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1 juillet 2014 2 01 /07 /juillet /2014 17:26
Christiane Janssens-Van den MeersschautEuaggelion ! Bonne Nouvelle !
Christiane Janssens-Van den Meersschaut
LPC n° 26 / 2014

Euaggelion ! Bonne Nouvelle !

C’est le cri de joie, racontent certains historiens, qu’entendait le guetteur grec du haut de l’enceinte protégeant sa ville. A l’époque, une stratégie consistait à sortir des murs pour aller au-devant de l’ennemi afin d’épargner la ville et ses habitants. Le combat se faisait alors à l’extérieur et les perdants du combat s’en retournaient chez eux, sans avoir mis la cité à feu et à sang.

Nous pouvons aisément nous imaginer la joie du messager chargé de courir annoncer la victoire au peuple qui attendait, avec angoisse et la peur au ventre, l’issue de la bataille.

Euaggelion ! Euaggelion ! criait-il. Avec la même joie, le guetteur se tournant vers l’intérieur criait à son tour : Euaggelion ! Euaggelion! Euaggelion! Et les gens massés au pied de l’enceinte couraient à toute vitesse vers les maisons les plus reculées pour répercuter ce cri de joie ; Euaggelion ! Bonne nouvelle ! C’était une nouvelle qui mettait le cœur en joie parce qu’elle était promesse de vie. Ah ! Qu’elle est bonne cette nouvelle-là !

C’est le terme " Euaggelion", que vont choisir les amis de Jésus pour titre de leurs écrits. Il faut croire que leur rencontre avec Jésus, l’écoute de son message, l’observation de ses actes fut pour eux la promesse joyeuse d’une possibilité de vie toute autre. C’est pour cela qu’à leur tour, ils veulent annoncer comme une bonne nouvelle le Royaume que Jésus avait inauguré, en prenant pour ce faire des distances indéniables avec le Temple et les docteurs de la Loi. Un Royaume selon le Dieu d’Amour auquel Jésus croyait. Dans ce Royaume il n’y a pas de place pour des clivages entre purs et impurs, les femmes sont respectées, juifs et non juifs peuvent se côtoyer, malades et pécheurs sont toujours accueillis…. Un Royaume où l’esprit d’amour prend le pas sur les rites et le formalisme, où le partage, la justice et la compassion sont les valeurs essentielles. La vie de Jésus avait montré que c’était possible et cela était apparu comme une bonne nouvelle, une promesse de vie harmonieuse et possible pour tous les hommes de bonne volonté quelles que soient leurs origines.

C’est, cette vie nouvelle qu’ils ont voulu transmettre à leurs disciples. Cependant, voulant convaincre leur entourage de rejoindre leur communauté et d’y rester, ils n’ont évidemment pas hésité à amplifier les évènements, à les enjoliver, à y ajouter des couplets selon leur propre ressenti et leur vécu. Ne faisons-nous pas de même lorsqu’il s’agit de raconter à d’autres les évènements de la vie de ceux que nous aimons ?

Depuis notre plus tendre enfance, lors d’une lecture de l’évangile, nous entendons "Bonne Nouvelle de Jésus-Christ". Recevons-nous vraiment ces textes comme une bonne nouvelle ? Cette "Bonne Nouvelle de Jésus-Christ" nous met-elle vraiment le cœur en joie ? Ressentons-nous la joie intense de ces villageois grecs auxquels un messager venait annoncer la bonne nouvelle d’une promesse de vie ? Certains d’entre nous répondrons : sans doute, certainement, oui parfois…, mais il faut bien constater qu’un grand nombre de visages restent moroses après la lecture de l’évangile lors des assemblées dominicales ou d’autres rassemblements chrétiens. Peu de visages irradient de joie !

L’enseignement religieux qu’a reçu la plupart des gens de ma génération était transmis comme une suite de préceptes, de dogmes, d’obligations, de sacrifices, … Une religion rituelle nous était imposée plutôt qu’un chemin de vie et de conversion de cœur. Ce n’était pas ressenti comme une bonne nouvelle mettant le cœur en joie mais, pour beaucoup d’entre nous, comme un carcan culpabilisant et infantilisant!

Les évangiles ont été écrits voilà près de 2000 ans pour des communautés bien précises, par des écrivains monothéistes résidant au milieu de peuples polythéistes vivant de récits mythologiques, merveilleux, miraculeux qui influenceront très fortement leur style d’écriture. De plus, ces auteurs ne pouvaient concevoir un monde sans dieux et leur dieu devait être plus fort, plus puissant que ceux des autres. Ce devait être le Seul Vrai Dieu.

Ces textes nous ont été présentés selon une lecture littérale et fondamentaliste. Il était surtout important pour les prêtres, religieuses et enseignants, dont je ne conteste pas la sincérité, de nous montrer la "Toute- Puissance de Dieu" à travers Jésus, dont il nous fallait partager les souffrances, le rejet dont il fut victime, sa passion et sa mort ignominieuse. Et tout ça, nous disait-on, par la volonté d’un Dieu "dit d’Amour", pour sauver les hommes du péché originel ! Péché originel issu d’un récit mythique comme nous le savons très bien aujourd’hui. Cette construction théologique d’un Jésus venu sur terre et devant mourir sur la croix pour sauver l’homme du péché originel ne tient plus la route ! Le message transmis par l’Eglise était et est encore bien trop souvent morbide, empreint de dolorisme plutôt que de Bonne Nouvelle. En devenant adulte dans la foi, cela ne peut que nous désenchanter !

Nous annoncer une bonne nouvelle aurait été, non pas, de gonfler à l’excès la toute- puissance de Dieu et de Jésus, mais bien de nous montrer par une lecture symbolique qu’à notre tour, pour que vive le royaume prôné par Jésus, nous pourrions nous aussi multiplier les pains, apaiser les tempêtes, repêcher ceux qui se noient, relever ceux qui n’ont plus le goût de vivre… Nous montrer un Jésus révélant aux hommes que, comme lui, ils sont capables de construire un monde meilleur.

Une foi adulte ne peut plus accepter la toute- puissance d’un Dieu d’Amour qui serait interventionniste. L’enfance battue, les femmes violées, la famine, la guerre…. nous savons bien que c’est l’œuvre de l’homme et "la toute- puissance de Dieu" n’y change rien. Il n’est pas un marionnettiste qui tire les ficelles. De nombreuses biographies ou témoignages de victimes de la cruauté des hommes, nous parlent de leurs prières désespérées et pleines de confiance adressées à ce Dieu d’Amour qui cependant n’est jamais intervenu. Comment pouvons-nous défier un Dieu d’Amour en le priant de choisir de sauver l’un de ses enfants (moi), alors que des milliers d’autres vivent les mêmes souffrances ? Et peut-on croire à l’Amour d’un "Père Idéal", le Dieu dont nous parle Jésus, qui choisirait de sauver l’un de ses enfants en abandonnant les autres à leur triste sort ?

Nous annoncer une bonne nouvelle aurait été, non pas, de commémorer sans cesse les souffrances et la mort de Jésus, mais bien de fêter tous ses actes et ses paroles qui étaient des actes de promesse de vie. La promesse d’un monde plus humain, d’un jour qui sera, si nous y adhérons, si nous y croyons ! Lorsque nous pensons aux défunts aimés de notre famille, nous aimons garder dans le cœur les moments heureux vécus ensemble plutôt que leur agonie et leurs souffrances. Nous exposons chez nous, non pas une photo d’eux sur leur lit de mort, mais bien un portrait les montrant souriants et pleins de vie. Pourquoi ne pas en faire autant avec Jésus ?

Pour retrouver un goût de joie à la lecture de ces textes, il nous faut aujourd’hui absolument les relire à la lumière des acquis de l’exégèse contemporaine, des découvertes scientifiques, cosmologiques, archéologiques, linguistiques.

Pour retrouver un goût de joie à la lecture de ces textes, il est nécessaire d’utiliser notre raison et de quitter cette foi enfantine où nous aimions que Jésus nous soit présenté comme Le Grand Superman qui peut tout faire, même marcher sur l’eau! Si cette puissance est sans doute rassurante pour un enfant, est-ce pour autant une bonne nouvelle ? Une promesse de vie ? A quoi cela sert-il à l’homme aujourd’hui, que Jésus ait marché sur l’eau, il y a des milliers d’années ? Cela a- t-il amélioré notre vie? Cela a-t-il rendu le monde meilleur ? Est-ce que nous pouvons marcher sur l’eau ? Toute lecture littérale reste d’une affligeante pauvreté spirituelle ! Pourquoi Jésus aurait-il fait des choses que nous ne pouvons pas faire, alors qu’il nous demande de suivre son exemple, pour continuer à notre tour le développement du Royaume ?

Si nous relisons ce texte avec d’autres chercheurs de sens, mais cette fois de façon symbolique, nous pourrons y découvrir que, d’une rive à l’autre de notre vie, celle de la naissance à celle de la mort, nous risquerons sans doute bien des fois la noyade, submergés par des événements mortifères ; maladie , deuil, chômage, divorce, violence, guerre, famine, … ; mais que, dans cette nouvelle vie inaugurée par Jésus, nous pouvons appeler au secours, tendre la main et que nous y trouverons des oreilles qui entendent, des yeux qui voient, des mains venir vers nous pour prendre la nôtre et nous relever.

Savoir que, tour à tour, si nous pouvons être celui qui appelle au secours, nous pouvons aussi être celui qui a des oreilles, des yeux, des mains ouvertes à l’autre, le relevant, lui apportant aide et réconfort. C’est cela vivre le royaume. Savoir que c’est possible, en faire de fugitives expériences, cela met le cœur en joie. C’est une très bonne nouvelle, une promesse de vie, une possibilité de résurrection, une avancée du Royaume inauguré par Jésus. A nous de jouer….même si c’est difficile !

Lorsque nous demandions à nos enseignants, une explication sur un passage de la Bible que nous ne comprenions pas, combien de fois avons-nous entendu la réponse : C’est un mystère, à votre mort vous comprendrez ! N’est-on pas là hors du sens de l’évangile, de la bonne nouvelle ? Ne vivons plus dans l’obscurité et si certains récits de l’évangile n’ont plus de saveur pour nous, prenons la peine de les redécouvrir en les décodant avec d’autres. Ils deviendront une parole qui nous relève, qui nous pousse à vivre à la façon de Jésus, à travailler à plus d’humanité dans le monde, construisant ainsi le Royaume dont il nous parle. Quelle joie alors de pouvoir retirer d’un texte quelque chose de concret pour notre vie, ici et maintenant !

Osez croire à ce Royaume, c’est l’enchantement de l’Evangile. C’est la Bonne nouvelle !

José Reding dans son livre "Lueurs d’aurores. Quelques clés pour que chantent en nos cœurs les Ecritures" (Feuilles Familiales 1999) nous propose une méthode de lecture d’interprétation, que j’ai expérimentée avec bonheur lors de diverses formations, et que je voudrais vous partager en le citant librement.

Il s’agit d’une méthode en trois temps :

La première étape : l’étape de la "corbeille". Elle donne à chaque participant le droit d’oser refuser, d’oser renvoyer, parfois avec violence, des expressions ou même des récits. Etape respectueuse. Etape qui veut entendre l’écho premier que fait une parole en nous. Si l’écho nous blesse, notons les sur notre feuille, exprimons notre rejet. Ne travaillons jamais sur une Bible reliée. Le parfum d’un livre vénérable en impose tandis que le "sans odeur" d’une feuille photocopiée permet l’exercice de la poubelle. Une étape qui vise à prendre soin de la parole propre de chacun.

La deuxième étape : l’étape de l’étude austère. L’étape de l’attention au texte. Une découverte de sens qui ne se fait qu’en faisant place au sens que découvre l’autre, les autres. Une écoute attentive des mots, un recours aux méthodes historiques ou littéraires. Une étape qui peut être inspirée par la très ancienne lecture juive porteuse des reflets contraires ou contradictoires du texte ou par des approches nouvelles, notamment sociologiques et psychanalytiques. C’est le temps de l’appel aux exégètes contemporains. Un moment où les cœurs et les esprits se préparent à des surprises. Où la parole se brise en divers sens et sort des enfermements. C’est le temps de l’écoute de divers "autres" : l’autre dans le texte, l’autre dans le temps, l’autre différent de moi.

La troisième étape : l’étape de l’arrangement nouveau sur l’étagère. Chacun est invité, au vu, ou à l’insu des autres membres du groupe, à disposer en bouquet les significations nouvelles qu’il a entrevues. A les disposer à partir de l’impression d’insurrection printanière qu’il a pu connaître. L’impression de commencement joyeux. La règle suivie ici est simple. Nous sommes "hors Evangile" si nous ne vivons pas un événement qui a saveur de joie, de bonheur [eu] et de neuf [aggelion]. A ce moment de la démarche, certains participants commencent ce troisième temps en "faisant les corbeilles", retournant chercher, qui un verset, qui une expression, qu’au départ il avait rejeté.

Cette méthode nous éloignera sans nul doute des "vérités" religieuses et des dogmes, nous éclairera sur nos possibilités et celle des autres, nous apportera le bonheur de chercher du sens avec d’autres pour éclairer nos vies.

Christiane Janssens-Van den Meersschaut

1 janvier 2014 3 01 /01 /janvier /2014 16:56
Christian Biseau Pyramide des âges. "Réflexions sur la transmission".
Christian Biseau
LPC n° 24 / 2013

Quelques constats.....

Un groupe de chrétiens 'en marge', constitué, comme bien d'autres, dans les années 70.... : réflexion, partage d'engagements sociaux, syndicaux, politiques, liturgies plus ou moins sauvages...une sorte de communauté de base, l'ambition de faire exister une autre forme d'Eglise.

Le groupe existe toujours, il est fait d'une grande confiance entre les membres, d'une vraie liberté de parole, d'un partage qui nourrit chacun.

Mais... les participants ont maintenant 40 ans de plus, ils sont en retraite (en pension, dit-on, je crois, en Belgique), grands-parents pour la plupart. Le groupe ne s'est guère renouvelé, et l'on voit de moins en moins comment des 'jeunes' pourraient s'y adjoindre. Et cela, malgré un désir sincère de renouvellement et rajeunissement. Et malgré un grand attachement à la qualité de ce qui se vit dans le groupe. Quel avenir ???

Autre exemple : conférence d'un théologien de renom. Un homme d'une immense culture, d'une intelligence pleine de finesse et d'humour...de ces personnes qui, lorsqu'on les quitte, vous donnent l'impression d'être devenus plus intelligents, d'avoir mieux compris certaines des mutations qui travaillent notre société en profondeur, d'avoir retrouvé le goût d'interroger sans tabou notre héritage chrétien et la façon dont, à travers les âges et les cultures, il s'est exprimé.

Conférence passionnante. Et pourtant, quand on regardait la salle, peu fournie, le cœur ne pouvait que se serrer au spectacle de ces têtes presque toutes blanches.

Sans doute, chacun pourrait relater bien des exemples semblables.

Pas de relève à l'horizon...

Qui n'a été témoin de regrets, souvent poignants, sur 'la relève' qui ne vient jamais... mélange de découragement un brin désabusé, et de reproches sous-entendus (Mais pourquoi les plus jeunes ne se bougent-ils pas ??? Qu'attendent-ils pour mettre leurs pas dans les nôtres ???).

C'est une banalité de noter que les jeunes empruntent d'autres chemins que leurs aînés.

Ils ne sont généralement pas hostiles aux préoccupations 'religieuses' de ceux-ci. Il arrive même qu'ils expriment une curiosité bienveillante ("C'est quoi, l'Ascension, ou la Pentecôte ? "). Pas hostiles, mais étrangers.

