"On ira tous au paradis…" chantait Michel Polnareff. Et voici qu'un éminent bibliste protestant et une psychanalyste de renom paraphrasent ce titre (1) pour débattre du bien-fondé "chrétien" d'une telle espérance… Il y a là un double thème aussi vieux que notre humanité : d'une part, le refus de la mort comme anéantissement de tout notre être : une conscience, un regard, une sensibilité qui, le temps d'une vie, ont signifié découverte, savoir, savoir-faire, communication, émerveillement, révolte, jugement de valeur, amour-tendresse, amour-passion, plaisir, souffrance, relations, ruptures, alliances, arrachements. Et d'autre part l'attente d'une juste rétribution/compensation pour les efforts, les épreuves surmontées et les souffrances subies en cette vie. Aujourd'hui, dans notre culture occidentale rationaliste, le discours de la plupart de ces traditions, leurs croyances, leurs dogmes, leur cosmologie et leur anthropologie, leurs rituels, leurs lois morales, leurs explications et leurs promesses font figure de discours archaïques, dépassés parce qu'irrationnels". Le christianisme n'y échappe pas. L'anthropologie considère que les rituels funéraires furent une des premières marques d'humanisation chez nos lointains ancêtres hominidés. Ils témoignent du refus d'assimiler la personne du défunt et sa dépouille au reste des déchets et cadavres abandonnés par la nature au fil des jours et des saisons. Et quel que soit le degré d'élaboration des "religions" ou des "sagesses", sous toutes les latitudes, la plupart mettent en scène une "vie après-mort", et le lien (religio) des vivants avec un monde supposé des esprits et des ancêtres (rites funéraires de l'Egypte ancienne, culte des ancêtres cher à l'Asie et aux animismes océaniens, africains et amérindiens, etc…). Et ces cultures associent le plus souvent ces spéculations et constructions à la croyance en un jugement ou/et un nouveau sort constituant la rétribution post mortem à la mesure de la valeur des vies écoulées. L'exception du judaïsme ancien !… (2) Compte tenu de l'impact de la pensée juive (biblique, en tout cas) sur notre culture occidentale, nos schémas mentaux, nos représentations du monde, notre anthropologie et notre système de valeur, un détour par le judaïsme s'impose. a) Une "religion" sans "au-delà" ! Le premier constat, considérable, est que le judaïsme est resté, très longtemps presque totalement réfractaire à l'idée même d'une "vie après la mort" ! Jusqu'à la fin de l'exil babylonien (6ème siècle av. J.C.), et même jusqu'au milieu du 2ème siècle av. J.C., les écritures juives n'évoquent pratiquement jamais l'hypothèse d'une vie après la mort. Les défunts s'évanouissent dans un monde inférieur, le "shéol" (Hadès, en grec) dans un état proche du néant. En fait, même si l'idée de rétribution pour une conduite juste ou injuste, est obsessionnelle et structurante de la religion juive (Loi divine oblige), celle-ci ne peut avoir lieu QUE dans le cadre et les limites concrètes de cette vie : "bénédiction divine", octroyée sous forme de prospérité, santé, abondance des biens, nombreuse descendance, plaisirs ordinaires de la vie, et, surtout, longévité heureuse…à quoi il convient d'ajouter une très spirituelle jubilation intérieure du juste "en Dieu", opposée à l'affliction des pécheurs. Pourtant, la littérature post exilique, pétrie d'influences étrangères (Mésopotamie, Perse), commença à mettre en question sérieusement ce système : Comment des gens parfaitement justes, et donc bénis par Dieu, peuvent-ils, tout à coup, sans faute