Le texte de Jérémie cité en tête de cette réflexion appartient à tout un long discours prophétique destiné à fustiger l'empressement du peuple d'Israël à retomber dans l'idolâtrie, aussitôt sorti du désert et installé en terre promise. Comme la « manne », autre métaphore du Dieu Présence de Vie, pourrissait au désert quand on voulait la stocker pour le lendemain, ainsi les citernes creusées pour stocker l'eau se retrouvent bientôt à sec, quand l'eau vive, elle, continue de couler généreusement. N'y a-t-il pas dans ces métaphores très parlantes une implacable mise en garde contre toutes les formes d'institutionalisation du Divin, qui, comme l'eau vive, ne se laisse jamais enfermer durablement dans aucune construction de main d'homme ? Quant à l'eau des « citernes », qu'a-t-elle de commun avec celle de la Source ? Quand la citerne commença à fuir… Jusqu'à la fin du Moyen-Age, dans nos vieilles terres de chrétienté, la citerne semblait solide, et l'eau qu'elle contenait, sans reproches. Dieu occupait tout l'espace céleste et terrestre comme une évidence parfaitement installée, intégrée à l'ordre politico-social dont il était le garant : les hiérarchies civiles et religieuses étaient ses « lieutenants » sur terre. De plus, les Saintes Écritures, dont les clercs se réservaient l'interprétation, étaient réputées source et norme unique de tout savoir sur Dieu, sur l'Homme et sur le Monde. La citerne semblait pleine et bien étanche… La Renaissance marqua le début du délitement de ce qui paraissait fondé pour l'éternité. Si Dieu passait pour garant et fondement du système culturel et politico-sacré mis en place depuis quelques mille ans, il ne pouvait sortir indemne des chamboulements intellectuels, spirituels et politiques en cours, et qui ouvraient des brèches dans la belle construction. Malgré tous les replâtrages, toutes les résistances, les contre-réformes ecclésiales, les absolutismes royaux et princiers…, la route était ouverte à la liberté de penser, de chercher, d'étudier, de connaître, hors des réservoirs bien bétonnés du dogme. Tôt ou tard devait naturellement s'imposer la liberté de croire, ou non, aux thèses de la Religion… y compris à l'authenticité du Dieu qu'elle prétendait « conserver » fidèlement. En Europe, au siècle des « Lumières », Montesquieu, Voltaire, Diderot, les Encyclopédistes et Jean‑Jacques Rousseau, pour ne citer que les francophones les plus illustres, contribuèrent à ébranler sérieusement l'édifice et son contenu. Dès la fin du 18ème siècle, les scientifiques, quant à eux, revendiquèrent de n'avoir plus guère besoin de l'hypothèse de ce Dieu-là pour avancer dans la connaissance et la maîtrise de ce monde. Que ce Dieu devienne une simple hypothèse, et, qui plus est, tout à fait superflue dans l'avancée intellectuelle de l'humanité, c'était déjà en soi un vrai séisme. Et les citernes ne supportent pas bien les séismes, c'est bien connu ! D'hypothèse inutile, ce Dieu-là fit vite figure de handicap pour un exercice rigoureux de la raison, de la liberté et de la créativité humaine. Quand l'eau de la citerne fut déclarée "toxique"… Ce pas fut franchi aux 19ème et 20ème siècles, avec le fort impact d'écoles de pensée dont le souci fut, plus ou moins clairement, d'affranchir l'Homme de la Religion et du Dieu dont elle se prétend la « dépositaire » attitrée. Pour beaucoup, dès le 19ème siècle, ce Dieu n'est plus seulement inutile : il est dénoncé comme préjudiciable, voire nocif aux hommes. Selon Feuerbach (1), ce Dieu ne serait en effet que la projection, dans un ailleurs purement imaginaire, des aspirations les plus hautes que l'homme porte en lui-même et qu'il ne tiendrait qu'à lui de réaliser. Par cette projection, l'homme se retrouverait « dépossédé de ce qui lui appartient en propre, au profit d'une réalité illusoire ». Marx, analysant les mécanismes d'une société où la règle serait « l'exploitation de l'homme par l'homme », dénonce, lui aussi, la Religion et son Dieu comme des illusions, mais illusions instrumentalisées par les puissants, pour mieux soumettre les faibles. La Religion et son Dieu ne sont que l'« opium du Peuple ». Selon Marx, il serait inutile de se battre contre ce Dieu et la Religion : la victoire, par le seul génie humain, sur les agressions de la nature, la misère humaine et l'oppression sociale, rendra parfaitement inutile le recours à l'eau hallucinogène des citernes. Freud, lui, voyait dans la