Telle cette jeune fille ouverte, intelligente, contemplant la magnifique mosaïque d'une église italienne. Mosaïque racontant la Genèse. Et elle, admirative, mais interrogative, totalement incapable de dire de quoi il s'agissait.

De tels exemples n'existent-ils pas autour de nous, au sein de nos propres familles ?

Des exemples montrant combien ces jeunes sont tranquillement étrangers au 'monde de la religion'.

Sans aucun doute, beaucoup de souffrance dans ces constatations...

Ce constat n'est pas une nouveauté; bien des études y ont été consacrées. Mais il pose question.

D'abord parce que, derrière ce constat, se cache souvent une grande souffrance.

Souffrance faite d'incompréhension : comment se fait-il qu'un tel abîme nous sépare de ces jeunes qui mettent allègrement la réincarnation sur le même pied que la résurrection...etc...etc....

Et pourtant, ce sont nos enfants, à nous qui avons reçu une éducation chrétienne, voire une formation théologique, qui avons été émerveillés par le Concile, qui avons participé à tant de groupes, de remises en question, de recherches.

Souffrance faite aussi de culpabilité : c'est vrai, nous n'avons pas transmis. Nous n'avons pas su, ou pas pu. Et il y a une grande douleur à constater que ce que nous n'avons pas transmis, c'est justement ce qui est le plus important pour nous, ce quelque chose où plonge le meilleur de nos racines, et qui nous fait vivre. Constat de faillite, immense.

Et ne nous arrive-t-il pas d'entendre ce reproche, terrible, même quand il est formulé aimablement : "Vous voyez bien que ce qui vous préoccupe n'est pas si important que ça, puisque vous n'avez pas jugé utile de nous mettre dans la confidence... "

On se doute bien que la souffrance n'est pas absente non plus des jeunes générations, même quand les apparences semblent faites d'insouciance : pas si facile de naviguer hors-piste, comme suspendu dans le vide.

Impossible transmission ?....

C'est vrai, nous n'avons pas transmis. Et il est bien possible que nous ayons manqué d'audace inventive, ou tout simplement de courage pour ramer à contre-courant de l'air du temps.

Mais quand nous regardons nos enfants, nous savons qu'il ne peut être question d'aucune espèce de retour en arrière, cela n'a pas de sens pour eux. L'héritage chrétien qui nous a fait vivre n'a plus de consistance pour nombre d'entre eux. C'est ainsi.

Mais......

Mais n'en est-il pas de même pour nous ? Notre chemin ne nous a-t-il pas conduits au même point ?

N'avons-nous pas pris, nous aussi, d'immenses distances par rapport à l'héritage que nous avons reçu ?

Rappelons-nous : tout a commencé par une adhésion limpide à tout, ou presque. Puis, pour beaucoup d'entre nous, était venu le temps de l'engagement, sous une forme ou une autre, souvent dans une mouvance d'Eglise. Le Concile aidant, nous avons rêvé d'une Eglise "servante et pauvre". Nous avons milité en ce sens. Et, petit à petit, de plus en plus, nous nous sommes heurtés à des rigidités de plus en plus difficiles à supporter, dans le domaine de la morale, dans la façon dont l'Institution exerce et sacralise le pouvoir etc....

Et puis le langage de l'Eglise, par exemple celui de la liturgie, nous est devenu de plus en plus étranger. Et étranges, des mots comme 'Dieu tout-puissant', 'Salut', 'Fils de Dieu' etc......

Nombre d'affirmations péremptoires de jadis sont apparues bien dérisoires et nombre d'évidences d'autrefois se sont révélées bien fragiles....

Et nous en sommes même venus à nous demander quel sens peut bien avoir de s'adresser à 'Dieu' comme à une personne.

Comment donc pourrait-on transmettre un héritage si, dans le même temps, on est occupé à douloureusement en déconstruire une grande part ?

Que faire ?....

Voilà donc que, après avoir beaucoup erré, essayé nombre de nouvelles pistes, parfois hasardeuses, nous être fourvoyés dans bien des impasses, nous nous retrouvons démunis, sans bagages. Si pauvres devant les questions de nos enfants et petits-enfants, reconnaissant qu'elles sont aussi les nôtres.

Pendant que nous étions occupés à nous désembourber, eux, ils étaient là, sur le sable sec. Pourquoi devraient-ils emprunter le même itinéraire ?

Pourquoi auraient-ils à suivre nos pas, puisque leur point de départ est tout autre et leur route si différente ?

Et donc pourquoi chercherions-nous à être leurs guides ?

Chacun son chemin. Chacun sa tâche.

La nôtre est de continuer - joyeusement si nous pouvons - à nous affranchir des malentendus hérités du passé.

Garder la mémoire vive de notre immense héritage chrétien, mais le revisiter. Non pas l'édulcorer, n'en garder que ce qui nous plaît, mais déblayer pour qu'il puisse faire sens, d'abord pour nous, et ensuite pour nos contemporains.

Comprendre que la fidélité à laquelle il nous invite est d'abord faite de liberté.

Continuer l'immense déplacement auquel nous nous sommes attelés. Poursuivre notre transhumance intérieure.

Chercher d’autres mots, et surtout d’autres façons de comprendre les choses, de les dire, de les éprouver dans notre chair…

Tout simplement être nous-mêmes, blessés de notre incapacité à partager ce qui nous fait vivre, mais conscients et heureux de ce que nous avons découvert en chemin, à savoir que les mots de l'Evangile vivent dans les douleurs, les solidarités et les émerveillements des hommes et des femmes de notre temps.

Poursuivre notre quête de plus d'humanité, quête ouverte, fragile, incertaine, mais confiante.

Acculés à la discrétion.

Nous n'avons pas transmis, c'est vrai.

Et alors ? De quoi avons-nous peur ?

Pourquoi devrions-nous regretter d'être acculés à une certaine discrétion ?

Ne sommes-nous pas convaincus que ce qui se cherche dans l'humanité est plus décisif que ce qui s'accomplit dans les structures des religions ? Et que l'Evangile appelle chacun à accéder au plus humain de lui-même ?

Et ne sommes-nous pas les héritiers d'un 'Dieu' ayant fait le choix du silence, s'effaçant volontairement pour que puissent s'ouvrir nos chemins à nous et ceux de nos enfants, émerger notre parole à nous, et la leur ?

Ainsi, le paradoxe de notre héritage, c'est précisément qu'il invite à la discrétion, pour que l'autre trouve tout son espace.

Que les paroles tombant d'en haut s'effacent donc pour que vive un vrai partage d'humanité !

Vers une nouvelle aurore ?

A l'heure de l'impressionnante mutation (de société, de culture...) qui se déploie aujourd'hui, il y a bien quelque chose qui inexorablement finit : le monde 'religieux' que nous avons connu.

Mais n'y a-t-il pas en même temps quelque chose qui s'annonce, même si nous ne pouvons encore en préciser les contours ?

Les 'anciennes' générations peuvent connaître l'usure des trop longues marches et l'envie un peu honteuse de baisser les bras.

Les plus jeunes, eux - du moins ceux qui ne se contentent pas de rêver à un retour au passé - n'échapperont peut-être pas au risque de croire qu'il leur faut tout réinventer.

Sans doute vont-ils se tromper souvent. Comme nous.

Mais ne doutons pas qu'ils vont explorer des contrées où nous ne nous sommes pas aventurés.

Bonheur si notre fidélité – souvent quelque peu claudicante - à notre histoire est pour quelque chose dans leur goût de vivre la rude et magnifique condition d'humain.

Joie de les voir aller de l'avant, à leur manière, tracer des voies nouvelles et vouloir changer le monde en commençant par changer la vie autour d'eux.

Attente du jour où leur intelligence et leur générosité leur permettront, le moment venu, de s'emparer à leur façon de l' "héritage". D'une manière toute neuve, en tout cas différente de la nôtre.

A nous, maintenant, de nous mettre à leur écoute attentive, à la fois admirative et critique, d'entendre ce que eux, ils ont à nous dire, de nous laisser surprendre par les trésors dont eux sont porteurs.

La vraie question.

"On ne transmet que ce dont on est habité", aimait dire Sulivan.

La transmission n'est que bien accessoirement affaire de modalités, de technique, de communication.

Et à quoi servirait de ne transmettre que de la critique, aussi salutaire soit-elle, ou que de la déconstruction, pourtant nécessaire, des représentations plus ou moins imaginaires qui nous ont accompagnés ?

Nous avons vu les mots se dérober, se faire murmures, de peur de violenter la liberté de l'autre, et balbutiements devant les 'pourquoi ?' de la vie, les incertitudes du monde, le mystère toujours insaisissable de Dieu.

Mais comment les mots pourraient-ils venir si l'immense promesse de proximité offerte par l'Evangile s'est pour nous vidée de sa chair ?

Oui, la question est bien là, incontournable, têtue : de quoi sommes-nous habités ?

Christian Biseau

"Ne désirez pas faire changer d'idées, ni convertir, quiconque. Soyez ce que vous êtes, et l'autre, peut-être, sera conduit à devenir ce qu'il est."

(Sulivan)

1 janvier 2014 3 01 /01 /janvier /2014 16:36
Eloge de l'incertitude. - Joseph Piegay - Les Presses du Midi 2012 Eloge de l'incertitude.
Joseph Piégay
LPC n° 24 / 2013

"Je crie vers toi, et tu ne réponds pas. J’attendais la lumière, voici l’obscurité…J’ai dit mon dernier mot, à Dieu de me répondre !... Je lui rendrai compte de tous mes pas et je m ‘avancerai vers lui comme un prince." Job : ch.30, v.20 – ch31, v. 35, 37

" S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible puisque, n’ayant ni parties, ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes incapables de savoir ni ce qu’il est, ni s’il est"

Blaise Pascal.

En écho, le silence (1)

Dieu, son absence constatée, est la seule réponse à nos questions et à nos prières. Quoi qu’on pense de sa réalité et des hypothèses sur lui, on ne peut exclure à priori son existence. Mais tout en respectant la foi des croyants, il me semble qu’il convient aussi de respecter l’infinie discrétion évidente de celui qu’on appelle Dieu, au point que personne ne peut dire qu’il le connaît et s’il existe. Il est discret avec nous, soyons discrets à propos de lui, ce qu’on n’a guère été aux cours des âges. On le fait beaucoup parler encore à notre époque, on croirait qu’il a beaucoup de confidents.

[…] Cependant, à part quelques-uns abusés par leurs sens ou leurs impressions, à la plupart des personnes aucun Dieu ne parle, plus silencieux encore que la brise légère évoquée par la Bible dans un très beau texte. Le silence de Dieu convient bien à cette croyance obstinée, tranquille et pas sûre d’elle de la masse des humains, un peu partout dans le monde.

On a décelé avant même ce vingt et unième siècle comme une pensée diffuse qui voulait dire : Laissez Dieu tranquille et laissez-nous tranquilles avec ce mélange religieux que vous agitez depuis si longtemps. Désormais il va être nécessaire, me semble-t-il, d’avoir le courage de ses incertitudes et de quitter le jargon du prêt-à-porter des religions qu’on fait encore semblant de respecter. Faisons, pour un temps au moins, une sorte de trêve à propos de Dieu, parlons-en moins facilement.

Si quelque Dieu existe, quel qu’il soit et de quelque façon, il ne saurait dans son silence s’offusquer de notre réserve à son égard.

Le respect des croyances et des incertitudes

Croyance vague

Elle semble la plus répandue des formes de croyance et est très respectable, car elle est aussi la plus respectueuse de la divinité - improbable ou incertaine, c’est selon chacun - vers laquelle on se tourne. Les religions n’ont guère supporté que la croyance reste ainsi sans contours, dans la brume de l’incertitude. Alors elles ont construit des mythologies, déduit des doctrines, créé des cultes, démolissant les structures équivalentes élaborées par celui d’à-côté. […]

Mais la croyance vague survit à tous ces enchaînements, elle est la seule chance de fraternité quand des humains se rencontrent issus de traditions différentes, étrangères ou ennemies les unes aux autres. L’incertitude ou l’apaisement doctrinal est le seul chemin où l’on puisse se croiser sans se détruire dans un affrontement. Il y a bien assez des habitudes prises, des langues incomprises, des traditions immémoriales, des possessions bien gardées, pour parvenir à ce que les humains s’ignorent, se mesurent, se battent. Faut-il encore y ajouter cette différence absolue qu’est chaque conviction religieuse particulière ?

Alors que la croyance pourrait être le vrai lieu de la rencontre des esprits, sans exclusive, sans rejets, sans méprises parce qu’elle serait d’abord désir de fraternité, geste d’hospitalité, partage du pain sans complication, secours à qui n’ose tendre la main. […]

Voici au contraire que les religions, les plus précises dans leurs rites, traditions et règles de vie étant les plus redoutables, au lieu d’établir des passerelles noient dans le flot de leurs détails pratiques ou doctrinaux la généralité ouverte des croyances natives ou spontanées.

J’aime la croyance vague car elle est prête pour accueillir tout ce qui rassemble les humains ; elle les réunit dans le respect de l’inconnu que beaucoup révèrent dans la discrétion de leurs pensées. […]

L’incertitude accompagne cette croyance vague et elle y ajoute d’être une école exigeante de maintien intellectuel et moral. Je comprends que beaucoup de mes contemporains, comme beaucoup d’anciens autrefois, préfèrent se rattacher à la vague croyance en une divinité qu’on ne saurait préciser sans lui faire l’injure de se l’approprier. Mieux vaut finalement le flou des convictions qu’une foi trop certaine ciselée dans le bronze des doctrines. La croyance vague exprime l’incertitude des gens simples. Si Dieu existe, il se retrouve à coup sûr plus à l’aise dans le vaste domaine des très vagues croyances.

Simplement agnostique ?

Agnostique, ce mot grec, désigne l’attitude de celui qui sait bien qu’il ne sait pas tout et pas grand-chose de Dieu. Les agnostiques se trouvent souvent dans une position mal assise entre les tenants des vérités, des certitudes, des révélations qui les entourent. Si l’agnostique est confronté à des croyants si sûrs de leur foi, il l’est aussi à la tranquille certitude des incroyants.

Je pense qu’il faut poser désormais notre inconnaissance non plus comme un vide vertigineux mais comme une attitude positive, cohérente, fixée sur l’horizon humain qui nous est le seul accessible, et encore si peu.

Les religions rituelles et très organisées sont mortes mais elles ne le savent pas, comme des fleurs dans un vase, coupées de leur terreau originel.

Ce qui les nourrissait c’était la situation de l’homme écrasé, menacé à tout instant par les forces de la nature, dominé par un monde immense et inconnu de lui ; il venait de prendre peu à peu conscience de sa différence d’avec les autres animaux, les plantes et tout le gigantisme minéral. Et lui, au milieu, soulevé de mille impulsions.

Les religions et les sectes sont nées inévitablement sur cet environnement de peur initiale et d’ignorance insurmontable. Mais leurs maîtres, mages et prêtres, ont fini par se servir de cette soumission spontanée à l’inconnu pour tenter de l’investir et de s’imposer comme les interprètes de la Toute-Puissance divine.

Peut-être l’agnosticisme est-il devenu de nos jours, appuyé sur la connaissance scientifique et la capacité technique, la seule attitude digne de l’homme, respectant sa personne, lui donnant la force de rester à sa place, sans se bercer d’illusions ni s’assouvir de haine. Car il y a plus d’humanité, plus de force d’âme dans l’ignorance reconnue que dans la foi inconditionnelle, plus de dignité dans la réserve que dans la certitude à priori. Certains se diront agnostiques chrétiens car il faut savoir où sont ses racines. Ou bien agnostiques juifs, plus prudemment agnostiques musulmans.