connue, se retrouver accablés de tous les maux ? Le Livre de Job pose la question. Il argumente, accuse, plaide tout et le contraire de tout…pour finalement conclure à "un mystère" qui dépasse l'homme. Job, enfin convaincu par Dieu lui-même, et convaincu que ce mystère le dépasse, sera rétabli dans toutes ses félicités terrestres premières : retour à la case départ. "Circulez, il n'y avait rien à voir, sauf le bon vouloir de Dieu ! " semble nous dire ce livre. Le Qohélet, quant à lui, d'une modernité saisissante, relève le caractère éphémère et illusoire de toute vie et de tout ce qui la constitue : jeunesse, beauté, gloire, richesses, intelligence, sagesse, savoir, pouvoir, amours, plaisirs, tout n'est que "vapeur" et retourne au néant ! Pour lui, la rétribution n'est qu'une chimère de plus : des justes galèrent tandis que des salopards se gobergent dans l'opulence et la jouissance. Conclusion, Dieu ou pas : "Le sort final de l'homme est le même que celui des bêtes…Toute vie se termine de la même manière. Tout être retourne à la terre dont il a été formé. Personne ne peut affirmer que le souffle de vie propre aux humains s'élève vers le haut tandis que celui des bêtes doit disparaître dans la terre." (Qo 3,19-21) b) Mais alors, la justice n'exige-t-elle pas une rétribution post mortem ? Les spécialistes situent le tournant historique de la pensée juive sur cette question de la rétribution à la grande et longue crise d'identité juive marquée par le règne de la dynastie hellénique des Séleucides et de ce qu'on appela "la révolte des Maccabées", au milieu du 2ème siècle av. J.C. : au-delà de la domination politique étrangère (hellénique et romaine) sur la nation, l'enjeu était d'accepter, ou non, ou jusqu'à quel degré, l'hellénisation/mondialisation de la culture, de la société et, chose plus grave, de la religion juive. Cette crise fut l'occasion de nouvelles approches de la rétribution des justes : quelle compensation pour tous ces héros, qui, au fil de toutes ces années de violence, et en particulier après l'édit de persécution d'Antiochos IV Épiphane, avaient perdu la vie pour la défense de la "vraie" religion, par fidélité absolue au Dieu d' Israël ? - Une version individuelle pour les "martyrs" fidèles au Dieu unique des juifs.
Patrice Bergeron résume ainsi l'enjeu : "…de ces persécutions surgira la conviction suivante : si quelqu'un a accepté de mourir au lieu de renier la foi de ses pères, si quelqu'un est resté fidèle à la Loi jusqu'au martyre, plutôt que de rendre un culte aux idoles, il faut que Dieu le récompense après la mort. De ces épisodes sombres est donc née la croyance en un après, à une récompense, une rétribution au-delà de la mort : "Après lui avoir arraché la peau de la tête avec les cheveux, on lui demanda : « mangeras-tu du porc plutôt que de subir la torture de ton corps… ? Mais il répondit, dans la langue de ses pères, " Non !"…. Au moment de rendre le dernier soupir il dit : "Scélérat que tu es, tu nous exclus de la vie présente, mais le roi du monde, parce que nous serons morts pour ses lois, nous ressuscitera pour une vie éternelle." (2 Maccabées 7, 7-9). Et comme la pensée sémitique reste totalement imperméable à toute distinction dualiste entre "corps" et "âme" dans l'homme, toute idée de résurrection post mortem concerne obligatoirement toute la "personne", physique et psychique. Bref ! La fameuse "résurrection de la chair"… - La version collectiviste et cosmique de la victoire / revanche du peuple élu et de son Dieu sur les païens et ce monde mauvais.