Religion et son Dieu des affabulations nées de réminiscences inconscientes d'aspirations, de frustrations et de conflits intériorisés et refoulés dans la petite enfance. Le « Père tout-puissant » aurait beaucoup à voir avec la figure du « père » tout court. Le Dieu visé par Freud est sans doute d'abord le Dieu patriarcal, législateur et juge, de la religion mosaïque, dont « la représentation se confond (…) avec le Surmoi » (2). Malgré des avis dissidents exprimés par certains de ses disciples et successeurs, la psychanalyse naissante fit beaucoup pour nourrir le soupçon contre ce Dieu et les « fonctionnements » psychiques auxquels il se réfère. Nietzsche, bien qu'inventeur de la formule selon laquelle Dieu serait « mort », dénoncera plutôt le christianisme, à ses yeux perverti, devenu un anti-humanisme, que le Christ, ou même Dieu. Il s'en prend à ce que ce christianisme-là aurait fait de Dieu et de l'Homme : « La notion chrétienne de Dieu (…) est une des notions de Dieu les plus corrompues qu'on ait atteint sur terre ; (…) Dieu dégénéré en antithèse de la vie, au lieu d'être sa transfiguration et son oui éternel ! En Dieu, l'hostilité déclarée à la vie, à la nature, au vouloir vivre ! » (3). Bref, l'eau de la citerne lui semblait passablement croupie… Plus proche de nous, un Albert Camus rejoint Nietzsche dans son rejet viscéral du « Dieu » chrétien tel qu'il lui apparaît : Dieu de la fuite et du rejet du monde. Sans écarter l'idée d'une « réalité ultime », il proclame : « Je ne refuse pas d'aller vers l'Être. Mais je ne veux pas d'un chemin qui s'écarte des êtres » (4). Dénonçant la souffrance omni-présente, il doute fort de l'existence d'un Dieu bon et tout-puissant qui, dans ce cas, serait « un Dieu tout-puissant et malfaisant, ou bienfaisant et stérile ». Sartre, lui, fut le théoricien catégorique d'un monde sans Dieu, c'est-à-dire sans autre sens que celui que l'homme s'inventera : « Il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté (…), l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme. » (5). Pour lui, la citerne est vide, et l'a toujours été… « Dieu » a-t-il disparu avec l'eau de la citerne ? De cette « mise en examen » de Dieu dans l'Europe du 20ème siècle en tout cas, il découle, globalement, que, pour les hommes de notre temps, le Dieu de la religion judéo-chrétienne et de ses théologiens, serait, pour le moins, détrôné, et mal en point. Dans un service de « soins intensifs », les médecins parleraient de « pronostic vital engagé »… Mais qui est, en réalité, ce Dieu au chevet de qui nous nous penchons ? Serait-ce ce concept froid, simple "Cause Première" de tout ce qui est ? Le bouche-trou de nos ignorances, peu à peu évincé à mesure que l'homme progresse dans la connaissance des réalités de ce monde, la maîtrise de leurs fonctionnements, y compris ceux de la vie, et de la « psyché » humaine ? Le juge suprême, origine et garant de toute loi et de toute morale, châtiant, pardonnant et récompensant ? Un Dieu législateur dont l'influence est désormais marginale - au grand dépit des « religieux » - dans la quête de règles propres à assurer un « bon usage de la vie » (B. Besret), une juste convivialité entre les hommes et un juste rapport au reste de leur environnement ? La « Providence » ? Ce Dieu censé intervenir dans nos vies, ou dans le cours des événements, pour les conformer soit à Son désir, soit au nôtre, suivant les jours ? Comment ne pas prendre au sérieux ceux qui prétendent, aujourd'hui, que ce « Dieu-là » est d'abord une construction bien utile, née de l'imaginaire fécond et inquiet des hommes ? Et comment ne pas voir que, dans la conscience collective de l'Occident judéo-chrétien de l'« après Auschwitz », ce « deus ex machina » qui « fait l'Histoire » et veille au destin de chacun, est mort et ne se relèvera jamais vraiment des cendres de cette atroce tragédie, ni d'ailleurs de tant d'autres, survenues avant, et depuis ? A bien y regarder, la négation, la mort et la sortie programmée de l'Histoire de ce Dieu-là, n'était‑elle pas déjà proclamée dans le silence de plomb qui présida au martyre de Jésus le Nazôréen, broyé, comme tant d'autres avant et après lui, par l'abitraire complice des « pouvoirs » politiques ET religieux du lieu et du temps ? Le seul Dieu réputé mort, ou disparu, ne serait-il pas précisément ce Dieu extérieur, envahissant, omni-présent, omniscient et omnipotent fantasmé par des hommes qui