L’athéisme par contre peut devenir obsolète, provenant du même besoin de certitude à tout prix et a contrario, qui a constitué le socle des religions.

Il y a plus d’incroyants aux religions qu’à l’égard de la possibilité de Dieu. Quand on sait ce qu’il n’a plus à être : ni Grand Manitou manipulateur, ni Arbitraire Tout-Puissant, on a moins besoin de le refuser ou, attitude vaine, de le combattre. La réserve suffit et demeure normale, raisonnable. Il devient simple et habituel d’être un agnostique, celui qui a le droit de vivre sans toujours chercher à deviner s’il y a quelqu’un derrière la porte. Ce n’est pas respecter Dieu que de se courber devant celui qu’on croit qu’il est. S’il est, Dieu ne peut aimer que l’homme réservé face à lui, insaisissable ; il n’y a là aucun orgueil mais simple dignité.

La foi, elle-même, déborde d’incertitude

S’il est une chose devenue évidente pour beaucoup, c’est bien la non-présence sensible de quelque Dieu que ce soit. Ce qui ne va pas, on l’a vu, jusqu’à nier sa possible mais inconnaissable existence.

[…] De nos jours, c’est jusqu’à la foi du croyant qui est souvent bourrée d’incertitude, autant qu’elle l’était auparavant de certitude […] L’incertitude s’installe de plus en plus chez celui qui a la "foi", tout autant que chez l’ "incroyant" ; à plus forte raison l’incertitude règne chez celui qui choisit de rester dans une expectative, refusant aussi bien l’adhésion de la foi que l’athéisme trop sûr de lui. L’homme d’aujourd’hui, quelles que soient ses convictions personnelles affirmées, installe souvent son existence quotidienne dans une incertitude inéluctable et finalement sereine […]

L’athée, s’il n’est pas lui-même trop endoctriné, admet souvent pouvoir être agnostique.

Le croyant fait un choix personnel guidé peut-être par sa raison, sa tradition ou son cœur. Mais même lui reste, de nos jours, souvent habité d’une calme incertitude ou d’une inquiète certitude et peut rester proche de ceux qui n’ont pas la foi. Le croyant a "une foi qui a besoin d’être ébranlée par le doute" disait Noël Copin. Mais le doute est d’abord une inquiétude, le doute c’est encore la foi qui joue à se faire peur. L’incertitude, elle, par son refus d’opter, engendre une force intérieure […]

Une heureuse et tonique incertitude

L’incertitude semble être l’attitude humaine la plus positive, la plus modératrice, la plus saine et la plus performante dans le déroulement de l’existence.[…] Ne rien nier des contraintes de la vie, ne rien imaginer comme compensation aux souffrances, ne pas s’évader en ignorant la douleur et les malheurs des autres. Etre dans l’expectative, n’ignorant rien du mal qui existe, n’idéalisant rien d’un avenir de toute façon inconnu. Etre sans angoisse bien que n’étant sûr de rien, sans anticipation sinon pour imaginer ce qu’on veut, sans haine car il n’y a rien, ou si peu, ni personne à haïr.

Rester dans l’incertitude c’est vivre et attendre dignement, prêt pour Dieu comme pour la simple fin de soi. L’incertitude engendre la paix et la sérénité venues de la cohérence de notre raison avec notre conscience et, autant que possible, avec notre conduite. Le calme ainsi établi est la seule récompense dont on soit sûr, il faut être prêt à s’en contenter. […]

Dieu s’il existe de quelque manière que ce soit, nous le rencontrerons debout comme il convient et non pas à genoux, si puissant soit-il ; pour le moment nous demeurons face à sa possible existence dans une heureuse incertitude forte et estimable.

Et même si notre incertitude est pour certains une attente, une expectative teintée d’espérance, elle est toujours curieuse, active, dynamique, mais ni craintive, ni frissonnante.

Dans l’incertitude on n’attend pas à un carrefour, on n’attend pas le regard fixé vers un but lointain ou proche, car on ne sait pas si quelqu’un va venir à notre rencontre. Alors on choisit une route, un comportement, à partir des indications données par la conscience, dans les conditions imposées par l’existence […] Notre attitude spirituelle c’est de garder disponible en soi un espace, une capacité pour ce qui adviendra peut-être ou peut-être pas, après la mort et déjà avant. Et cela, en restant toujours accompagné par une conscience morale qui nous a définitivement arrachés à la vie sauvage, qu’on le veuille ou non. […]

L’expectative, fondée sur l’incertitude, se refuse à instrumentaliser un Dieu en plaçant en lui la réponse à nos attentes qui sont de toute façon informulables. L’incertitude c’est d’accepter l’évidence qu’il n’y a pas de maître décelable ou imaginable. Nous n’avons pas à nous rassurer par une foi intraitable, mais par notre seule aptitude au bien, ce mieux dont l’avenir prévisible nous donne la capacité et dont les générations futures auront un besoin évident. […]

Accepter l’incertitude est bénéfique pour les humains qui vivent dans le voisinage d’autres traditions, autres langues, autres territoires. Cela rappelle qu’il n’y a pas de peuple élu par Dieu, pas non plus de peuple maudit, pas de race inférieure, pas de classe naturellement dirigeante. […] Il n’y a que la dignité de l’homme face aux questions qu’il se pose, aux recherches qu’il effectue, aux choix qu’il arbitre. Il n’y a que l’homme dans une incertitude foncière qui le protège du sectarisme, de la crédulité ou d’une incrédulité qui se pense irréfutable […]

Finalement, notre incertitude n’est nullement une position froide, neutre, notionnelle, mais une attitude pathétique, généreuse, vivante, évolutive, pleine de force pour affronter la vie, élaborer l’avenir et accepter sereinement la mort, puisqu’il le faut bien.

Peu à peu, inexorablement, même si c’est lentement, l’homme ne pourra plus jamais se situer dans la soumission aveugle à des dogmes, à des vérités qu’on croit révélées. Qu’il croie ou qu’il nie, toujours il marquera le pas face à de supposées certitudes et découvrira dans cette hésitation une force intérieure et sa relation vraie aux autres.

Joseph Piégay

L’Éloge de l’incertitude, comme d’autres initiatives diverses, est à la fois une interpellation et une anticipation. Cet essai ne précise pas de nouvelles positions doctrinales mais une exigence face à une Foi toujours intraitable, face à un Dieu insaisissable, face à l’incroyance aussi. L’incertitude est un donné de base, le constat premier de l’humanité face à l’avenir, face à la mort inéluctable et face à un univers encore plus mystérieux à force d’être mieux connu. L’incertitude est une attitude ouverte et modeste, face à des pratiques religieuses et à des éléments de doctrine figés et entassés depuis 2000 ans

(1) Extraits du livre "Eloge de l’incertitude " Ed. Les presses du midi 2ème édition juillet 2013 – 10€ Joseph Piégay, 28 avenue du Clos, F-06270 Villeneuve-Loubet. France (retour)
1 janvier 2014 3 01 /01 /janvier /2014 10:30
Echec et espoir d'un christianisme.
Louis Evely
LPC n° 24 / 2013

Quelques points de repère sur sa vie, des extraits de son livre par Edouard Mairlot

Présentation

Tel est le titre d’un court ouvrage (34p.) de Louis Evely paru en 1976. Frappé par sa lucidité ainsi que son actualité, je me mis à effectuer des "copier-coller" des courts passages qui me paraissaient les plus essentiels et éclairants pour comprendre sa pensée. Relisant ces extraits, j’en ai alors compris la profonde cohérence et la force de l’ensemble. Il n’est aucun thème essentiel qui ne soit abordé. Mais on découvre avec surprise que leur approche et le contenu de la réponse reste de pleine actualité 37 ans plus tard. Nos propres convictions, patiemment forgées et, pour beaucoup d’entre nous, arrivées à maturité il y a peu, s’y retrouvent déjà exprimées. Oui, cet homme avait effectué sa propre révolution intérieure et culturelle bien avant nous. Il fut un prophète bien en avance sur son temps. Les extraits qui suivent devraient permettre de s’en rendre compte.

Mais pour comprendre cette pensée si neuve à l’époque, il est essentiel de donner quelques points de repère de l’itinéraire de ce précurseur. C’est ce que nous donne Philippe Ronsse, un fidèle et ami de très longue date de Louis Evely. Il est rédacteur à la revue "Transmission" des amis de Louis Evely.

Edouard Mairlot

I. VERS UNE NOUVELLE RÉFORME - ECHEC D'UN CHRISTIANISME

1. LA CRISE

Ce qui constitue la crise, c'est le décalage entre ce message des Églises et la mentalité, les besoins de nos contemporains.

Le rôle des religions a toujours été de proposer les images, les symboles où l'homme se comprenait et comprenait le monde, un certain nombre de références acceptées, d'images aimées qui expliquent à l'homme le sens de sa vie et qui assurent à la société sa cohésion nécessaire.

Le christianisme a longtemps rempli cette fonction. Il vient de la perdre: il n'est plus ciment social ni ferment personnel, il s'effrite dans la désaffection générale, il a cessé d'être dynamique et contagieux.

Pendant que nous nous occupions de nos problèmes internes, de nos cultes, de nos modes liturgiques, de nos exégèses, de nos querelles ecclésiologiques (le Pape vient d'écrire à l'archevêque de Cantorbéry que la création de femmes-pasteurs serait un grave obstacle à l'unité des chrétiens!), le monde inventait, souvent malgré nous et contre nous, la démocratie, la tolérance, le socialisme, l'évolution, la psychologie des profondeurs, l'égalité des droits, l'instruction obligatoire, la décolonisation, l'émancipation des femmes, des noirs, l'éducation sexuelle et la limitation des naissances, que les Églises adoptaient après résistance et avec retard, tout en se proclamant "expertes en humanité"!

Oui, les frontières entre les Églises, dans ce qu'elles ont d'essentiel, et l'humanité dans sa recherche tendent à s'effacer. Le christianisme est destiné à perdre ses caractéristiques religieuses (rites, structures institutionnelles, credo) en s'universalisant dans l'amour et le respect de l'homme habité de Dieu. L'humanité ne peut pas ne pas se poser la question du sens ultime de son progrès.

C'est à cause de ce retard, de cette longue infidélité que la réforme nécessaire aujourd'hui est une réforme incomparablement plus radicale que celle du seizième siècle. Ce n'est plus l'image de l'Église qui est contestée, c'est l'image de Dieu et son existence, c'est toute l'histoire du salut, la révélation, le péché, la rédemption, le sacrifice du Christ, la résurrection et le salut lui-même.

L'accumulation des questions mesure la durée et la profondeur de notre absence au monde qui, las de nous interroger, a pris le parti de se passer de nous. Nous sommes entrés dans une ère post-catholique, post-protestante, post-chrétienne.

2. LA CAUSE

A. LE PASSEISME DES ÉGLISES

La cause profonde de cette situation n’est pas l’Évangile dont le dynamisme spirituel s’est tant de fois révélé, mais l’utilisation, la confiscation que les Églises en ont faite.

Si vous croyez avoir rencontré l’absolu, vous n’avez plus à penser, à inventer, à choisir. Plus de liberté ni de réflexion ! L’assurance de posséder une révélation divine a découragé la recherche et l’invention, a paralysé notre liberté et endurci notre intolérance naturelle.

Jésus était un inventeur, un créateur, et la vraie fidélité à Jésus est de créer, d’inventer, d’être libre comme lui, d’être libre vis-à-vis de lui comme il l’a été vis-à-vis de la révélation "divine" qui l’avait précédé.

La caractéristique d'une foi tournée essentiellement vers le passé est l'obéissance et la soumission. Se convertir, pour un homme moderne, c'est abandonner un monde neuf qui est notre œuvre et notre espérance, pour rentrer dans un monde ancien où tous les problèmes sont résolus et toutes les vérités révélées.

Sans cesse, le peuple a été dépossédé de sa parole par les chefs, les érudits, qui la lui enseignaient comme à des écoliers.

La Bonne Nouvelle était une tâche à accomplir, une œuvre à inventer : transformer les relations humaines pour établir le Royaume de Dieu. Mais les Églises l'ont présentée comme une vérité toute faite, une rédemption accomplie, une institution où il suffit de s'agréger et de se conformer aux habitudes prises.

De ce qui était une proposition de libération universelle, les Églises ont fait un instrument de domination et de division …

B. LE PARTICULARISME DES ÉGLISES

Jésus a-t-il fondé une religion ou les a-t-il toutes abolies en proclamant qu'il faut détruire les temples, parce que le vrai temple de Dieu c'est l'homme, qu'il faut abandonner les cultes parce que le vrai service de Dieu, c'est le service de l'homme, qu'il faut transgresser la loi, parce que la seule loi est: "Aimez-vous les uns les autres" ?

Dieu ne choisit pas un homme ou un peuple de préférence aux autres: il sollicite tous les hommes et se donne à tous les peuples, mais ce sont eux qui choisissent.

Dieu ne parle pas aux hommes par des prophètes: il parle à chaque homme, mais seuls quelques prophètes l'écoutent.

Dieu n'a jamais parlé autrement qu'il ne nous parle à tous. Ou plutôt, Dieu ne parle pas : seul l'homme parle et toute parole est parole d'homme, et non parole de Dieu.

Alors, nous n'invoquerions plus l'Écriture comme une autorité souveraine, mais comme une explication de l'expérience humaine, telle qu'elle est vécue par tous et telle qu'elle a été perçue par un homme exceptionnel, avec une acuité extraordinaire, un ton inimitable, une puissance d'évocation que tous peuvent ressentir.

3. LE CHOIX

Accepterons-nous cette universalisation et cette actualisation du christianisme?

Tillich écrit: "On ne peut pas faire dépendre la vérité de la foi de la vérité historique, des histoires et des légendes dans lesquelles la foi a trouvé son expression".

Certes, l'homme a besoin d'une conversion. Il s'ignore, tant qu'il ignore le Dieu qui l'habite. Il doit explorer sa dimension intérieure et cultiver son aptitude à l'inspiration, pour penser juste, parler juste, aimer juste, agir juste.

Nous serons jugés sur nos relations humaines, et non sur nos pratiques religieuses. Il faut faire connaître Dieu, c'est-à-dire le rendre présent dans les gestes d'amour et de respect, mais il est secondaire de le faire reconnaître, de nommer ce Dieu qui vit dans les autres et qui nous anime pour nous envoyer vers eux.

Notre réforme doit être radicale: elle nie dans le christianisme ce qui le particularise comme une religion parmi les autres, rivale des autres. Le christianisme doit s'intérioriser assez pour devenir universel. La vraie question religieuse est de reconnaître à quelle profondeur doivent s'enraciner les relations humaines pour qu'elles soient divinisantes, c'est-à-dire réellement humaines.

4. CONCLUSION

L'essentiel du christianisme réside dans l'incarnation permanente de Dieu dans tous les hommes et dans le commandement d'amour qui nous fait vivre de cette vie divine et la reconnaître dans le moindre de nos frères. La communion avec Dieu s'expérimente dans la charité fraternelle. Or la sclérose de l'Église a laissé se diviser ce que Dieu avait indissolublement uni: le sens du sacré et le sens social.

Aujourd'hui, malgré les apparences, la jeunesse obéit à une exigence supérieure et accomplit un travail plus dur : elle veut trouver sa propre voie, inventer sa propre règle, oser être soi, même médiocre, mais authentique, au lieu de se vouloir sublime en s'asservissant à des modèles insuffisamment critiqués. Elle cherche le bonheur et croit qu'il réside dans des relations vraies avec les autres, dans des communications profondes, dans des communautés vivantes.