Malgré des antécédents en période exilique (Livre d' Ezéchiel, 587 av.J.C.) on vit au 2ème siècle fleurir la littérature de genre apocalyptique dont le Livre de Daniel (vers 164 av.J.C.) constitue le modèle type, et en fixe les formes essentielles. On doit à ce genre, probablement hérité du mazdéisme perse, beaucoup des croyances juives du 2ème siècle av.J.C, et du 1er de notre ère : la doctrine de la chute, l'affrontement dualiste entre (fils de) lumière et (fils des) ténèbres, les bons et les mauvais, l'opposition Dieu/monde, la résurrection collective des morts, les anges, les démons etc… Mais on lui doit sans doute aussi une autre certitude, beaucoup plus encombrante : le sentiment que le "peuple choisi" par le seul vrai Dieu l'emportera infailliblement, un jour, bientôt, sur tous les mécréants, malgré toutes les humiliations et persécutions en cours, et aura sa revanche ! À lui la terre, aux autres, le châtiment du feu ! À noter qu'Ici, le dénouement de l'histoire, toujours annoncé comme imminent, avec assujettissement du monde entier aux élus du seul vrai Dieu, doit se réaliser sous la férule d'un "messie", ou d'un "fils d'homme" chargé d'instaurer ce "règne de Dieu" en ce monde, même renouvelé de fond en comble. - La version sapientielle spiritualiste…
Quelques décennies plus tard, le Livre de la Sagesse écrit entre 50 et 30 av. JC, à Alexandrie, haut lieu du brassage des cultures juive et grecque, marquera une autre approche, subtile, du thème lancinant de la rétribution, sans rupture avec la vie… Résurrection ? Ou immortalité ? L'introduction au livre de la Sagesse dans la TOB dit de l'auteur du livre que "Deux mots typiquement grecs résument chez lui l'idée d'une récompense future des justes : " immortalité" (1,15 ; 3,4 ; 4,1 ; 8,17 ; 15,3) et "incorruptibilité" (2,23 ; 6,18-19). Il veut faire comprendre à ses lecteurs que la vie des justes ne s'arrête pas avec la mort physique, mais qu'elle se prolonge éternellement et glorieusement auprès de Dieu". Ainsi : "Le juste est assuré de l'immortalité car Dieu n'a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l'être ; les créatures du monde sont saines, en elles il n'est aucun poison de mort (…) car la justice (c.-à-d. la vie conforme au vouloir divin - ndlr -) est immortelle." (Sg 1,13-15) Et encore :"L'immortalité se trouve dans la parenté avec la Sagesse"(Sg 8, 17) Avec ces deux notions d'immortalité et d'incorruptibilité liées à la conformité (parenté) d'une vie humaine à la Sagesse divine, ne sommes-nous pas sur une tout autre piste que celle d'une problématique "résurrection de la chair" le scénario du spectaculaire jugement qui va s'imposer plus tard ? Ne s'orientait-on pas plutôt vers l'hypothèse qu'une "vie juste" débouche tout naturellement sur la Vie en plénitude ? Et pourtant… Avec le christianisme, quoi de neuf ?… Ce que nous appelons aujourd'hui, à tort ou à raison, "christianisme", est né au milieu d'une période d'ébullition apocalyptique du judaïsme palestinien et judéen. Alors à la question "quoi de neuf ?", on a envie de répondre : un indéchiffrable recyclage et méli-mélo de toutes les croyances, conceptions, peurs et espérances qui circulaient dans le judaïsme du premier siècle, et un fébrile jeu de copié-collé biblique depuis les origines, pour tenter d' "enchâsser" l'atypique rabbi Jésus de Nazareth, son aventure, ses actes, sa parole et sa mort atroce, dans du "déjà connu, déjà su" (Maurice Bellet). Ainsi se bâtirent, autour de lui, une ou plusieurs "doctrines de salut", pas forcément toujours cohérentes ni compatibles entre elles. Deux choses émergent, professées par ce mouvement très hétérogène des adeptes de Jésus de Nazareth, dès les premières années qui suivent sa mort : - Une certitude très partagée (Unanime ? Ce n'est pas sûr…) : le crucifié de Jérusalem serait vivant – en Dieu ? Auprès de Dieu ? Dieu lui-même ? – et pour toujours !
- Un message : il annonce et promet à ceux qui l'écoutent et le suivent, moyennant un changement radical de mentalité, l'accès au salut que tous attendent, et qu'il désigne comme Royaume de Dieu, Vie éternelle, Vie en abondance, joie parfaite, et qu'il présente à la fois comme une réalité déjà présente, à portée de main, dès maintenant, et au-delà de la contingence actuelle.
