "magique" du culte chrétien autour du "repas du Seigneur", sans vraie conscience du "don de sa vie" qui est requis du disciple pour être "dans" la vérité.

Mais alors, comment comprendre le "discours du pain de vie" où le Jésus johannique se propose carrément en "nourriture" et "boisson" ?

Quel pain, pour quelle Vie ?

"Je suis le pain de vie… Qui mangera ce pain vivra à jamais, et le pain que moi je donne, c'est ma chair pour la vie du monde… En vérité je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous." (Jn 6, 48-53)

Spontanément, le lecteur, ancien et moderne, aura tendance à entendre dans ce genre de propos prêtés à Jésus, l'ordre impératif de "prendre la Cène", comme écrivait Martin Luther. Il n'est pourtant pas certain du tout que l'auteur, ici, vise d'abord la pratique du rituel de "communion" évoqué dans les synoptiques.

En effet, ces propos prêtés à Jésus sont sans doute, comme toujours dans cette oeuvre très élaborée, à rapprocher, pour être bien compris, d'autres propos qui lui sont prêtés ailleurs dans l'évangile :

"J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas… Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son œuvre…" (Jn 4, 32 et 34)

"De même qu'envoyé par le Père qui est vivant, moi, je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra aussi par moi." (Jn 6, 57)

Il est impossible de savoir si oui ou non, et comment, on célébrait le "mémorial du Seigneur" dans les communautés johanniques. Mais en tout cas, il semble clair, à la lecture de ces textes, qu'au yeux de l'évangéliste, "manger la chair du Fils de l'homme et boire son sang", c'est agir comme lui, et ainsi, vivre de la même Vie qui coule en lui, celle du Dieu vivant.

Certes, le 4ème évangile peut en laisser plus d'un très perplexe quant à son interprétation de la personne de Jésus à travers le concept très hellénique du "Logos" éternel, fils unique de Dieu, descendu du ciel pour révéler son Père, "élevé" sur la croix, puis remonté au Père, mission accomplie. Mais ce texte, héritier de l'énigmatique "disciple bien-aimé", étonne souvent par quelque chose comme une intuition unique et subtile de ce qu'aurait pu être l'expérience "mystique" de Jésus dans sa relation aux hommes et au "divin". N'est-ce pas là qu'il peut rejoindre le mieux le "croyant" d'aujourd'hui…?

Une clé pour aujourd'hui et demain ?

Le vrai problème autour de la liturgie eucharistique est-il, aujourd'hui, seulement celui de sa fréquence, de la place qu'elle fait ou non à la Bible et à la prédication, de sa nécessité, ou non, pour une communion réelle des hommes en "Dieu" ?

N'est-ce pas plutôt celui de la pertinence de tous nos rituels, élaborés, comme nous venons de le voir, en un temps et des contextes vieux de 2000 ans ?

Leur charge symbolique originelle, puis toute celles qui s'y sont ajoutées au fil des années, voire des siècles, avec sans doute les meilleures intentions du monde, sont-elles encore seulement "parlantes" en ce début de 3ème millénaire sécularisé et mondialisé ? Pire : leur symbolique archaïque et parfois non dénuée d' "idéologies" variées, ne finit-elle pas par dire tout le contraire de ce qu'elle a prétendu signifier ?

La sécularisation a porté un coup fatal, sinon aux réalités spirituelles profondes que vivent les hommes, en tout cas aux représentations mentales anciennes véhiculées par notre discours et nos rites.

La mondialisation met notre "christianisme" au défi de s'exprimer dans mille langages nouveaux, qui lui permettent de rejoindre tout homme, tous les hommes, et tout l'Homme, là où, chacun, dans sa culture propre et son expérience propre, accède à la Transcendance qui nous unit tous.

Le "lavement des pieds" ne serait-il pas le seul vrai "sacrement" porteur de la Vérité incarnée en Jésus ? Le seul "culte" à un Dieu qui ne serait pas une idole ?