Surtout, elle veut faire ses expériences et n'admettre que ce qu'elle a éprouvé: elle n'obéira qu'à une loi intérieure. Elle est donc mûre pour un vrai christianisme : la découverte des Béatitudes, la foi dans l'homme habité de Dieu, l'expérience de l'Esprit d'Amour.

II. VERS L'ÉVANGILE….

Comment l'Écriture redeviendra-t-elle pour nous source de vie, à quelles conditions sera-t-elle de nouveau une lumière pour notre vie, au lieu d'être ce corps étranger dont nos contemporains se délestent ?

Les quatre conditions qui suivent proposent des réponses à cette question.

1. UNE CONCEPTION JUSTE DE LA VALEUR DE L'ÉCRITURE

L'Écriture n'est pas une Parole divine, mais une parole humaine. Dieu n'a jamais parlé, seul l'homme parle. Dieu inspire, mais les hommes traduisent ses inspirations comme ils le peuvent et sous leur propre responsabilité….

Notre premier devoir n'est pas de chercher le sens de l'Écriture, mais de trouver le sens de notre vie, et nous comprendrons alors que la Bible est une expression particulière de ce que nous vivons tous. Notre foi n'est pas fondée sur l'Écriture, elle est une option libre et raisonnable basée sur une certaine perception de la réalité de Dieu, de sa présence actuelle. Nous retrouverons celle-ci dans les faits du passé, parce que nous l'aurons d'abord trouvée, sentie, expérimentée dans les faits du présent.

Ainsi nous lirons l'Écriture à la lumière de notre expérience, et nous interpréterons notre expérience à la lumière de l'Écriture. Si je n'avais que son témoignage, je me sentirais totalement étranger à ce monde d'il y a deux mille ans. Si je n'avais que mon expérience, j'hésiterais à croire qu'elle m'introduit dans une réalité universelle. Mais les deux s'accordent et me font avancer dans l'intelligence de l'une par rapport à l'autre.

Cette vision du rôle de l'Écriture paraît au premier abord très humaine, mais elle est profondément divine. La vraie Bonne Nouvelle évangélique n'est-elle pas que tout homme est habité de l'Esprit de liberté, d'amour, de création, que tout homme est prophète, que tout homme est porteur et témoin de Dieu?

2. UNE CONCEPTION JUSTE DE LA "DIVINITÉ" DE JÉSUS

"Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu", voilà le slogan des Pères de l'Église. Hélas, la divinité de Jésus, qui devait nous révéler la nôtre, a servi à l'éloigner de nous, à nous disqualifier vis-à-vis de lui.

Wilhelm Reich écrit: "Ils (les apôtres) ont l'impression de ne jamais pouvoir ressembler au Christ, alors que le Christ a l'impression certaine qu'ils peuvent lui ressembler. Ce n'est pas le Christ qui prend du recul par rapport à eux, mais ce sont eux qui, lentement, imperceptiblement, le repoussent. C'est là la première démarche aboutissant à son installation définitive sur un piédestal, où il apparaîtra intouchable et inégalable", ce qui le rend inefficace.

Au fond, dans la divinisation de Jésus, n'avons-nous pas cherché une sécurité inutile, la permission d'être infantiles et irresponsables, une dispense d'aimer comme il a aimé, d'aimer comme il a révélé que nous étions capables d'aimer, d'aimer au point de "faire des choses plus grandes que lui", au point que "rien ne nous serait impossible" (Mathieu 17,22) ?

Oui, Jésus est homme comme nous et donc Dieu comme nous. Sa vie devient prodigieusement éclairante si elle est une vie pleinement humaine, son expérience nous est prodigieusement stimulante si elle nous est fraternelle. Le même esprit nous habite. Je ne crois pas que je vis de la vie de Jésus, mais je crois que je vis de la même vie, du même Esprit que lui….

Osons le dire : la croyance en un certain Dieu infantilise. La révolution de Jésus nous apprend à ne pas croire à un Dieu au-dessus de nous (un maître, un juge, un père protecteur) ni à un Dieu à côté de nous (un ami, un interlocuteur, un vis-à-vis) mais seulement à un Dieu au dedans de nous: l'Esprit, dynamisme inépuisable qui nous inspire d'aimer, de créer, d'oser. Il est, à la fois, distinct de nous car il nous dépasse infiniment et nous ne l'atteignons que dans une attitude de réceptivité et, à la fois, inséparable de nous car il est en nous plus nous-mêmes que nous et nous perdrions notre identité en le perdant.

3. UNE MÉFIANCE À L'ÉGARD DU MERVEILLEUX DANS L'ÉCRITURE: MIRACLES, PRODIGES, GUÉRISONS

En tous temps, dans toutes les religions, il y a des miracles, rares et capricieux, mais la médecine, la chirurgie, les soins intelligents et dévoués semblent une vocation plus profondément chrétienne que la thaumaturgie. Quand Jésus oignait de salive et d'argile les yeux des aveugles, les oreilles des sourds, la langue des muets, quand il imposait les mains aux malades, il employait les procédés de la médecine de son temps. Soignerait-il aujourd'hui avec des procédés datant de deux mille ans ?

Les magiciens du pharaon faisaient les mêmes prodiges que Moïse, et les exorcistes juifs les mêmes guérisons que Jésus….

4. UNE MISE EN VALEUR DE L'ORIGINALITÉ DU CHRISTIANISME

Pour nous, l'Évangile abolit le culte de Dieu, les temples, les sacrifices, les pratiques religieuses et les remplace par le "grand commandement" qui est le service de l'homme.

Il ne s'agit nullement de supprimer le premier commandement, mais de révéler que ce premier commandement ne s'accomplit que dans le second.

Certes le besoin le plus profond de l'homme est l'adoration : vivre de Dieu, se donner à Dieu, expérimenter Dieu. Les religions traditionnelles satisfaisaient ce besoin par des moyens qui visaient Dieu directement : culte, honneurs, sacrifices, cérémonies, rites, etc... La prodigieuse originalité de la révélation chrétienne nous tourne vers les hommes : le seul moyen de se donner à Dieu, d'atteindre Dieu, c'est de se donner à ses frères. […] Jésus n'a jamais demandé qu'on l'aime, qu'on pense à lui, qu'on le serve. Son ambition était plus haute : il voulait que nous soyons tellement unis à lui, vivant de son Esprit, que nous devenions capables d'aimer comme lui ce monde et ces hommes à transformer.

Dieu meurt en apparence (la puissance, la gloire, l'honneur sont les faux attributs de Dieu que nous révérons parce que nous les convoitons !) mais Il ressuscite en réalité dans l'amour qu'il diffuse en chaque homme qui aime et sert son prochain. Il y a un athéisme apparent dans le christianisme, Saint Jean l'exprime avec une audace saisissante: "Dieu, personne ne l'a jamais vu, mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour en nous atteint sa perfection".

5. CONCLUSION

Cette spécificité du christianisme coïncide étonnamment avec les aspirations de nos jeunes contemporains qui ne croient qu'aux relations humaines et mettent leur espoir dans l'amour et la transformation de la société.

Pour tous les deux, pour le Christ et pour nos jeunes contemporains, le seul sens de la vie et de la mort est d'aimer. Seule l’action animée par l'amour révèle Dieu, car elle nous fait participer à sa vie.

Ainsi le christianisme n'est pas un culte, mais un comportement social, pas un objet de foi, mais un objectif d'action. La vérité n'est pas quelque chose à recevoir, même de Dieu, même du Christ, ni à transmettre, mais à faire et à vivre. Ne prêchons pas la libération, mais créons des expériences de libérations.

Connaître Jésus est secondaire, mais aimer les hommes est indispensable. On peut, hélas, croire en Dieu et ne pas aimer les hommes, mais tout vrai amour des hommes est un amour de Dieu, caché dans chacun et qui attend d'y être deviné pour grandir!

Seul l'amour vrai peut changer notre condition. Nous ne serons pas jugés sur nos relations avec Dieu, mais sur nos relations avec les hommes, c'est-à-dire avec l'Esprit d'amour qui nous envoie et nous appelle vers nos frères.

Louis Evely

1 juillet 2013 1 01 /07 /juillet /2013 13:19
Claire Ly L'accueil du Nouveau dans la fidélité à l'héritage. (1)
Claire Ly
LPC n° 22 / 2013

La pluralité culturelle et religieuse est une réalité tangible de la mondialisation. Elle est, certes, une chance de complémentarité pleine de promesses ; mais elle fait naître aussi dans nos sociétés de graves et délicats problèmes identitaires.

Bouddhiste d’origine, convertie à la foi chrétienne à l’âge de 36 ans, réfugiée politique, naturalisée française en 1989, je fais partie de ces personnes marquées par deux cultures, deux traditions spirituelles.

Le Cambodge reste à tout jamais ma terre natale, sa culture continue à m’accompagner sur la terre française. J’appartiens, aujourd’hui, au Christ, mais j’ai été structurée en tant que femme par la tradition bouddhique. Cette dernière constitue ainsi ma première demeure. La Française n’a pas rejeté l’Asiatique, la chrétienne n’a pas congédié la bouddhiste, selon la belle expression d’un ami théologien, Christian Salenson.

À l’heure où l’identité fait débat sur la terre française, mes expériences de femme, femme immigrée, femme disciple de Jésus-Christ, m’amènent toujours à me présenter, non comme "bouddhiste et chrétienne", mais comme "une chrétienne catholique venue du bouddhisme". Sur le plan de la citoyenneté, je ne suis pas que Française, mais une Française venue d’ailleurs. Cette présentation permet de me penser comme un être muté : mes manières, mon rapport au monde s’en trouvent profondément modifiés au carrefour des deux cultures. Présenter les migrants comme incapables d’évoluer et de s’adapter relève d’un discours simpliste.

Un discours qui ignore non seulement les ruptures difficiles que tout migrant doit traverser, mais aussi la transformation identitaire profonde qui parle de l’espérance d’une humanité réconciliée, à l’œuvre au plus intime de tous les humains. Cette espérance donnera la force d’accueillir du Nouveau dans la Fidélité à l’héritage. Elle permet de transmuter les contractions douloureuses en impulsions de vie !

Par ma conversion à la foi chrétienne, je me situe "au seuil" de deux traditions spirituelles. Sur mon chemin spirituel, la bouddhiste est attachée à la chrétienne, et la catholique est à la merci de la bouddhiste (2)… L’Esprit du Christ a permis que la tradition bouddhique et la tradition chrétienne se rencontrent au cœur de mon expérience de femme. C’est une rencontre de dialogue. Elle est au cœur de ma quête identitaire.

Or le vrai dialogue interreligieux ne concerne pas les doctrines, mais bien le sens que la vie représente pour nous quand nous vivons notre religion. C’est pourquoi je préfère appeler cette démarche le dialogue intrareligieux, qui regarde non seulement la doctrine mais le cœur de l’homme religieux (3)

Ce dialogue de cœur à cœur sous-tend un décentrement important. Il est une sortie de soi inconfortable, car il implique un dépouillement, un renoncement à la compréhension de la religion comme refuge sécuritaire.

Je vous invite à faire un chemin avec moi à travers les tentations sécuritaires qui guettent les personnes au carrefour des cultures et des religions. Ces tentations sont autant de portes fermées à tout dialogue. La démarche permet de dégager des ouvertures inscrites dans les deux traditions bouddhique et chrétienne.

Ces ouvertures donnent aux croyants de vivre l’aventure spirituelle d’une identité en dialogue.

Les tentations sécuritaires

L’expérience migratoire est d’abord une expérience d’altération faite de violences psychologiques. Sur la terre française, l’immigrée que je suis a perdu ce qu’Albert Camus appelle "l’accord de la terre et du pied". Tout immigré est convoqué ainsi à vivre une sorte d’étrangeté de soi-même.

En effet, les phénomènes migratoires ont donné naissance à l’identité qui se décline au pluriel, une identité déstabilisante pour l’être social du migrant. Ce dernier ne sait plus dans quelle mémoire, quel héritage s’inscrit véritablement sa vie. Il se sent alors "mal à l’aise" dans son nouveau lieu de vie. Une inquiétude sournoise l’habite, elle fragilise l’image qu’il se fait de lui-même. Il est ainsi soumis à des tentations sécuritaires illusoires. J’ai subi ces tentations sécuritaires. Elles épargnent si peu de personnes à l’heure du métissage et du brassage des cultures et des religions. Ces tentations provoquent des crispations qui s’interpénètrent. Pour les canaliser et les maîtriser, j’ai pris l’habitude de les classer en deux catégories : les crispations nostalgiques et les crispations puristes.

1- Crispations nostalgiques

L’intégration à la française qui demande au nouvel arrivant d’oublier son passé et de devenir "comme nous" est source de violence. Elle fait naître ainsi des crispations communautaires par réaction à ce "nivellement identitaire". Mon faciès ne me permettra jamais d’être complètement "comme eux", je proclame alors haut et fort ma différence. L’immigré est otage de sa nostalgie. Oui un exil c’est un lieu d’ombre et de nostalgie, nous dit Victor Hugo. Avant, c’est toujours mieux. La mémoire est tournée vers le passé. L’héritage se fige comme le sang face à la peur de la nouveauté. L’identité perd sa qualité d’adaptation comme l’huile perd sa fluidité en se figeant dans la bouteille.

L’immigré a tendance à idéaliser à outrance les traditions de sa culture d’origine. Il le fait d’autant plus facilement qu’il n’y est plus immergé. Le cas d’Amy Chua, sino-américaine, professeur de droit à la prestigieuse université de Yale, mère de deux filles, est très parlant. Dans le Wall Street Journal, elle explique en quoi l'éducation prodiguée par les mères chinoises est largement supérieure à celle des mères occidentales. Car les parents chinois considèrent que leurs enfants leur doivent tout, et que toute leur vie doit être consacrée à rembourser cette dette qu'ils ont envers leurs parents, en leur obéissant et en les rendant fiers. Amy Chua n’a pas vu le poids de cette mentalité qui a fait de cette dette, un tabou. Parler ouvertement de son incapacité à l’honorer, c’est perdre la face. Cela équivaut à une mort sociale. Ce "non-dit" empêche les sociétés asiatiques de réfléchir sérieusement à la prise en charge des aînés.

Lors de mes nombreux séjours dans mon pays d’origine, j’ai pu constater que nous, les Khmers de la diaspora, avons tendance à être plus attachés à l’héritage de la tradition que ceux qui sont restés au pays. Les conforts matériel et intellectuel de notre vie occidentale ont certainement contribué à embellir la mémoire du passé. Cet embellissement est cristallisé par la nostalgie, les ressentiments, la peur de l’autre. On s’enferme alors entre semblables, sans oser une curiosité vers la terre d’accueil.

2- Crispations puristes

Elles sont à l’inverse des crispations nostalgiques. On veut être " intégré" à tout prix. Il faut arriver à être "comme eux". Se conformer sans aucune originalité à la structure d’accueil, qu’elle soit citoyenne ou religieuse. Hélas, cela relève de la mission impossible pour nous autres, les Asiatiques.

Sur le plan de la citoyenneté, notre faciès ne nous permet pas d’être français tout court. Les Français "de souche" ne voient en moi que l’Asiatique ou au mieux la Cambodgienne. Faut-il crier pour cela au racisme ? au politiquement incorrect ?

Il est certain que le regard des autres remet en question la compréhension que nous avons de nous-mêmes.

Il nous met mal à l’aise car il nous rappelle constamment notre différence.