Comme nous l'avons évoqué plus haut, croire Jésus "vivant" est dans la stricte logique des idées professées par certains milieux juifs : le Juste (l'ami de Dieu) ne peut connaître la corruption. C'est le fond de la foi que Luc, dans les Actes, fait proclamer publiquement à plusieurs reprises par un Pierre citant, par exemple, le psaume 16: Tu n'abandonneras pas mon âme à l'Hadès et ne laisseras pas ton saint voir la corruption. Tu m'as fait connaître les chemins de vie, tu me rempliras de joie en ta présence (Ps 16, 8-11- Ac.3, 22-28) En milieu populaire juif de ce temps, cette certitude pouvait-elle être exprimée autrement qu'en termes de résurrection corporelle ? Il convient d'en tenir compte pour notre réflexion d'aujourd'hui… Pour Paul, pharisien adepte de la "résurrection des morts", Jésus est simplement le "premier-né d'entre les morts", "le premier-né d'une multitude de frères" (Rom 8, 29 ; Col 1, 18) La seconde nouveauté, en revanche, est peut-être plus percutante pour le sujet qui nous occupe ici : "Que dois-je faire pour accéder à la vie éternelle ?" Henri Persoz, à la fois scientifique et théologien, choisit de conclure son passionnant petit ouvrage "Impensable résurrection" (3) sur l'épisode (Lc 10,25-37) où Jésus est confronté à un "légiste", spécialiste s'il en est de la religion et du salut. Le légiste lui pose bien la question qui nous hante : "Que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?" Comme souvent, Jésus retourne la question : toi, le spécialiste de la Loi, qu'en dis-tu ? Que dit la Loi ? "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme de toute ta force et de toute ta pensée et ton prochain comme toi-même". "Par rapport à toutes ces questions de vie éternelle et de résurrection" nous dit Persoz, "Jésus prend du recul car il dit au scribe "Va, fais cela et tu vivras". Jésus dévie donc la question du scribe, il la ramène (il le ramène, lui, le scribe) sur la terre, il ne s'encombre pas de considérations sur l'au-delà, parle simplement de vivre, de vivre dans cet aujourd'hui qui se présente, de vivre en plénitude, dans la proximité de Dieu, de goûter le vrai bonheur. "Va, fais cela et tu vivras". Puis Persoz fait remarquer que l'évangile, ici, rapproche deux commandements qui, dans l'Ancien testament figurent dans deux livres fort éloignés (Deutéronome et Lévitique), marquant ainsi une évidence nouvelle : "pas de Dieu sans prochain, pas de prochain sans Dieu" remarque-t-il, citant St Augustin : "Aime ton prochain ; et considère en toi la source de cet amour du prochain ; là autant qu'il est possible, tu verras Dieu…" (Traité sur l'évangile de Jean, 17,8). C'est alors que survient la question insolite du légiste : mais… "Qui est mon prochain" ? Aujourd'hui, on s'attendrait plutôt à la question : "Mais qui est Dieu" ? "Le légiste, dit Persoz, Dieu, il connaît. Il le prie tous les jours, il le rencontre au Temple, il l'écoute à travers la lecture de la Thora. Il le cerne bien, pas de problème. Mais le prochain, qui est-il, où est-il ? Et Jésus, comme à son habitude, retourne la situation et fait surgir l'inattendu : à la fin de la parabole, la question de Jésus n'est pas : "As-tu compris que le blessé est ton prochain ?" mais "Qui s'est fait prochain de l'homme blessé?" Et le légiste n'hésite pas : "Celui qui a fait preuve de bonté… " Pour Jésus, il ne s'agit pas de ratiociner sur qui est ou n'est pas mon prochain (juif-pas juif, pur-impur, vertueux-pécheur, citoyen-étranger) mais de devenir, soi-même, intérieurement, un "prochain": un être attentif, compatissant, au service de toute vie et de ses besoins, comme le fut le Samaritain…Il ne s'agit plus tant de "faire" du bien, que d' "être" bon…Ce