tentent de conjurer leur peur en se racontant tout haut des histoires, comme les petits enfants dans le noir ? Et par des hommes d'autant plus bavards que le Silence est vertigineux ! Oui, ce Dieu-là, la raison, la sécularisation, la connaissance, l'irrésistible émergence de la « personne » humaine face à tous les « collectivismes » idolâtres (et il y a un collectivisme « chrétien » !), semblent en passe d'en venir à bout. Dans cette révolution culturelle d'un monde supposé être devenu « majeur », suivant une opinion chère à Emmanuel Kant, reprise plus tard par Dietrich Bonhoeffer, le Divin semble bien devoir cesser de jouer les « UTILITÉS ». Mais notre Occident n'est-il pas en train de retrouver, parfois venus d'ailleurs, les remèdes à ses stériles enfermements doctrinaux et les moyens d'un retour à la Source d'eau vive, toute de « GRATUITÉ » ? Et si la Source coulait, libre, bien loin de nos citernes ? Le 20ème siècle ne fut pas seulement pour notre Occident celui des drames en série et du « désenchantement du monde » (M. Gauchet), mais probablement aussi celui d'ébranlements salutaires, dont on mesure peut-être mal la portée. Ainsi, par exemple, à peine sorti du vacarme et des violences inouïes de la seconde guerre mondiale, l'Occident vécut un traumatisme qui sidéra les consciences et les coeurs en la personne… du Mahâtmâ Gandhi. Le monde occidental, imbu de ses prétendues « valeurs chrétiennes », déjà sérieusement mises à mal, prenait dans la figure l'immense gifle morale de ce petit avocat indien, très cultivé, hindouiste fervent, presque nu, ayant abandonné tout bien, tout lien, toute puissance, et qui, par sa seule force intérieure et la plus stricte non-violence, entreprit de rendre leur dignité à des millions d'indiens en mettant à genoux l'Empire colonial le plus orgueilleux ! Par son intériorité lumineuse, puisée aux sources d'une tradition spirituelle bien plus ancienne que la nôtre, et un « évangile » pris très au sérieux, Gandhi révolutionna le regard de l'homme d'Occident sur les autres cultures et la manière que Dieu pourrait bien avoir d'être au monde, dans et par les hommes ! Et si l'on devait « juger l'arbre à ses fruits », ne devrait-on pas, soudain, admettre que l'Eau Vive coule aussi en Inde ? Et ce fut l'origine, dans notre Occident, d'un regard nouveau sur l'approche hindouiste de l'Homme et du Divin. Innombrables furent les auteurs laïcs et religieux qui firent découvrir, derrière les apparences parfois déconcertantes des dévotions populaires, une authentique tradition mystique, toute d'intériorité, où l'homme tout entier, physique et psychique, est saisi et appelé à prendre la pleine mesure de sa relation au Divin. Le second choc spirituel fut, sans doute, l'irruption en Occident, suite à des circonstances parfois tragiques, du Bouddhisme, dans toute la diversité de ses écoles et traditions. Il est impressionnant de voir comment, en quelques décennies, l'Europe, mais aussi l'Amérique, se sont couvertes de pagodes, de monastères bouddhistes, tibétains, ou Zen de diverses obédiences, éveillant l'intérêt croissant et l'adhésion de millions de sympathisants et d'adeptes occidentaux. La rencontre avec la mystique indienne a, sans aucun doute, contribué à restaurer l'unité corps‑esprit, matière-esprit, dans la vision occidentale du « spirituel ». Le Bouddhisme, surtout dans son approche Zen, a certainement contribué à restaurer la place du silence, extérieur, mais surtout intérieur, comme voie royale du cheminement spirituel. De plus, le « Silence du Bouddha » (R. Panikkar) sur la « Réalité Ultime » a beaucoup contribué à réhabiliter en Occident l'approche mystique et apophatique (6) de la « Réalité Ultime ». Et enfin, la Voie bouddhiste n'est pas sans évoquer, par la méditation silencieuse, la pratique de la « pleine conscience », l'abandon progressif de toute illusion et l'appaisement en nous de toutes les contradictions, la voie hésychaste chère à l'Orient chrétien. Voies qui conduisent l'une comme l'autre, à une conscience claire, au fond de nous-même, de notre unité avec le « Tout »… ou le « Rien », comme le dira si bien, plus tard, Jean de La Croix. Vécu profond qui permet, aujourd'hui, de belles rencontres entre spirituels bouddhistes et chrétiens… L'irruption de l'Asie dans notre champ culturel a clairement contribué à l'éveil d'une autre vision de l'homme, du monde et du « Divin ». De plus, pour certains, la