J’ai appris à sublimer cette différence physique. Elle me permet de poser ma citoyenneté sans complexe, en revendiquant mes origines. La France est mon pays d’adoption, et la citoyenneté française relève d’un choix libre, sans contrainte. Faute de pouvoir être un Français originel, j’ai appris à être un Français original, écrit un jeune en réponse à la polémique sur le délit du faciès. L’apprentissage de la citoyenneté demande à l’étranger d’accepter d’abord sa différence et de renoncer aux crispations puristes.

Si les crispations puristes ne sont pas faciles à apaiser dans le domaine de la citoyenneté, elles deviennent plus délicates dans le domaine de l’identité religieuse.

Les "nouveaux arrivés" dans une religion donnée se révèlent souvent plus zélés, pour ne pas dire plus fondamentalistes, que les anciens. Psychologiquement, une personne qui quitte une tradition pour une autre a tendance à rejeter en bloc la première. Ce déni de son histoire antérieure répond aux désirs très humains de justifier son choix et de se faire accepter par la tradition d’accueil. Ces désirs inhibent pour un temps toute différence, toute critique.

Nouvelle venue dans la religion catholique, j’ai été accueillie comme celle qui vient conforter cette communauté dans ses convictions, dans ses croyances. Elle était bouddhiste, elle est devenue chrétienne ! Quelle grâce pour cette France où le bouddhisme exerce une attirance certaine. Paradoxalement, cet accueil, bienveillant certes mais "intéressé", ne m’a pas vraiment aidée à grandir sur le chemin de la conversion à l’Esprit du Christ. Elle me pousse simplement à essayer de me faire une place dans le "pré carré" des catholiques de France. Or, malgré tous mes efforts pour adhérer à des vérités, aux dogmes de l’Église catholique, ce "pré carré" reste un domaine emprunté, prêté. Je n’arrive pas à m’y installer. Une vie spirituelle ne peut grandir dans un lieu où on ne se sent pas chez soi. Mon malaise peut être expliqué par cette phrase de Maurice Bellet : Nous n’imaginons pas à quel point notre religion chrétienne est la religion de l’Occident, à quel point elle est marquée par ce qui, de fait, pourrait bien entrer (ou s’enfoncer) dans une crise majeure. Toutes sortes de traits qu’on juge "traditionnels" sont en fait de ce monde-là (4).

Une expérience spirituelle n’est pas lisible si elle n’est pas inscrite dans une tradition. Elle devient de l’expérience sauvage. Comment inscrire ma foi en Christ dans la tradition catholique sans se laisser confiner dans "l’enclos religieux" occidental ?

Les ouvertures possibles

Les ouvertures m’ont été offertes par ma tradition d’origine dans la compréhension bouddhique de l’humain, et par la tradition chrétienne dans la contemplation de la vie de Jésus de Nazareth.

1- La compréhension bouddhique de l’humain

Le discours fondateur du bouddhisme s’ouvre par le constat que tout est "dukkha", traduit en français par tout est "souffrance ". Sakyamuni, le Bouddha, souligne dans son enseignement les trois strates de dukkha : dukkha comme souffrance physique, dukkha comme souffrance morale, dukkha comme souffrance ontologique.

La souffrance physique est engendrée par notre corps ; ce sont les sept expériences humaines de la souffrance : la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort, être séparé de ce que l’on aime, être uni à ce que l’on n’aime pas, ne pas avoir ce que l’on désire. La souffrance morale vient de la "non-acceptation" de l’impermanence. La souffrance ontologique vient de la non-existence d’une réalité indépendante. L’humain n’échappe pas à cette loi de la nature. Les bouddhistes comprennent l’être vivant comme une combinaison de cinq agrégats : agrégat de la matière, agrégat des sensations, agrégat des perceptions, agrégat psychique, agrégat de la conscience. C’est le "non-soi", anãtman, tant critiqué par les chrétiens. Par anãtman, le Bouddha enseigne qu’il n’y a pas un soi permanent, mais une succession de soi, des soi multiples car la combinaison n’est jamais stabilisée.

O Brãhmana, c’est tout à fait comme une rivière de montagne qui va loin et qui coule vite, entraînant tout avec elle, il n’y a pas de moment, d’instant, de seconde où elle s’arrête de couler, mais elle va sans cesse coulant et continuant. Ainsi Brãhmana, est la vie humaine, semblable à cette rivière de montagne (5).

La méditation sur ce soi changeant m’a permis de dépasser les crispations nostalgiques et puristes vers une identité en devenir, d’accueillir l’héritage dans un esprit nouveau. Elle me permet de pressentir une réponse possible à la question de Nicodème : Comment un homme peut-il naître une fois qu’il est vieux (6)? Mon baptême chrétien est l’eau renouvelée de la rivière, l’eau qui continue à couler dans le même lit, mais sa profondeur et ses rivages sont modifiés par le renouveau vivifiant. Un héritage renouvelé !

Cela ouvre une perspective d’avenir dans l’accueil du présent comme une nouveauté. Je ne peux pressentir le renouvellement dans ma vie que si j’ai gardé mémoire de mon passé.

2- La vie de Jésus de Nazareth…

La grâce de l’héritage renouvelé m’a été accordée par la rencontre décisive entre la bouddhiste que j’étais et l’Homme de Nazareth. J’ai été séduite par cet Homme avant de connaître les traditions et les dogmes de l’Église catholique. Cette rencontre première est la pierre angulaire de toute ma foi dans le Ressuscité.

Structurée comme femme par une éducation paternelle empreinte de la sagesse bouddhique, je suis très marquée par son humanisme. Or en Asie, la vénération populaire a fini par diviniser le fondateur qui ne voulait pas, de son vivant, susciter l’idolâtrie.

L’humanisme bouddhique m’a préparé à accueillir l’humanité de Jésus de Nazareth. J’ai été très sensible à l’épaisseur humaine du Jésus des Évangiles. La tradition bouddhique représente Bouddha comme un être parfait qui a dominé notre condition humaine. Le "sage au pied de l’arbre" est pour moi un idéal à atteindre et non un compagnon de route. Sa sagesse l’a éloigné de ma condition de vie. Paradoxalement, Jésus de Nazareth, que les chrétiens vénèrent comme Dieu, m’apparaît plus proche, plus humain que Sakyamuni, le bouddha.

Je pense sincèrement que c’est l’humanisme véhiculé par les deux traditions bouddhique et chrétienne qui m’a permis d’élargir la compréhension de ma conversion. Elle ne se résume pas au changement de filiation spirituelle. Je ne passe pas d’une religion à une autre. Mais la foi en Jésus- Christ permet à la bouddhiste d’aller toujours plus loin dans la compréhension de son être. Et la sagesse bouddhique permet à la chrétienne de se risquer en dehors du cercle religieux feutré, confiné dans la compréhension étroite d’une seule culture.

Le christianisme que je confesse est appelé à livrer le combat intérieur contre lui-même en tant que religion, tout en affirmant que l’événement qui le fonde, événement à cause duquel également il livre ce combat, concerne tout homme et toute femme. En combattant en son propre sein les tendances démoniques du mythe et du culte, le christianisme rejoint la lutte biblique en faveur de Dieu contre la religion, lutte pour "Dieu au-dessus de Dieu (7)".

C’est en vivant ce combat intérieur que la chrétienne peut devenir "l’amie de bien " pour la bouddhiste. Un combat qui provoque l’éclatement de la bulle religieuse dans laquelle chaque pratiquant est tenté de s’enfermer. Sans cela, inutile de parler de dialogue entre cultures, entre religions.

Vivre à la frontière n’est pas une mince affaire. La personne supporte la pression des deux côtés :

Mes amis bouddhistes me parlent de la trahison envers ma culture ancestrale. Car séparer la religion de la culture (comme dans le christianisme latin) et la religion de la philosophie (comme dans le christianisme grec) n’a pas grand sens dans une société asiatique. Dans le contexte du sud de l’Asie, par exemple, la culture et la religion ne sont que les deux aspects entrelacés et inséparables d’une même sotériologie qui est tout à la fois une conception de la vie et un chemin de salut ; à la fois une philosophie qui est fondamentalement une vision religieuse, et une religion qui est une philosophie de la vie (8).

Au Cambodge comme dans tous les pays d’Asie, le collectif pèse très lourd sur la conscience individuelle. J’attire alors l’attention de ces amis sur le geste spectaculaire du prince Siddharta qui a quitté le palais somptueux de son père, qui s’est affranchi des privilèges de sa caste pour rejoindre les ascètes mendiants. Le futur bouddha manifeste par ce geste qu’il n’y a rien de plus important pour un être humain que de choisir sa voie.

La hiérarchie catholique a très peur du syncrétisme et du relativisme. Benoît XVI a condamné clairement la théorie de l’inculturation : on dit volontiers aujourd’hui que la synthèse avec l’hellénisme, qui s’est opérée dans l’Église antique, était une première inculturation du christianisme qu’il ne faudrait pas imposer aux autres cultures. Il faut leur reconnaître le droit de remonter en deçà de cette inculturation vers le simple message du Nouveau Testament, pour l’inculturer à nouveau dans leurs espaces respectifs. Cette thèse n’est pas simplement erronée mais grossière et inexacte (9). Cette déclaration du Saint-Père ne peut que susciter en moi une tristesse profonde : tristesse de voir le trésor du message évangélique s’enfermer à double tour dans le coffre-fort d’une seule et unique culture. Ma foi dans le Ressuscité n’est vraiment mienne que lorsqu’elle "se réfracte" dans ma culture asiatique et bouddhique. Cette réfraction la fera briller de colorations nouvelles qui, par effet de reflet, formeront avec celle des Occidentaux un jeu de lumière éclatant.

Jean Danielou nous disait que le christianisme ne s’est réfracté qu’à travers le monde grec et romain, mais il devra se réfracter dans la facette chinoise et la facette hindoue pour trouver à la fin des temps son achèvement total (10). À toute tentation puriste, l’Évangile nous rappelle qu’il ne nous appartient pas de séparer le bon grain de l’ivraie, et que celui qui veut gagner sa vie la perdra…

La vie n’est pas toujours un lieu où l’ordre règne dans toute sa pureté. La plupart du temps, elle est faite de mélange, d’enchevêtrement pas toujours facile à démêler. Car à toute contrainte, la vie trouve toujours des réponses adaptées, sophistiquées ou humbles, mais toujours ingénieuses. La vie à la frontière des cultures et des religions est à l’image de la mangrove, cette forêt littorale, située à l’interface entre la mer et la terre. Née du brassage de deux eaux, l’eau salée et l’eau douce, la mangrove est vue comme un lieu hostile et insalubre, elle constitue pourtant des écosystèmes exceptionnels. Quand on ose vraiment se risquer dans ces lieux de rencontre, de métissage, on éprouve alors l’ivresse de renommer les choses à neuf, comme au matin du monde (11).

Claire Ly

(1) in Christus – Novembre 2011. Site : www. clairely.com (retour)
(2) Claire Ly. Retour au Cambodge. Éd de l’Atelier, 2007. p.203 (retour)
(3) Raimon Pannikkar- Tavertet, vêpres de Noël 2006 (retour)
(4) Maurice Bellet. Passer par le feu. Éd. Bayard, décembre 2003, p.276 (retour)
(5) Walpola Rahula. L’enseignement du Bouddha. Éd. Seuil, p. 46 (retour)
(6) L’Évangile selon Saint Jean 3-4 (retour)
(7) Jean-Marc Aveline. Revue Chemins de Dialogue N° 37. p.190 (retour)
(8) Aloysuius Pieris sj. Une théologie asiatique de la libération. Éd. Centurion, p. 97 (retour)
(9) Discours de Benoît XVI sur Foi, raison et université, prononcé à Ratisbonne le 12 septembre 2006. (retour)
(10) Jean Danielou. Le mystère du salut des nations. Éd. Seuil, coll. "la sphère et la croix". p. 131 (retour)
(11) Jacqueline Rémy, François Cheng. Comment je suis devenu Français. (retour)
1 avril 2013 1 01 /04 /avril /2013 16:31
Alain Dupuis Un musulman, Abdennour Bidar questionne notre "sécularisation"
A propos du livre d'Abdennour Bidar " Comment sortir de la religion " (La découverte)
Alain Dupuis
LPC n° 21 / 2013

Pour mille raisons historiques, politiques et conjoncturelles, l'Islam fait chaque jour plus partie de l'actualité et du quotidien de nos sociétés occidentales, longtemps confortablement retranchées derrière leur triple héritage gréco-latin, judéo-chrétien, puis rationaliste et scientifique.

Mais cette nouvelle rencontre se fait, de part et d'autre, sous le signe de la peur.

Et cette peur, réciproque, est certainement un des symptômes de la crise de civilisation et du choc de cultures que constitue l'universalisation, brutale ou rampante, de notre modèle occidental de société, laïcisée, sécularisée et matérialiste, au cœur de sociétés traditionnelles.

Abdennour Bidar, jeune philosophe français de 41 ans, né à Clermont-Ferrand dans une famille musulmane, est peut-être l'exemple le plus convaincant de l'avenir que peut ouvrir une telle rencontre: il maîtrise parfaitement la culture occidentale, avec ses indéniables avancées, mais aussi ses failles vertigineuses. Il n'a jamais cessé d'approfondir avec la même passion et le même sérieux son héritage musulman. Ce qui lui permet de nous proposer, depuis quelques années, de livre en livre, une lecture renouvelée de l'islam. Outre de nombreux articles (parfois dans Esprit ou Études) on retiendra, en 2004, "Un islam pour notre temps" (Seuil), en 2006, "Self-islam, histoire d'un islam personnel" (Seuil) où il plaide pour une réappropriation personnelle de sa foi, puis en 2010, "L'islam face à la mort de Dieu" (François Bourin), en 2012, "L'islam sans soumission : pour un existentialisme musulman" (A.Michel), et enfin, la même année, abordant plus généralement la question des " religions " en général face à la sécularisation croissante : "Comment sortir de la religion". Il y a dans toute cette (jeune) œuvre une cohérence impressionnante.

Dans ce dernier ouvrage, il s'agit donc pour lui de faire un état des lieux, assez sévère, et de proposer une réorientation du processus de sortie du " religieux " qu'il juge inéluctable, souhaitable, mais mal engagé, à ses yeux.

Un bilan désenchanté et alarmiste.

Dans une première partie de l'ouvrage, l'auteur se félicite du processus philosophique qui, depuis la Renaissance, a conduit la pensée occidentale à s'affranchir peu à peu de la lecture religieuse et dogmatique du monde et de l'homme, au profit de la vision d'un homme autonome et, par sa seule raison, maître du monde matériel, affranchi de tout pouvoir sacré, ajustant le monde à ses besoins, et se donnant ses propres lois.

Mais c'est pour nous avertir aussitôt que ce beau rêve menace sérieusement de tourner au cauchemar : cette conception d'un homme tout-puissant voguant à pleine voile vers un progrès sans fin semble avoir fait son temps, et pourrait bien ne plus être qu'une théorie épuisée aux conséquences ruineuses.

Évoquant tout ce que l'humanité, et en particulier l'Occident, depuis la laïcisation de sa pensée, a pu engendrer de malheurs, de tyrannies, d'injustices, d'exploitations des faibles et de ravages, en usant et abusant de toutes ses nouvelles capacités intellectuelles, scientifiques, technologiques, économiques, l'auteur en vient à penser que l'être humain ne semble avoir remplacé les dieux sur le trône de l'être que pour le pire d'une surpuissance incontrôlable qui écrase tout sur son passage, la nature et les hommes.

