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Pourquoi on ne va plus à la messe ? III |
Jean-Louis SCHLEGEL |
3ème partieQu'est-ce qu'une liturgie vivante ?Pour les tenants de la messe en latin, la « messe de Paul VI » était une tragédie. Contre eux, l'immense majorité des catholiques a désiré et approuvé cette messe, mais sans en soupçonner toutes les conséquences. Substituer au latin - langue éminente et magnifique de la liturgie catholique, mais langue morte - des langues vivantes, n'était pas anodin car, non seulement cela ouvrait à tous les fidèles le sens du langage liturgique, mais aussi leur donnait la parole. « Langue vivante »: il faut prendre l'expression au mot. La vie des langues vivantes n'est pas un état, c'est une puissance permanente d'invention, de création, de transformation, de reformulation, de dialogue..., et de désir qu'il en soit ainsi. Du point de vue théologique, on pourrait argumenter (avec Christoph Theobald) que, si Jésus n'a rien écrit, ceux qui l'ont suivi ont pu prendre la parole, traduire sa parole en grec et, le jour de la Pentecôte, la comprendre et la reprendre chacun dans sa propre langue. Au lieu de mettre en avant d'équivoques « glossolalies », il serait bien plus important de retrouver constamment le sens du feu qui suscite l'envie de parler avec des mots neufs, dans toutes les langues, de cet homme, Jésus qui, selon les Actes des Apôtres, « est passé en faisant le bien» et que « Dieu a ressuscité d'entre les morts ». Traduire le latin, ou plutôt passer du latin aux langues vernaculaires, c'était installer la vie dans la liturgie et la liturgie dans la vie. Pour cette raison, les efforts permanents de Benoît XVI (et d'autres) pour recréer dans la nouvelle liturgie l'esprit et les formes de l'ancienne, voire pour la restaurer, de même que les efforts, dans divers pays, pour rendre les traductions liturgiques plus littérales, n'ont pas de sens et sont même contre-productifs. C'est l'inverse qui serait souhaitable: imaginer ce que devrait être la « messe de Paul VI » pour être à la hauteur du présent et de l’avenir. Manifestement tout son souci de garder ou de reverser l'ancien dans le nouveau, Benoît XVI aurait-il oublié qu'on ne met pas « du vin nouveau dans de vieilles outres » ? Néanmoins, il ne faut pas se méprendre. On ne réclame pas du tout ici une messe (en tout cas une messe ordinaire du samedi et dimanche) avec « du bruit et de la fureur ». Des messes vivantes, participantes, oui, mais aussi recueillies, permettant d'intérioriser les paroles et les gestes, avec une invention de formes et de gestes, de la beauté (oui, de la beauté!) pour une « liturgie » qui tout simplement donne tout son sens à l'eucharistie... La messe selon Benoît XVI est finalement « bavarde », en multipliant de nouveau lourdement, sans grâce ni nécessité ni beauté, les paroles, les rites et les gestes obligés. Le rite de la communion, par exemple, qui pourrait être si simple, est devenu interminable avec toutes les précautions rituelles qu'il faut prendre avant et après, au nom d'un respect quasi « fétichiste » des saintes espèces. De nouveau et inutilement, tout s'est compliqué au nom du rituel scrupuleusement respecté, comme si trop de respect tuait le respect... et la dynamique de la vie. C'est une messe pesante, formatée, engoncée dans le rituel, qui est proposée à la communauté réunie pour célébrer sa foi. Il faut bien le dire : c'est un spectacle médiocre qui est proposé. Tout célébrant ne devrait-il pas se demander : de quelle messe a donc besoin l'assemblée qui est venue pour l'eucharistie ? Si les expressions du «souffle» présent dans la messe de Paul VI sont très handicapées voire presque empêchées par la plupart des bâtiments existants, quelles initiatives faudrait-il prendre, dans l'espace de liberté qui existe, pour que l'assemblée dans sa diversité participe pleinement à l'action liturgique et en tire quelque fruit pour raviver sa foi et son espérance ? Une cote mal taillée qui ne satisfait personneAu fond, la messe de Paul VI est devenue le mélange ou la fusion de facto de deux conceptions ou de deux formes qui, en réalité, s'opposent profondément, à la fois du point de vue théologique et dans la sensibilité des catholiques. Des différences théologiques et anthropologiques