présence, nouvelle, de l'Islam à nos côtés, et sa grande tradition mystique Soufi, aura aussi chamboulé leur expérience spirituelle intérieure. Enfin, ne doit-on pas signaler, depuis des années, une attention beaucoup moins méprisante et nouvelle de notre « culture » à d'autres traditions spirituelles de l'humanité telles que le chamanisme ou l'animisme, et tout ce qu'elles nous enseignent sur notre lien profond avec le cosmos, la terre, tout le « vivant », et le mystère de ce monde. Mais il convient aussi de remarquer que l'ensemble de ces mutations de la sensibilité occidentale coïncide (de gré ou de force) avec une radicale remise en question de notre rapport à la Nature, et avec l'urgence d'une gestion respectueuse, reponsable, solidaire et durable d'une planète devenue toute petite. Dieu, Source d'eau vive, gratuite, au coeur de chacun ? Bien sûr, prétendre que Dieu lui-même aurait disparu, comme l'eau des citernes, au gré des bouversements géopolitiques, culturels, religieux qui affectent notre « village planétaire » à un rythme accéléré, nous semble assez puéril. Mais ne pas saisir que la perception que les hommes peuvent avoir de Lui, désormais, est en train de changer radicalement, relèverait sans doute d'un tragique aveuglement, dont certains semblent parfois frappés. Maurice Zundel, en 1975 déjà, alertait ses paroissiens : « Nous avons une peine infinie à prendre le tournant, c'est-à-dire à intérioriser Dieu. Nous continuons presque toujours à Le situer en dehors de nous comme une puissance qui nous domine (…) alors que, justement, la nouveauté, (de l'évangile) c'est de situer Dieu au plus intime de nous-même, comme une source qui jaillit en vie éternelle. » (Homélie du 23-02). Et encore, cette remarque prophétique : « L'humanité se désintéressera de plus en plus de Dieu s'il n'apparaît pas comme ce dedans, qui nous amène à connaître notre propre intimité, qui nous apprend à découvrir l'immensité de notre aventure. » (Ibidem). N'est-ce pas là toute l'aventure traversée par Jésus, à laquelle il désira tant éveiller ses contemporains, et qui nous concerne tous, à notre tour ? En 1995, Eugène Drewermann publiait « Dieu immédiat », évoquant par ce titre l'appel pour chacun à faire en soi-même l'expérience du « Divin », indépendamment des médiations religieuses institutionnelles. Des Jean Sulivan, des Marcel Légaut, des Louis Evely, Marie-Madeleine Davy et tant d'autres ont, en leur temps, induit chez beaucoup la redécouverte de l'intériorité comme « lieu » de l'expérience spirituelle, de la « Rencontre » promise par Jésus, au secret de la « chambre ». Depuis une cinquantaine d'années, il est frappant de voir le regain d'intérêt, chez les chrétiens d'Occident, pour des « spirituels » de la trempe de Maître Eckhart, Jean Tauler ou Nicolas de Cues, longtemps occultés ou écartés pour leurs « libertés » doctrinales… Ce n'est pas un hasard : l'enseignement central de ces grands maîtres (et de bien d'autres, chrétiens ou non) est que la vie spirituelle consiste, tout simplement, pour chacun, à permettre « la naissance de Dieu » en soi, ou à laisser venir à maturité la part de Divin qui nous habite, et qui ne demande qu'à transfigurer nos vies. L'enfant prodigue d'Occident, mourant de soif à côté de citernes vides, et ayant dilapidé l'héritage en fausse « religiosité », ne serait-il pas en train, par mille voies inattendues, de ré-apprendre à faire silence et à « rentrer en lui-même » pour y redécouvrir du même coup et la Source d'eau vive, et la Joie de la Noce, à partager avec tous ? Oui, notre Dieu a cessé d'être UTILE. Il est DON gratuit (Jn 4-10). Pour qui a goûté au DON, il est pourtant plus qu'indispensable (D. Bonhoeffer). Il est Source d'eau vive que rien n'arrête ni ne retient. Il est manne. Il est celui qu'on ne peut même pas nommer et à qui l'auteur biblique si subtile d'Exode 3-14 fait dire l'énigmatique « Je suis qui je serai… » qui traverse toute la tradition biblique et l'histoire des hommes… L'identité-même de Dieu n'est-elle pas là : le DON GRATUIT, hier, aujourd'hui, demain ? Identité qui devient nôtre à la mesure où nous devenons Don, à notre tour. Selon la splendide devise de Pierre Ceyrac : « Tout ce qui n'est pas donné, est perdu ». Qu'ajouter à cela ? Ne construisons plus de citernes. Ne devenons pas citerne nous-même : ça croupit et ça ne tient pas l'eau. Allons sans cesse à la Source vive et buvons-y avec tous les autres. |