Il en vient à asséner : La faillite du concept occidental de sortie de la religion est dans cette catastrophe radicale et abyssale d'une toute-puissance qui ne sert que les appétits démesurés de notre bestialité latente.

Mais, interroge-t-il, les termes mêmes qui ont scandé en Occident l'affranchissement du religieux : "Mort de Dieu", "Fin du sacré", "Désenchantement du monde" ne sont-ils pas, en soi, sinistres et de mauvaise augure ?

Alors, revenir en arrière ?

Dans l'état actuel des choses, beaucoup sont tentés de penser que le processus de sortie de la religion est condamné.

En Occident même, on assiste partout à la résurgence de toutes sortes de mouvements intégristes ou fondamentalistes qui prônent le retour aux sources, aux croyances et aux rituels éprouvés qui donnaient sens au monde et à la vie d'autrefois, en maintenant les hommes dans leur statut de "serviteur" obéissants du divin transcendant. Une certaine mode médiatique ne cesse d'ailleurs d'évoquer un prétendu "retour du religieux".

Quant aux Orients, asiatique (hindouiste, bouddhiste, confucianiste, taoïste) ou islamiste, ils se réfugient dans une posture paresseuse de victimes contaminées par les maux de la modernité occidentale. L'inde est désormais partagée entre une religiosité obscurantiste (…) et une dynamique capitaliste effrénée où se dissout totalement la question du sens de la vie. La Chine (…) a vu ses sagesses laminées par le communisme, et on chercherait en vain les restes de son âme existentielle écrasée par la triple obsession productiviste, nationaliste et consumériste. (…) Quant au monde musulman, il se réfugie dans une posture défensive vis-à-vis de la proposition occidentale de sortie de la religion, n'y opposant que des réactivations toujours plus conservatrices et stériles de sa tradition.

Pour autant, l'auteur est convaincu que le mouvement initié, tant bien que mal, par l'Occident est l'évolution inéluctable, salutaire et irréversible de l'aventure humaine. Il conviendrait donc de comprendre où est l'erreur, et de la corriger, en mobilisant non plus seulement le génie occidental, mais aussi le génie propre à toutes les traditions. Et Abdennour Bidar de poser un principe certainement assez déconcertant pour beaucoup :

"La sortie des religions ne doit pas se faire contre elles mais avec elles !".

Les religions, matrices de l'humanité à naître.

L'auteur ne doute donc pas que les sociétés modernes non religieuses ont une supériorité : le dogmatisme et l'obscurantisme ont laissé la place à un monde fondé sur le dialogue des intelligences et la liberté de conscience. Mais les sociétés religieuses avaient une ambition existentielle incomparablement plus élevée, correspondant bien mieux au potentiel d'être que l'être humain devine au fond de lui-même. Citant Marcel Gauchet, il affirme : Plus nous nous éloignons des époques religieuses, plus nous voyons que la modernité a sous-estimé "leurs fonds insoupçonnés".

Pour lui, les religions et sagesses anciennes, en général, ont été le lieu de la prise de conscience par l'humanité de sa dimension sur-naturelle, de son appartenance, par son intelligence et ses capacités de connaissance, d'invention et d'action, ses désirs infinis, à la dynamique créatrice du monde. Elles ont été le milieu "matriciel" où l'homme a pu prendre conscience, peu à peu, de qui il est réellement. Toutes nos vieilles écritures, affirme-t-il, annoncent qu'il y a dans l'homme un "soi" supérieur au "moi" ordinaire.

Et, évoquant de nouveau Marcel Gauchet, Abdennour Bidar affirme que le christianisme n'est pas seul à être "la religion de la sortie de la religion". Selon lui, toutes les religions, et en particulier les sagesses asiatiques et les monothéismes, si on prend la peine de les comprendre dans le contexte actuel, participent à ce processus. Il suggère même que leur rôle pourrait bien se révéler encore incontournable aussi longtemps que l'homme, devenant chaque jour plus puissant, n'aura pas acquis la "sagesse divine" qui ferait de sa surpuissance un chemin vers toujours plus et toujours mieux de vie pour lui et pour le monde.

La thèse centrale de la pensée d'Abdennour Bidar, à travers toute son œuvre, est que l'islam en particulier, mais toutes les religions en général, annoncent et préparent l'avènement de l'Homme "successeur" de Dieu. C'est-à-dire héritant, en pleine responsabilité, de l'avenir et de l'achèvement de ce monde…

Si la religion ne cède pas, suggère-t-il, c'est que le temps n'est pas venu où l'homme aura suffisamment changé pour apparaître comme un créateur humain digne de remplacer le créateur divin. Tant que l'homme restera le tyran aveugle et suicidaire du monde, le rôle de la religion pourrait bien être de continuer à dénoncer comme une usurpation la nouvelle position de l'humain dans l'être…. Aussi longtemps que l'homme qui s'affirme maître et possesseur de l'univers ne donnera pas de lui-même une autre image, les religions lutteront de toutes leurs forces contre ce dieu parodique, imposteur existentiel.

C'est pourquoi, selon lui, avant de rêver d'éradiquer les religions, il conviendrait plutôt de réinterpréter la totalité du religieux ! En travaillant à partir du Coran et d'autres textes sacrés je me suis aperçu, écrit-il, qu'en demandant à la religion ce qu'elle peut nous dire sur la sortie de la religion, les réponses sont d'une profondeur et d'une fécondité aussi inattendues qu'inouïes. La religion ne demande qu'une chose, qu'on l'interroge sur sa "fin".

Le divin, soutient-il, ne doit plus être nié mais intériorisé comme la possibilité humaine la plus élevée. Il faut passer de Dieu à l'avenir de l'homme.

Intérioriser le divin pour spiritualiser notre sur-puissance.

Notre époque, suggère Bidar, est celle de la descente des dieux dans l'âme et le corps des hommes, non pas, dit-il, comme une divinisation de l'humain, ni une humanisation du divin, mais pour une humanisation de l'humain par actualisation de ses capacités. Et c'est selon lui dans la doctrine même des différentes religions que ce concept se trouve le plus approfondi, notamment dans le christianisme, l'hindouisme et le bouddhisme, avec, respectivement, les thèmes de l'incarnation, de l' Avatâra et du Bodhisatwa.

Ainsi, affirme-t-il, et pour les siècles qui s'ouvrent, nous sommes dans la position de Jésus – Dieu fait homme – qui doit discerner entre les usages de la toute-puissance qui lui est échue (Mt 4, 8-9)… Il nous est demandé, comme à lui, de choisir le meilleur usage de la surpuissance et de la surnature qui sont les nôtres.

Ce qu' Abdennour Bidar entend par "surpuissance", "surnature", ou ailleurs "homme créateur", c'est tout ce qui, depuis quelques siècles, mais surtout actuellement, semble multiplier de manière exponentielle, et sans limite connue ( à l'infini ?), les capacités humaines de connaître, de comprendre et d'agir dans et sur ce monde, sur le temps, l'espace, la matière, le vivant et… sur lui-même. L'"homme créateur", selon Bidar, serait l'homme capable, non seulement d'user de toutes ses facultés, qui sont immenses (surpuissance), mais de n'en user que pour le bien du monde, du vivant, et au service de l'épanouissement et la réalisation maximum du potentiel de chacun.

Or cette toute-puissance fait peur ! Nous avons une expérience si désastreuse de la toute-puissance que la mémoire collective nous souffle de la rejeter comme le mal absolu. Mais, désormais, pense Bidar, nous ne pouvons plus la refuser. Si elle était autrefois une tentation, elle est désormais notre condition.

Aujourd'hui, en fait, on peut considérer que nous disposons déjà largement de tous les moyens intellectuels, matériels, techniques et financiers pour que tout homme en ce monde puisse jouir de conditions de vie dignes et ait accès au plaisir de vivre, au savoir et à la culture sous toutes ses formes. Les seules raisons des désastres criants dont notre monde donne le spectacle sont dans l'absence des choix éthiques nécessaires : la civilisation moderne et contemporaine peut être résumée par une image : une surpuissance fantastique donnée à des enfants qui la transforment en arme de destruction massive.

De quel côté chercher le modèle d'une toute-puissance assumée, maîtrisée, éclairée (…) assez maîtresse d'elle-même pour diriger sa fantastique énergie dans un sens créateur ? Selon l'auteur, nous n'avons qu'une solution : arracher le concept de Dieu à ses usages religieux et nous tourner vers lui, non plus pour le prier et faire comme s'il existait (hors de nous), mais pour nous inspirer de lui comme le seul modèle imaginaire disponible (…) d'une puissance qui serait fécondité, fertilité, enfantement, révélation, prodigalité, générosité, grâce, bonté, amour etc.

Et Abdennour Bidar d'ajouter un peu plus loin cette réflexion qui ne manquera pas de laisser le lecteur chrétien étonné :

Il nous faut assimiler la nature du divin, "avaler", intérioriser ou intégrer sa science ou son art de la toute-puissance. Il nous faut cultiver l'image du Christ telle qu'elle est définie précisément ensemble comme "Puissance de Dieu et sagesse de Dieu" (I Co, 24). Nous devons devenir des théophages, des mangeurs de Dieu.(…) L'eucharistie est l'image clé de notre sortie de la religion. Qu'est-ce que l'eucharistie doit enseigner à l'homme d'aujourd'hui ?

Que pour devenir l'homme "accompli" (suprêmement créateur), la toute-puissance ne suffit pas mais devra être éclairée par la façon dont Jésus en use dans les Évangiles (…) et nous comprendrons pourquoi on dit du Christ qu'il a donné aux hommes "le pouvoir de devenir des Fils de Dieu". Et d'ajouter cette extraordinaire formule :

"Les dieux ne sont pas les maîtres de l'homme, ils sont le nom de son avenir"

En guise d'épilogue…et d'ouverture…

Dans une dernière partie, où il nous invite à "mettre fin au gaspillage" actuel "de notre surpuissance" et à "convertir notre surpuissance en surnature créatrice", l'auteur tend à montrer que, désormais, concernant l'humanité, la capacité à pourvoir à ses besoins ne la rend dépendante que d'elle-même. Plus rien ne peut s'opposer à elle. Ni transcendance, ni fatalité.

Nous n'appartenons plus, écrit-il, au même stade d'évolution que les générations passées dont nous avons conservé la mémoire. Nous sommes devenus les dieux dont elles avaient l'image pour horizon.

Voilà en quel sens un autre monde est possible… (…) Un changement radical de la société est possible à cause de la mutation de la condition humaine qui a lieu sous nos yeux.

Il va même jusqu'à imaginer, non sans une anticipation quelque peu audacieuse, que notre évolution entre dans une phase qui, à terme, peut permettre à l'être humain de s'affranchir de toute dépendance subie ou aliénée à une extériorité – pouvoir, matière, espace, temps, lois physiques, univers, etc.

Même s'il est conscient que ces spéculations peuvent le faire taxer par les gens « raisonnables » de prophétisme fou et d'illuminisme incontrôlé…qu'est-ce qui nous autoriserait, au train où vont déjà les choses, à affirmer qu'à terme, il se trompe ?

Quant au fond, tout le long de ce travail, deux passages de nos textes fondateurs n'ont cessé de me trotter dans la tête :
"Moi j'avais dit : "vous êtes des dieux, des fils du Très-haut, vous tous !" Ps. 82,6
et l'usage qu'en fait le rédacteur du IV ème évangile en mettant dans la bouche de Jésus reprenant ces propos :
"N'est-il pas écrit dans votre Loi : "J'ai dit : vous êtes des dieux ?" (Jn 10,34-39)

La Loi appelle donc des dieux ceux à qui la parole de Dieu s'adressait… et affirmant que la filiation divine consiste à "faire les œuvres de Dieu", ce qui établit que celui qui agit ainsi est "en Dieu" et "Dieu en lui"…

Je ne puis m'empêcher de penser que ces textes de notre tradition (et bien d'autres) entrent en résonance évidente avec les intuitions du musulman Abdennour Bidar.

Par ailleurs, en même temps que je travaillais à ce texte, je suis tombé sur un commentaire de la parabole des talents (Mt 25, 14-30) par la psychanalyste Marie Balmary, dont je ne résiste pas à vous livrer cet extrait, en guise de conclusion :

"Voici ce que nous avons fini par lire. Cet homme quitte son peuple. Avant de disparaître, sans retour prévu, il remet ses biens à ses serviteurs. Il ne les leur confie pas à garder, pour un moment, jusqu'à ce qu'il revienne. Non, il les leur transmet. On emploie ce verbe lorsque, à sa mort, le roi transmet le pouvoir à son fils, il s'agit toujours d'une remise sans reprise….

Sommes-nous en présence d'un dieu dont l'homme est le serviteur, ou un dieu dont l'homme est l'héritier" interroge M.Balmary ? Pour elle, la réponse est claire…

C'est la question ouverte par Abdennour Bidar tout au long de son œuvre : Dieu est mort ? Absent ? Il nous faut désormais, en fils, faire fructifier l' héritage qu'il nous a laissé. Encore nous faut-il le connaître, en vérité….

Alain Dupuis

1 avril 2013 1 01 /04 /avril /2013 15:19
Henri Huysegoms Un prêtre parmi les moines bouddhistes en Thaïlande : Edmond Pezet.
Henri Huysegoms
LPC n° 21 / 2013

Lorsqu'en décembre 2008, Edmond Pezet, un prêtre français originaire du Lot, quitta ce monde, l'écrivain Gérard Bessière, qui l'avait bien connu, souligna l'importance spirituelle de cet homme méconnu :

"On conserve en France et dans l'Eglise, grâce à leurs écrits et à leurs amis, le souvenir des Pères Monchanin et Le Saux qui partirent à la rencontre de l'Hindouïsme. Edmond Pezet fut leur égal, à la rencontre du Boudddhisme, mais sa simplicité, son effacement, son apparence si ordinaire, ont fait que beaucoup sont passés à côté de lui sans voir l'être exceptionnel, le grand spirituel qu'il était, qu'il demeure."

Après son décès, nous nous sommes attelés, mon ami Pierre Liesse et moi-même, à rassembler ses lettres et écrits en vue de leur publication en un volume. Il vient de sortir de presse .(1)

Par l'étude et une vie commune avec des moines bouddhistes en Thaïlande, il a pu faire sienne l'intuition de base du Bouddha. Les valeurs religieuses qu'il a découvertes et exposées dans ses écrits peuvent constituer une précieuse contribution à une approche nouvelle et originale du message de Jésus.

Dès sa jeunesse. Pezet, comme l'appelaient ses intimes, est confronté à des situations très dures. Fils aîné de tout petits agriculteurs qui avaient eu bien de la peine à faire vivre leurs quatre enfants, il mène de front études et travail de la terre jusqu'à la fin de ses études de théologie. Quand il a quinze ans, son père est broyé par un camion devant ses yeux. En 1945, il se trouve incorporé à un corps expéditionnaire envoyé en Indochine. Son unité est engagée dans la contre-guérilla. Il se trouve le témoin impuissant de tortures commises par ses camarades de régiment sur des suspects vietminhs. Suite à cette expérience, il prend la décision de retourner à l'avenir dans cette région, comme missionnaire, pour compenser le mal qu'il a vu causer.

A la fin de l'année 1956, on le trouve dans le Nord-Est de la Thaïlande où il a été envoyé comme membre de la Société des Auxiliaires des Missions. Fidèle aux objectifs de cette société, il se met au service inconditionnel de l'évêque local, mais il se rend rapidement compte d'une pénible réalité.

Les chrétiens adhèrent à "une religion, avec un ciel de rêve, à l'eau de rose au bout, et pour y aboutir infailliblement, des 'trucs', des recettes, des cérémonies, des représentations assorties de force chiffons et fanfreluches, dont on ne voit pas bien la relation de l'un à l'autre" (in Le christianisme dans le N-E de la Thaïlande, 1966.)