Alain Dupuis

(1) André Bardet : Le pain du Ciel dans le Christ Jésus. Labor et Fides (1994) (retour)
(2) Christian Grappe et Alfred Marx : Sacrifices scandaleux ? Sacrifices, humains, martyre, et mort du Christ - Labor et Fides (2008) (retour)
(3) F.Vouga, in : Introduction au Nouveau testament, dir. Daniel Marguerat. Labor et Fides (2008) (retour)
(4) Elian Cuvelier, in : Introduction au Nouveau testament, dir. Daniel Marguerat. Labor et Fides (2008) (retour)
31 mars 2010 3 31 /03 /mars /2010 02:06
John Shelby Spong Le sens de l'eucharistie.
Sur le site "Protestant dans la ville"- traduction Gilles Castelnau
John Shelby Spong
LPC n° 9 / 2010

Question :

Vous suggérez que "L'explication traditionnelle de l'eucharistie doit être révisée." J'ai regardé les prières eucharistiques de plusieurs Églises et j'ai trouvé qu'elles étaient toutes centrées sur la mort sacrificielle du Christ.

Connaissez-vous une prière eucharistique plus libérale ? En avez-vous écrite une vous-même ?

Réponse :

J'ai, personnellement, connu un bon nombre de prières eucharistiques qui étaient tout à fait des négations de la pensée sacrificielle. L'Église progresse certainement dans cette direction. Je n'ai jamais essayé d'en écrire une moi-même, car je ne crois pas être doué pour la liturgie.

Je suis convaincu que la théorie de l'Évolution de Darwin obligera bien finalement l'Église à réformer sa manière de parler de Dieu, de Jésus, du salut et de la vie humaine. Lorsque cette nouvelle manière de voir naîtra dans la conscience chrétienne, elle provoquera une réformation si radicale que, par comparaison, la Réforme du 16ème siècle semblera un aimable thé de dames.

Il faudra d'abord reconnaître que nous ne sommes pas capables de définir Dieu. Nous pouvons seulement prendre conscience de la transcendance, avec émerveillement et saisissement. Lorsqu'on parle de Dieu, on ne parle pas d'un être extérieur mais d'une perception humaine et il est naturel que l'image de Dieu change par conséquent constamment.

Lorsqu'on parle de la vie humaine, on ne parle pas d'un pécheur déchu mais d'une créature qui n'a pas terminé son évolution, qui prend conscience d'elle-même et qui a besoin d'être dynamisée afin de parvenir à sa plénitude ; ce qui est plus que d'être focalisé vers une survie dans l'au-delà.

Jésus n'est pas un sauveur qui arrive de l'extérieur pour nous sauver. Il est une vie dans laquelle la transcendance a fait irruption dans l'histoire, et par laquelle elle nous atteint aussi. Jésus ne nous sauve pas de la Chute (qui n'a d'ailleurs jamais eu lieu). Il ne nous rétablit pas dans un état qui n'a jamais été celui de l'humanité.

Il nous rend capables d'être plus profondément et plus pleinement humains, d'atteindre à des niveaux de conscience plus élevés où nous découvrons finalement que nous vivons en Dieu et que Dieu vit en nous.

L'eucharistie devient alors une célébration de ce que nous sommes et un appel à marcher plus profondément dans le sens de l'humanité.

Il me semble que nous parvenons maintenant à un siècle qui sera le plus passionnant de toute l'histoire de l'Église. Ce que nous appelons "religion" va disparaître en grande partie et un renouveau va naître. Je me réjouis de connaître ce big bang. Évidemment un gros travail est devant nous mais, dans cette nouvelle création, nous découvrirons de plus près la présence de Dieu - non pas comme un Être demeurant là-haut dans le ciel mais comme une présence qui se manifeste dans nos cœurs.

Réfléchissez à cela lors de votre prochaine eucharistie.

John Shelby Spong