qui n'est pas forcément la même chose… Et l'éternité dans tout ça ? On est tenté de répondre, en forme de boutade : mais ça y est, Jésus a répondu à cette question au paragraphe précédent… Est-ce vraiment une boutade ? L'auteure de l' "Anticatéchisme, pour un christianisme à venir" (Albin Michel) qui écrit sous le pseudonyme de Pietro de Paoli, à la page "Éternité ", propose la réflexion suivante : "Non, l'éternité n'est pas une sorte de super Club Med pour les siècles des siècles. (…) Mais "combien de fois, avons-nous souhaité qu'à un instant précis, le temps s'arrête ? (…) Quoi, vous haussez les épaules, vous ne vous laissez pas prendre à ce miroir aux alouettes, vous êtes des esprits forts, vous croyez que ce qui compte, c'est ce qui se passe ici et maintenant, au présent ! Eh bien, c'est précisément de quoi l'éternité nous parle. L'éternité nous parle du présent, c'est-à-dire très exactement de ce à quoi nous aspirons. "Vivre au présent, être pleinement présent à nous-mêmes et aux autres, avoir une parole si vraie, si juste qu'elle serait nous, tout simplement. Alors nous serions enfin unifiés en nous-mêmes, (…) nous conjuguerions nos vies, nos pensées, nos relations au présent infini, au présent éternel. Oui, comme Dieu !… "Et nous en avons déjà l'expérience. N'est-ce pas ce que nous éprouvons parfois, de façon fugace dans la perfection d'un instant, d'un regard échangé, d'une parole juste et vraie ? " (P.95-96). Le moine bouddhiste zen vietnamien Thich Nhat Hanh intitule le chapitre 6 de son petit ouvrage "Il n'y a ni peur ni mort" (La table ronde 2003) : L'adresse du bonheur : Si vous voulez savoir – écrit-il d'emblée – où vivent Dieu, les bouddhas et tous les grands êtres, je peux vous le dire. Voici leur adresse : Ici et maintenant. C'est tout ce qu'il vous faut savoir…" Le 4ème évangile, dit de Jean, au chapitre 17, met dans la bouche de Jésus une longue prière /testament, qui ne nous dit sans doute pas grand-chose sur ce que pensait Jésus, mais en revanche beaucoup sur la "spiritualité" de l'auteur. Même si on peut être réservé sur le contenu théologique de ce long discours, on a envie de rapprocher un verset du propos que nous venons de lire. Parlant des disciples, Jésus dit : "Père, je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi, pour qu'ils contemplent la gloire que tu m'as donnée…" (V.24.) L'auteur ne fait pas parler Jésus au futur, mais au présent. Au présent immédiat qui est aussi le lieu de la Présence de Dieu, souvent désignée comme "gloire" dans cet évangile. Mais alors le jugement, dans tout ça ? Comme nous l'avons dit plus haut, les textes du Nouveau testament, lettres de Paul, évangiles synoptiques, actes des apôtres, littérature johannique (4), tout ça brasse toutes les idées les plus sages et les plus folles qui occupaient l'imaginaire religieux des hommes de ce temps et de cette région. Impossible de dire quelles étaient les croyances de Jésus dans tout cet arsenal. Daniel Marguerat et Marie Balmary, par exemple, dans leur joute exégétique autour du thème du jugement nous fournissent la preuve que, même avec les meilleures dispositions du monde, suivant notre culture (protestante, bibliste et moraliste pour Marguerat, catholique, psychanalytique et mystique (?) pour M.Balmary), on n' "entend" pas vraiment la même chose à travers ces textes. Une chose est certaine, toutes les allusions, directes ou indirectes, à un scénario de jugement dernier, prochain, voire imminent contenu dans les textes néotestamentaires (Ex : Mt ch.24 ; Mc 13 ; Lc 21 ; 2Th 1,6-12, 2, 3-12 ; 2P 3, 10, etc…) sont construites, inspirées, calquées sur des apocalypses juives anciennes ou du moment, circulant dans le milieu. Henri