Il se dit ahuri de voir la manière d'enseigner la religion aux catéchumènes: on leur demande d'assimiler, par mémorisation de questions et réponses, des affirmations dogmatiques exprimées avec des termes empruntés au sanscrit que personne ne comprend. Cet enseignement inadéquat allait de pair avec une méconnaissance du bouddhisme poussée parfois jusqu'au dédain.

"Les chrétiens ont été soigneusement déracinés de la richesse spirituelle, de l'expérience religieuse de leur race… surtout le clergé ! (tenu de 10 à 27 ans à l'écart de leur peuple). On leur a enseigné à administrer sur le modèle du curé français du siècle passé." (lettre à D., 8 juin 1958.)

Cette situation le peine profondément.

"Mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs, mes neveux, mes nièces, mes cousins du NE du pays thaï, comme je me sens mal à l'aise dans cette religion dont on vous a accoutrés : veste étrangère et étrange, à la fois trop courte et trop longue, comme quelque chose de pas fait pour vous, dont vous vous trouvez affublés et non pas habillés." ( in Le christianisme dans le N-E de la Thaïlande, 1966)

Son évêque, auquel il ouvre son cœur ne voit aucun problème à cette situation et lui conseille de s'habituer, mais pour lui cette situation devient bientôt intenable.

En 1970, la vie de Pezet prend un tournant décisif. Il monte à Bangkok, y apprend le sanscrit et le bouddhisme au niveau universitaire et loge pendant trois ans chez un bonze qu'il aide à rédiger des introductions sur le bouddhisme pour les étrangers. Là, il découvre un monde d'une richesse spirituelle qu'il ne soupçonnait pas. Ce qu'il apprend, ce n'est pas une doctrine nouvelle présentée comme vérité absolue, car le bouddhisme ne caractérise pas ainsi ses discours, mais une "doctrine" qui s'exprime exclusivement en valeurs existentielles, destinées non à être "sues", mais vécues. Le bouddhisme, par exemple, ne traite pas de la transcendance, car il ne s'engage pas dans des débats spéculatifs. Pour celui-ci, cette transcendance ne peut être perçue que dans la profondeur de l'immanence.

Dans une lettre de cette époque, il note que son évêque l'avait mis en garde de ne pas se laisser convertir, mais il ajoute :

"Oui,'bouddhiste' je le suis, comme je suis Thaï de cœur, comme 'eux', et je ne le deviendrai pas plus… mais je sais ce que j'entends par là : et je n'en suis que plus consciemment au Christ. Je sais que la sagesse de Bouddha n'est pas hors de l'Esprit du Christ comme toute richesse spirituelle humaine… Je crois même qu'un bouddhiste chrétien doit en exploitant les intuitions de Bouddha (et de l'Inde) trouver de nouveaux trésors dans le message du Christ" (lettre à B, 14 mai 1970.)

A partir de 1972, Pezet se met à rédiger une série d'articles. Les plus représentatifs d'entre eux peuvent être trouvés dans le volume que nous présentons ici. Les articles rédigés à partir de la fin de l'année 1973 sont particulièrement signifiants, car il y parle en connaissance de cause.

Ils sont le fruit d'une vie nourrie de méditation que Pezet a menée avec les "moines de la forêt". Ceux-ci observent en toute fidélité les conseils exigeants du Bouddha. Pezet veut faire découvrir par ses écrits ce bouddhisme radical bien différent de celui que l'on trouve dans les temples richement ornés de la capitale où peuvent se rencontrer des bonzes nantis et des fidèles attachés à une piété sentimentale à fond de croyances animistes.

Fin 1976, des chrétiens lui construisent une paillotte à l'orée de leur village. Ils ont ainsi retrouvé une pratique traditionnelle d'accueil d'un moine de la forêt.

"Voilà qu'il m'est arrivé ce que je n'osais vraiment pas espérer. […] C'est inouï qu'ils aient ainsi retrouvé l'atavisme bouddhiste (que je croyais à jamais perdu pour eux) de la communauté des fidèles 'maîtres de maison' qui fondent eux-mêmes 'leur' monastère pour un moine de leur choix, qui a accepté leur invitation, et qui devient 'leu' moine, en attendant que viennent des volontaires comme disciples former la communauté monastique." (in Le christianisme dans le N-E de la Thaïlande, 1966.)

Pezet considérait, comme condition d'une Eglise thaïlandaise bien enracinée et attrayante pour leurs compatriotes, une reconnaissance de l'importance d'une vie contemplative. Mais quand il mena une telle vie, il ne trouva pas de compréhension de la part de ses supérieurs. Finalement, c'est le cardinal de Bangkok qui lui signifie un "cessat". Il n'a plus qu'à quitter le pays. A partir de 1989, il mène une vie rude et dépouillée de curé dans un village de sa région d'origine et, en 2004, se retire dans une maison de retraite.

Dégageons à présent les grandes lignes de la voie bouddhiste telles que Pezet les a présentées dans ses écrits et qu'on peut trouver dans le livre. Il s'attache d'abord à dissiper les malentendus et faire pressentir à quel enrichissement peut contribuer cette voie pour raffermir notre fidélité à la voie de Jésus.

Beaucoup qualifient souvent le bouddhisme de sagesse et non de religion, car on n'y affirme pas l'existence d'un Être supérieur. Pezet explique que les bouddhistes refusent le terme de religion pour qualifier le bouddhisme car ils voient ce qui s'enseigne dans les autres religions: des "vérités" qu'il "faut" croire, "un Dieu, que l'auditeur comprend comme individualisé avec un psychisme comme le nôtre, et une âme qui peut se détacher du corps, en emportant le psychisme" […] Cela ne peut que [leur] faire l'effet d'un retour à la religion populaire qui 'sait des choses'" (in Le bouddhisme est-il une religion ?, inédit, 1971.)

Pour le bouddhiste qui connaît la "doctrine", les discours sur Dieu relèvent de l'anthropomorphisme, un procédé de langage, peut-être utile comme accessoire pédagogique avec des débutants, mais ne touchant pas à l'essentiel. Ne pas affirmer l'existence de Dieu, ni évoquer la "Source de notre être", par exemple, peut nous sembler faire preuve de matérialisme, mais Pezet nous met en garde :

"Remarque de départ : non religieux n'équivaut pas à irreligieux ; non théiste n'équivaut pas à athée ; non religieux, ou non théiste, n'équivalent pas à matérialiste. La Voie de réalisation spirituelle du Bouddha n'est pas théiste : cela est affirmé assez explicitement pour que personne n'en doute. [Elle] refuse d'objectiver le point d'arrivée de la Voie, ou ce qui est rejoint au terme de la Voie. La Voie est définie, non par l'objet poursuivi, mais par la qualité de l'existentiel qui est vécu. […]. Le problème n'est pas: quel est ou qui est l'Être Absolu à rejoindre? Mais quelle est l'attitude absolue, l'attitude intérieure suprême? Et il la définit comme la non-absolutisation du soi, la désappropriation de soi : l'attitude idéale, l'attitude "correcte" de l'homme est: Kénosis, renoncement !" (in Place du monachisme chrétien dans l'Église en Thaïlande, 1974.)

Celui qui tente de définir l'existence d'un Être Suprême pose cet Être comme un objet en face d'un moi. Or, le bouddhisme dénonce ce dualisme. L'absolu ne peut être posé comme objet et le moi qu'on affirme est illusoire. Une autre précision importante est nécessaire. Le bouddhisme, en parlant du "non-soi", ne nie pas la personnalité.

"Le bouddhisme le plus radical, non théiste,'Voie du Non Soi', du 'Vide', qui paraît évacuer toute valeur 'personnelle', au moins théoriquement, en fait ne vise à 'vider' que l'attachement, indu, égocentrique, à son propre 'soi' individuel, particulier, érigé en valeur absolue. Les valeurs de ce que nous appelons 'la personne' sont désignées comme 'Non Soi'. Ce n'est pas à entendre comme la négation ou le reniement de 'Soi' mais c'est la conversion du soi individuel, son retournement. C'est la négation de l'égocentrisme, la kénose, le 'Vide', (An-Atta)." (in Les religions… celles des autres et la nôtre, 1992.)

Une méditation pratiquée comme dialogue devrait pouvoir déboucher dans la contemplation. Elle seule permet de dépasser une vue dualiste de la réalité. Ce n'est que par la pratique fidèle d'une méditation qui ne s'attache à aucune pensée, même la plus noble, qu'on peut découvrir la réalité nue dans son mystère. C'est à cet approfondissement dans l'intériorité que devrait aboutir le dialogue avec un Tu, suprême interlocuteur du je.

Cette voie de l'immanence, Saint Augustin l'appelait "Dieu en moi plus moi-même que moi". Devenu un avec le fond de son être, on peut revenir, comme Moïse, de sa "nuée d'inconnaissance", transfiguré à son insu.

"Le spirituel a assisté, stupéfait, à un dévoilement. Il lui a été donné de voir, soudain, la vérité (le sens) des choses de la Vie. Après cela, on ne peut plus être comme avant. Et pourtant, si. Tout est pareil, car le 'spirituel' n'est pas un être à part […] L'Absolu garde son mystère entier. Ce qu'il donne de voir, c'est le sens des choses, leur Sens Ultime, leur Vérité Ultime pour nous. C'est le Sens de l'Absolu vécu par nous. Faire l'Absolu dans notre vie, c'est cela la Voie. […] C'est déjà vivre le Divin, dans son reflet existentiel vécu par nous en imitation, qui est participation ; c'est tout ce qui peut être réalisé maintenant. Mais n'est-ce pas déjà assez? […] Quel que soit le mot employé pour dire l'Indicible, l'Indicible n'est pas dit. Au-dessus de tout nom ! Sachant cela, il n'est pas illégitime de parler comme la Bible ou le Christ lui-même, anthropomorphiquement, de Dieu, si c'est humblement, sans présomption, conscients de nos limites. La foi est toujours humble ; c'est la spéculation rationnelle qui est en perpétuelle tentation, sinon tentative, de ne pas l'être" (in Le bouddhisme est-il une religion ?, inédit, 1971.)

Cette dernière citation montre bien à quel point le bouddhisme peut nous aider à nous libérer de notre tendance à absolutiser nos vues. Les croyances profanent le mystère de l'ultime. La purification, le renoncement à soi auquel invitent les bouddhistes peut nous faire percevoir le réel dé-voilé, présent dans la nudité de son mystère, et mener à une fidélité plus humble à la voie tracée par Jésus pour accomplir notre humanité. C'est à cela que nous invite le livre.

Henri Huysegoms

(1) Edmond Pezet, un prêtre parmi les moines bouddhistes en Thaïlande, Bruxelles, Société des Auxiliaires des Missions, 2012, 373 pages. Prix : 20 € + frais de port (4,42 € pour la Belgique, 11,07 € pour l'Europe et 17,65 € pour le reste du monde) au compte BE35 2100 9398 1837 de la SAM asbl, chaussée de Waterloo, 244, B 1040 Bruxelles. (Code IBAN BE35 2100 9398 1837, BIC : GEBABEBB). Hors Europe, paiement possible par Paypal. Pour toute commande, s'adresser à la SAM (samasbl@skynet.be) et préciser s'il s'agit de la version française ou anglaise. Tél : +32(0)2.5272323. Fax : +32(0)02.5377120. Voir d'autres écrits d' Edmond Pezet sur le site : www.Edmondpezet.org (retour)
1 janvier 2013 2 01 /01 /janvier /2013 14:48
Croyants et incroyants : qui êtes-vous ? (1)
Guy Luzsénszky(2)
LPC n° 20 / 2012

Une constatation s’impose avant tout : le clivage entre les deux camps s’est beaucoup estompé aujourd’hui. Du moins chez ceux qui ne sont plus les inconditionnels des appareils religieux. On ne sait plus très bien ce que veut dire "croyants" : croyants à quoi ? à qui ? sûrs de leur affaire ?

Essayons quand même de cerner l’attitude "croyante" : à quel vécu répond-elle ?

Ceux qui disent croire se réfèrent "à de l’invisible auquel ils se sentent reliés (…) (ils) ne se contentent pas de ce qu’ils voient et entendent. Ils essaient de faire attention à ce qui est le plus profond dans leur vie, mais qui ne saute pas aux yeux. Ils sont persuadés qu’il y a, dans l’existence, beaucoup plus que ce que l’on perçoit tous les jours. Pour eux, une part du réel ne se fait pas voir, mais n’en existe pas moins. Et l’on peut, dans la vie quotidienne, entrer en relation avec cette part secrète." (Comment sait-on qu’on a la foi ? – Centurion, 1991.)

Mais nous voilà piégés : beaucoup d’"incroyants" se reconnaîtraient dans ce portrait. Où est la différence ?

Essayons une piste : la différence entre croyants et incroyants serait dans l’objet de la croyance, de la foi. Cet "invisible", pour le croyant, se nomme "Dieu" ; l’incroyant le rejette.

La piste a été opératoire autrefois. Mais cela fait déjà un certain temps que la question : "Croyez-vous en Dieu ?" a fait place à une autre : "En quel Dieu croyez-vous ?". Et lui fait pendant celle-ci : "Vous, l’incroyant, de quel Dieu êtes-vous athée ?". C’est que "Dieu" est devenu le supermarché du religieux : chacun y trouve ce qu’il veut. Tant que les églises étaient universellement reconnues comme les professionnels de la foi, c’était clair : "Dieu" était défini par elles et l’on prenait position par rapport à ce Dieu. Mais cette compétence des églises est contestée de plus en plus, ce qui augmente la foule des croyants "nomades", hors les murs et hors des bercails.

Un autre fait, celui-ci aussi de plus en plus fréquent, atténue le clivage : des croyants qui ne savent plus bien où ils en sont. La frontière entre "croire" et "douter" est devenue une passoire ! Un personnage aussi officiel que le préfet de la Congrégation romaine de la Doctrine reconnaît qu’aujourd’hui la foi n’est possible que sur un "océan de doutes". Et j’ai entendu un grand croyant dire qu’aujourd’hui, croire en Dieu frisait l’héroïsme, car toutes les représentations que nous avions de lui et de ses rapports avec notre monde sont devenues inopérantes et Dieu est "incroyable".

Dans le camp adverse, cela ne va pas mieux : des scientifiques confessent qu’ils se débattent de toutes leurs forces contre la "tentation" de croire, il y en a même qui y succombent ! "Je ne peux pas admettre", dit Jean Rostand", qu’un "Être" ait créé tout cela et, d’autre part, j’ai peine à admettre que cela se soit fait seul, par la seule vertu du hasard. Alors je suis écartelé." (Croyance et raison, par Guy Lazothes, Centurion, 1991). Entre ceux qui sont subjugués par la stupéfiante machinerie de l’univers et les autres qui en relèvent les ratés, les incohérences, les gaspillages, le débat est loin d’être clos.

Tentons une autre approche : d’où vient la foi ? Quelle est son origine ? Pour les uns, c’était une intuition, le sentiment qu’il y a quelque chose d’autre que le visible ; l’impression d’être "habité". Pour d’autres, c’était le raisonnement : la décision d’adhérer au Réel, de prendre en compte l’invisible a été l’aboutissement d’une réflexion.