profondes séparent les deux conceptions: l'une, encouragée par Benoît XVI, est organisée autour de la « Présence réelle » du Christ dans le pain et le vin, et elle tend par nature pour ainsi dire à multiplier la part du « sacré » intemporel : moments, paroles et gestes privilégiés, signes marqués de respect et de piété tant du côté du célébrant que de l’assemblée, priorité donnée à l'adoration, à la célébration d'une « Présence » immédiate, à la « messe traditionnelle » sans participation autre (au mieux!) qu'intérieure. Elle a le vent en poupe aujourd'hui pour des raisons que les sociologues de la religion ont analysées depuis longtemps : devant la misère des temps, on assiste à une surréaction à la fois conservatrice, identitaire et pieuse, qui gagne du terrain si elle n'a pas déjà gagné tout court dans nombre des « messes qui restent ». L'intuition essentielle de la « messe de Paul VI » privilégiait au contraire le rapport à la parole de Dieu, le récit des Écritures, le mémorial de la mort du Seigneur, de sa Passion et de sa Résurrection, l'espérance qui en naît et l'action dans le monde qui en résulte. Ce n'est pas la piété et l'adoration, ou le déroulement obsédé par les paroles et les gestes rituels, qui importent mais (comme pour les disciples d'Emmaüs) l'expérience de la reconnaissance de Jésus dans la fraction du pain, ou de se reconnaître en elle comme communauté de disciples engagés à sa suite. C'est aussi l'expérience d'une absence, du « tombeau vide » ou de l'Ascension (« Hommes de Galilée, que cherchez-vous dans le ciel ? »). En d'autres termes, ce qui importe, c'est l'historicisation et l'actualisation permanentes de l'eucharistie, l'envoi au moins autant que la présence. On a grossi, dans ce qui précède, les différences. Et, naturellement, dans une perspective qui croit faire preuve de coexistent, qu'elles s'enrichissent mutuellement, etc. Peut-être. Peut-être faut-il en effet « faire avec » ce mélange, quand on est catholique aujourd'hui. Sauf que cette messe hybride, bâtarde, n'est guère satisfaisante, ni pour l'esprit, ni pour le cœur, ni pour l'intelligence, ni pour le corps. Preuve en sont, justement, celles et ceux qui déclarent forfait et s'en vont : comme c'est la « messe restaurée » qui a le vent en poupe et s'impose partout, ils finissent par s'y sentir étrangers et par s'abstenir de participer à un rendez-vous cultuel où ils ne se reconnaissent plus. Dieu merci, nombre de prêtres ne s'y reconnaissent pas non plus ! Dans les lieux encore propices, avant tout urbains, on peut, et beaucoup le font, aller chercher son bonheur ailleurs, mais, pour diverses raisons, ce n'est guère satisfaisant (à la campagne, c'est de toute façon impossible, sauf à faire des kilomètres en voiture). On dira : mais l’”obligation” ? Malheureusement pour l’Eglise, ce qui pouvait marcher en d'autres époques, où le catholique « pratiquait » même si c'était sans enthousiasme - tout simplement par obéissance aux commandements de l'Église - est devenu impossible : sans démarche personnelle motivée intérieurement, sans le désir d'en être et d'en vivre, la messe obligatoire est aussi lourde qu'une visite médicale obligatoire ou tout autre rendez-vous pénible. S'il ne s'agissait que de grognards conciliaires à bout de souffle, on pourrait hausser les épaules. Mais la chute catastrophique et continue, durant les décennies récentes, dans de nombreux pays d'Europe ou sous influence européenne, de la « civilisation paroissiale », du nombre des pratiquants et même des croyants, donne à penser qu'on est dans une impasse et qu'il faut en chercher les raisons non pas dans un Concile qui s'est trompé de liturgie ou dans des excès liturgiques, mais dans une Église qui ne l'a pas assez prolongé et n'est pas à la hauteur des défis du temps présent. La messe du dimanche n'est pas tout, certes, et il y a un vaste contexte de la violente crise actuelle des Églises en Europe, et ailleurs. Mais, au moins, ce moment, qui relève directement de la responsabilité de l'Église, devrait-il être un lieu et une heure qui donnent envie de croire et de continuer l'aventure. Lex orandi, lex credendi! Ce n'est manifestement pas le cas. Fin |
Jean-Louis SCHLEGEL Etudes Octobre 2019, n° 4264 pp. 83 – 95. |
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