Persoz montre comment Paul, d'épître en épître, sur les 10 années de son apostolat, est obligé sans cesse de "revoir sa copie"…et comment, au chapitre 6 de l'épître aux Romains, le scénario résurrection / jugement ne fait plus partie du "catéchisme" de l'apôtre. A la question légitime : "mais comment est-ce possible que les 'promesses' divines de la Bible ne s'accomplissent pas ? " Vito Mancuso, dans son ouvrage "De l'âme et de son destin" (Albin Michel 2009) ose tranquillement ceci : "C'est que Dieu n'est jamais intervenu directement dans l'histoire et que les promesses ne proviennent pas de lui, même si elles sont écrites dans la Bible (…) C'est pourquoi le christianisme n'est pas une religion du livre… "Ce qu'il faut abolir en théologie, c'est la catégorie du futur (…) comme nous y invite la littérature sapientiale de la Bible hébraïque, qui à mon avis représente le point culminant de toute la Bible en termes de maturité spirituelle dans le rapport au monde. La catégorie du futur n'a rien à voir avec l'éternité, qui est la seule véritable dimension du divin." (p.317) Manière de dire que, Dieu étant éternel Présent, si le fameux jugement n'a encore jamais eu lieu, c'est tout simplement parce qu'il n'aura jamais lieu. Tout se joue au présent, ici et maintenant. Comment donc ? Peut-être une clé de réponse est-elle dans ces enseignements, entre beaucoup d'autres, attribués à Jésus, et qu'on lit habituellement de manière beaucoup trop moralisante et superficielle : "Ne jugez pas pour n'être pas jugés. Car du jugement dont vous jugez, vous serez jugés. (Mt 7, 1-2) Et ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés. Absolvez et vous serez absous. (Lc 6,37) Le juif Sigmund Freud pensait, et à sa suite une partie des psychanalystes contemporains, que l'imaginaire du jugement dernier des apocalypses était lié à l'immaturité de cultures qui véhiculent une notion infantile de la justice, faite de jalousie à l'égard des autres (les méchants), et de rêve de revanche spectaculaire et définitive sur eux, dans lequel on instrumentalise un Dieu-tout-puissant fantasmé, faute d'en avoir soi-même le pouvoir. Le juif Karl Marx inventa sans doute une "apocalypse" sans Dieu, où les "damnés de la terre" auraient hérité de sa toute-puissance pour imposer leur règne. On peut parfois s'inquiéter de ce qu'une certaine "théologie de la libération" n'enfourche le même cheval des pauvres et des victimes marchant derrière un Dieu justicier pour inverser le cours de l'histoire… Et si l'abandon (si difficile et si couteux !) de toute idée de jugement, de justice rétributive, de revanche pour soi, et pour autrui, était le test de notre sortie de l'infantilisme spirituel et de notre accès à la maturité ? Pour conclure : quelle rétribution ? AUCUNE ! "Donnez ! Et il vous sera donné : une mesure belle, tassée, secouée, débordante sera versée dans votre sein. De la mesure dont vous mesurez pour le don, il vous sera donné en retour !" (Lc 6, 38) "Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement." (Mt 10, 8) On serait plutôt en régime de totale gratuité, et de vases communicants : plus je me vide, plus je me remplis… De quoi ? De qui ? Et si je renonce à juger, il n'y a plus de jugement… Plus je donne, plus je reçois, au point que ça déborde ! Mais de toute manière, je ne peux donner d'authentique que ce que je reçois. Et comme ce que je reçois de Vie est gratuit, comment ne pas la donner gratuitement ? Et comme tout ça, ici, maintenant, au jour le jour, c'est la VIE en moi, devenue partie de moi, devenue moi, et que cette vie-là, elle est l'éternel Présent….Il n'y a ni peur, ni mort, ni jugement… "Fais cela, et tu vivras…" et … à la grâce de Dieu ! |