Mais là, aujourd’hui, beaucoup restent à mi-chemin : ils optent pour l’hypothèse "Dieu", comme celle qui, tout compte fait, leur paraît la plus raisonnable, mais continuent à être harcelés par tout ce qui la contredit : des "croyants" peu fiables, dont on ne sait pas bien de quel camp ils sont de fait…

Pour être complet, il faut mentionner aussi les "croyants" par tradition, du fait de l’éducation reçue et jamais mise en question : une "foi" qui est plutôt une idéologie dans laquelle on évolue à l’aise. Pourquoi se poser des questions difficiles, puisque cela fonctionne bien ? "Croyants", ceux-là ?

Je crois de plus en plus qu’il nous faut prendre nos distances envers tout cet héritage et reprendre, à nouveaux frais, la réflexion sur Dieu.

Nous sommes encore hantés par une image de Dieu qu’en a donnée l’interprétation traditionnelle de l’Ancien Testament. Pour beaucoup d’entre nous, elle a bercé notre enfance et peut-être même au-delà. Un jour, il a fallu en faire le deuil : manifestement, ce bon Père, aux menus soins près de nous, arrangeant nos affaires et écartant les pierres du chemin de ses fidèles, ce super PDG enfin, tirant toutes les ficelles, non, cela ne colle pas, c’est contredit par l’expérience quotidienne. Mais c’était dur d’y renoncer ! C’est dur de se retrouver seul face à l’existence, ses problèmes, ses risques ; de courir l’aventure "sans filet", sans pouvoir se dire que de toute façon, Quelqu’un nous repêchera ! C’était dur de ne plus avoir de Répondant à toutes ces questions qui tourmentent l’Homo sapiens depuis qu’il se sait mortel, questions auxquelles les religions ont apporté des réponses apaisantes. Dietrich Bonhoefer, ce pasteur luthérien, lorsqu’il attendait en prison d’être exécuté par les nazis, a compris que "de par la volonté de Dieu, il nous faut vivre sans Dieu dans ce monde". Les églises se sont bien gardées de lui faire de la publicité et elles prodiguent leurs faveurs aux groupes où l’on prie, chante et met de côté les questions troublantes… Le Dieu-supermarché est bien achalandé en marchandises alléchantes, l’on vous promet de douces émotions, des illuminations, de la "connaissance", et tout cela à des prix à la portée de tous !

Mais nous avons aussi, à côté du Dieu de la dévotion et pour en corriger les naïvetés, "le Dieu des philosophes".

Je crains qu’il ne soit en crise, lui aussi. Il est tributaire des catégories qui servaient aux penseurs grecs pour comprendre l’univers ; or, cette vision du monde ne tient plus devant les acquis de la science. Platon et Aristote pouvaient encore élaborer une idée du Créateur à partir de ce qu’ils savaient du cosmos ; mais celui-ci s’est révélé très différent de ce qu’il leur paraissait. Et ce que nous en savons et pressentons aujourd’hui, est plutôt fait pour décourager les prétentions de la raison. L’univers est devenu "impensable" et rend problématiques les tentatives de projections qui auraient pour objet d’en découvrir la Cause et l’explication ultime.

Pour finir, voilà ce qui, souvent, rapproche croyants et incroyants : dans les deux camps, malgré les convictions différentes, on se sent proches quand il s’agit des orientations fondamentales de l’existence. Chez les plus lucides, les plus exigeants, un instinct sûr dicte comment il faut vivre pour être digne du nom d’"homme". Marcel Légaut avait-il raison, quand il disait, à la fin de sa vie : "Il ne faut plus parler de Dieu, il faut parler de l’homme !" ? On avait prétendu déterminer ce que devait être l’homme et le sens de sa vie, à partir de Dieu. Or, il semble bien que Dieu, s’il existe, est muet. Ceux qui parlaient en son nom ne sont plus crédibles. C’est là un progrès de l’humanité, un acquis auquel l’histoire ne connaît rien de comparable ; un point de non retour. Oui, l’homme est désormais seul. Dieu reste bien la question qui nous hante, mais, de toute évidence, il nous laisse à nos ressources. Situation peu confortable, voire angoissante, mais on ne peut y échapper, il faut en accepter tous les risques. Nous sommes acculés à être rigoureux, lucides, courageux, pour préciser les pressentiments qui surgissent de nos profondeurs, concernant ce que nous sommes et avons à devenir. Labeur de l’esprit, qui avance pas à pas, à mesure que le vécu ratifie ses acquis ; c’est la mobilisation de la totalité de l’homme, de ses multiples ressources, qui permet d’espérer progresser vers la plénitude de l’humain.

Cette plénitude requiert, il semble bien, de laisser un espace pour ce qui dépasse l’homme. Indéfinissable, imbriqué dans le quotidien et dans l’activité diverse de l’homme, tout en étant quelque chose de plus. Espace que nous garderons jalousement, interdisant à quiconque de s’y installer. La tentation est de toujours : c’est la peur du vide ! Théologies et mythologies fleurissent. Je me retourne avec un respect fraternel vers ces tentatives, même les plus aberrantes. Tout cet effort pour percer le mystère, cette inquiétude inlassable, cette insatisfaction du visible et du tangible est souverainement respectable. Puis il y a les intuitions fulgurantes des génies du spirituel. Ont-ils parlé de l’homme quand ils croyaient parler de Dieu ? Ou cela revient-il au même ? Avons-nous un autre chemin vers Dieu que le chemin de l’homme ?

Croyants, incroyants : je m’inquiète peu de ce que vous pensez. Sur ce qui dépasse notre monde, toute parole n’est que babil d’enfant. Ce qui m’intéresse, c’est ce que vous vivez. Qu’est-ce qui vous fait vivre, où surgit l’humain dans votre vie ? J’y devinerai ce que peut-être un jour j’oserai de nouveau appeler Dieu.

Guy Luzsénszky

(1) publié dans "Croyance, incroyance" - Rencontre avec Jean Sulivan N°7/1993 (retour)
(2) Guy Luzsénszky. Membre de la Communion de Boquen. Auteur de " Boquen, chronique d’un espoir" (Éd.Stock). À partir de 1964, sous l'impulsion de Bernard Besret relayé par Guy Luzsénszky, se vit une expérience originale partagée par un grand nombre de personnes : la Communion de Boquen qui vise tout particulièrement l'objectif de permettre aux laïcs de s'investir en toute responsabilité dans le fonctionnement et les orientations de la Communion. En 1976, l'épiscopat et l'ordre cistercien mettent un terme à cette expérience en installant dans les lieux les sœurs de Bethléem à vocation érémitique. La Communion de Boquen devient nomade. Guy Luzsénszky choisit de partager avec elle ce chemin jusqu'en 1978, où à Poulancre elle trouve un lieu qui favorise le vivre ensemble. Auteur aussi de : "Quand on a fait tant de chemin ; propos d'un moine de plein vent" (Éd L'Harmattan 2001) (retour)
1 octobre 2012 1 01 /10 /octobre /2012 14:24
Une foi… non religieuse.
Marc Dandoy
LPC n° 19 / 2012

Il nous semble que, pour être fidèle au message libérateur de l’homme Jésus, le christianisme doit (re)devenir non religieux. Paradoxe ? Peut-être pas !!!

Beaucoup préfèrent aujourd’hui parler du christianisme en termes de "foi". Mais cela change-t-il quelque chose ? Cela dépend de ce que l’on met sous les mots. Ce que l’on sait, c’est que le mot "foi" dérive de la racine hébraïque émouna. Cette racine émouna - qui nous a donné le mot "amen" - évoque quelque chose de solide, quelque chose de bien enraciné, bien ancré. Le mot "pieu" (au sens de "piquet") est ainsi associé à ce terme. Et un piquet, pour un hébreu nomade vivant parfois ou souvent dans le désert, c’est vital : le "pieu", c’est ce qui fait tenir la tente face aux vents du désert ; grâce aux "pieux", la tente résiste. Et la foi est de cet ordre : un ancrage, quelque chose qui, malgré les tempêtes, nous maintient en vie et nous permet de résister.

Le christianisme n’a donc rien d’une "religion" construite sur des dogmes et des doctrines et qui se maintiendrait grâce au carcan d’institutions pesantes et paralysantes.

La foi, c’est "tout simplement" une "bonne nouvelle" (sens du mot "évangile") qui nous permet de tenir le coup. La foi en l’Homme Jésus est bien une sagesse, une philosophie de vie, une manière d’être et surtout une manière d’agir, une "praxis" comme l’est d’ailleurs aussi le judaïsme. La foi n’est donc ni de l’ordre du contraignant, ni du moralisant, ni du culpabilisant que présentent certains types de religiosités dites chrétiennes ; la foi, par contre, est découverte du souffle et de la dynamique d’une bonne nouvelle libérante et libératrice. La foi n’est donc ni une "croyance" ni un "savoir", fût-il sur "Dieu ! "

Un collègue français, Pierre-Yves Ruff, écrivait : "Depuis toujours, la foi est le contraire des certitudes. Quand je sais quelque chose, je n’ai pas besoin de le croire. Si j’en suis absolument certain, je ne ressens pas la nécessité d’un acte de confiance. Je sais : cela suffit. Ce n’est que lorsque je ne sais pas qu’un mouvement de foi devient possible… ou superflu (…). Le seul Dieu qui m’importe est celui que j’ai rencontré. Il n’est pas dramatique qu’il ne ressemble pas toujours à ce qu’on dit de lui. Si demain je le découvre différent de ce que je suppose, je changerai immédiatement d’avis. Mais il est clair que ce que je perçois de lui aujourd’hui m’éloigne des discours les plus classiques. Ceux-là me parlent d’un dieu que je trouve bizarre, pour ne pas dire caractériel (…). Ils me paraissent faire de Jésus une idole chrétienne".

Voilà ma crainte : je crains que la "religion" n'enferme, n'emprisonne, ne détermine, ne définisse, ne fixe, ne clôture…Voilà mon espérance : que la foi ouvre et s’ouvre, libère, respire, voyage, vagabonde, cherche… et cherche encore.

Marc Dandoy

1 octobre 2012 1 01 /10 /octobre /2012 14:18
Herman Van den Meersschaut Le doute qui fait mourir.
Herman Van den Meersschaut
LPC n° 19 / 2012

"Douter, c’est naître" nous dit Christiane. Vous en doutez ? Parfois ? Comme moi, sans doute. Car, pour moi, il n’y a pas de doute que, parfois, douter fait mourir.

Le dictionnaire nous apprend que douter c’est :

  1. L’état d’incertitude de la réalité d’un fait, de l’exactitude d’une déclaration, de la conduite à suivre.
  2. Un manque de confiance dans la sincérité de quelqu’un, dans la réalisation de quelque chose, un soupçon, la méfiance.

L’ignorance et l’incertitude excitent notre fabuleux désir de comprendre, de connaître, de vérifier, de dominer la réalité objective de notre monde.

Tout au long de sa lente sortie de l’animalité et de l’émergence de sa conscience, l’homme a sans cesse essayé de mettre de l’ordre dans son univers en nommant les choses, les êtres et les forces obscures ; en les classant, les apprivoisant, afin de calmer son angoisse devant cet univers qu’il ne maîtrisait pas et qu’il percevait souvent comme un immense chaos. Le progrès n’a donc été possible que par une continuelle remise en question de ses connaissances. Dans ce cas, douter c’est naître, sans aucun doute.

Comme le suggère la définition, le doute est inévitablement lié au choix. Le récit des tentations de Jésus en est une bonne illustration. Il présente, en un tableau de trois séquences, les choix essentiels que tout humain doit faire dans sa vie.

En ce qui me concerne, il se fait que, par héritage et par choix personnel, je me trouve engagé dans la Voie proposée par Jésus de Nazareth. "Cette voie est, dans toute son exigence, la voie que je suis invité à mon tour à inventer, malgré mes limites et mes faiblesses, à ma manière, dans ma culture, en ce monde, aujourd’hui." (André Hannaert LPC n°110/2001)

Comme pour André, il y a là, pour moi aussi, une certitude.

Mais c’est là que, pourtant, peut s’insinuer le doute qui fait mourir.

Il ne s’agit pas ici de douter de tel ou tel dogme ou fait historique, mais de l’essence même de la Voie évangélique. Il s’agit d’une méfiance à l’égard de ce qui fait le centre de la vie et de l’enseignement de Jésus : l’amour. Amour-Agapè bien sûr, et non Eros ; lequel, avec Argent et Pouvoir, apparaissent aujourd’hui comme les idoles dominantes. Toutes trois nous poussent, par n’importe quels moyens, à la satisfaction immédiate de nos désirs personnels. Très vite, c’est la loi de la jungle.

Par contre, les exigences de l'amour vécu par Jésus sont d'un tout autre ordre : respect, justice, partage, miséricorde, dialogue, pardon, mais aussi….amour de l'ennemi ?!

Et c’est ici que, bien souvent, nous calons devant la difficulté. Nous doutons de l'efficacité, des résultats de cet engagement radical. Nous redoutons les risques. Nous avons peur d’être moqués, dupés, exploités, écrasés… et alors, plutôt que d’être écrasés… trop souvent nous écrasons !

"Je ne comprends pas ce que je fais : car je ne fais pas ce que je voudrais faire, mais je fais ce que je déteste.(..) En effet, quoique le désir de faire le bien existe en moi, je suis pourtant incapable de l’accomplir. Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas (…) Au fond de moi-même je prends plaisir à la loi de Dieu. Mais je trouve dans mon être une autre loi qui combat celle qu’approuve ma raison." (Romains, chap.7, 14 à 25)

Paul exprime si bien cette confusion que, comme vous sans doute, j’ai maintes fois vécue comme un écartèlement, une dualité crucifiante. Que celui qui ne l’a jamais connue me jette la première pierre ! Il nous est arrivé à tous de douter de l’amour et de lui préférer nos intérêts égoïstes. Douter de l’amour, c’est surtout, je pense, refuser de croire, voire nier qu’il est la seule option vraiment humaine et humanisante pour tous nos problèmes de coexistence en ce monde.

L’actualité récente fourmille d’exemples où les solutions humanisantes nous sont connues et où, malgré tout, nous nous enfonçons tête baissée dans l’erreur et le mépris de l’humain : le conflit israëlo-palestinien, la Syrie, l'Afghanistan, le capitalisme débridé et la crise qu'il provoque, nos problèmes communautaires belges, l'immigration, etc.

Mais, dans notre vie sociale et familiale également, trop souvent les démarches de dialogue et de pardon ne sont même plus envisagées et la rupture est souvent la seule solution retenue.

Ce doute-là est destructeur. Il fait mourir l'humain en l'homme.

"Notre raison a foutu le camp, il n’en reste que les calculettes" nous dit sévèrement Maurice Bellet.

Il est vrai que la société néolibérale qui se développe sous nos yeux ne nous pousse pas à l’optimisme. Mais ma foi, ma confiance en Jésus, pour moi, modèle d'humanité, me pousse à croire en l’homme, en nous-mêmes, capables malgré nos faiblesses, de tant de grandeur et d’humanité !

Habités et animés par l’amour, nous pouvons nous sauver de nos enfers, c’est ma seconde certitude.

"Que reste-t-il quand il ne reste rien ?" dit encore M. Bellet : "C'est cet entre nous qui nous fait humains les uns aux autres. Mais ce n’est pas un reste ! C’est l’amour, la prodigieuse aurore de l’humanité, la parole vive, qui est aussi bien chair, action, pensée, où chacun peut habiter, délié des horreurs infernales, et peut dire "je" dans l’accueil du proche, l’accueil qu’il donne et qui lui est donné. Car cela, c’est l’espace du don… Après tout, l’humanité est si jeune, nous ne sommes peut-être qu’au début de l’invention de l’amour." (1)

Herman Van den Meersschaut

(1) "Christ à venir" Maurice Bellet dans la revue Études de décembre 2000. (retour)