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31 décembre 2009 4 31 /12 /décembre /2009 10:50
Christian Biseau Histoire de Galilée. (fin)
Christian Biseau
LPC n° 8 / 2009

Le Galiléen encourageait Ganaël à continuer sa route, à trouver ses mots pour habiller l'aventure de sa transhumance intérieure…

Il lui disait de ne pas s'étonner de se trouver seul, parce qu'il y a des choses qui sont si difficiles à dire avec des mots. Et qu'il y a d'autres façons de rejoindre nos compagnons pour leur dire silencieusement la plénitude de notre présent.

Et, d'un sourire, lui recommandait, si possible, de ne pas se prendre trop au sérieux.

***

Souvent, Ganaël s'était dit que ce qu'il vivait, c'était comme une sortie de la religion, mais au nom de la religion.

Comme s'il quittait une religion cantonnée dans le religieux, pour tenter de se mettre à l'écoute d'une parole radicale, toute neuve, toute entière tournée vers la vie.

***

Plus tard, Ganaël avait souvent revécu ces horribles journées, après Sa mort, où tout était devenu vide, où tout s'était écroulé de ce que le Galiléen avait semé.

… Naufrage des lendemains tant espérés de libération et de restauration…

C'est vrai que toutes les apparences allaient dans le même sens, et donnaient raison aux moqueurs, et à tous ceux qui s'en tenaient à la manière traditionnelle d'honorer leur dieu.

Si les choses s'étaient passées comme elles s'étaient passées, n'était-ce pas la preuve qu'il n'était pas celui qu'il prétendait être ?

Qui pourrait encore prendre au sérieux tout ce qu'il leur avait dit ?

Comment affirmer qu'il n'était pas qu'un petit prophète de Galilée comme, en ce temps-là, il y en avait d'autres ?

***

Et puis voilà que l'incroyable s'était produit…

… l'inattendue confiance qui peu à peu s'était emparée de Ses amis, et leur avait fait redresser la tête…

L'incroyable, ce n'était pas tellement d'employer le mot de "résurrection", car après tout, ça faisait partie de l'univers mental de bon nombre d'entre eux, et peut-être même que ça ne leur semblait pas une performance tellement extraordinaire.

L'incroyable, l'invraisemblable, c'était qu'il s'agisse de ce galiléen, dont tout le monde savait comment il avait fini.

Là était la découverte stupéfiante qui leur était tombée dessus, et qui avait commencé à leur ouvrir les yeux alors qu'ils avaient vraiment cru que le monde s'était définitivement vidé de toute lumière.

Alors, ils s'étaient mis à dire, tranquillement mais avec une force qu'ils ne se connaissaient pas, prêts à prendre tous les risques, que celui qui avait été misérablement condamné comme faux prophète et comme dangereux agitateur, voilà que Dieu s'était rangé de son côté, lui donnant raison, prenant son parti, cautionnant sa parole, son attitude, sa liberté. Et donnant tout leur poids à ces choses si inhabituelles et si renversantes qu'il avait osé dire de ce Dieu qu'il appelait son père.

Comme si c'était seulement maintenant qu'ils prenaient la vraie mesure de ce qu'ils avaient vu et entendu, de tout ce qu'ils avaient vécu avec lui. Maintenant seulement qu'ils le voyaient pour ce qu'il était.

Oui, sa vie avait tenu toutes ses promesses, et il était bien celui qu'on attendait.

Et ce qu'il avait éveillé autour de lui ne s'était pas éteint avec sa mort.

Malgré tout ce qu'on avait pu dire, malgré les sourires narquois des uns et les refus scandalisés des autres, c'est lui qui avait eu raison.

Raison de garder son inébranlable conviction, sa bouleversante confiance.

Raison de continuer à dire, même quand la mort venait, que le "règne" de son Père était tout proche.

Mais qu'il fallait maintenant apprendre à le regarder d'une façon tout autre que celle qui avait cours officiellement.

Ainsi donc, tout ce à quoi ils avaient été mêlés, et ce que, parfois, ils avaient confusément pressenti, voilà que tout se donnait enfin à voir dans sa vraie lumière.

Même ces sombres heures qui les avaient anéantis à l'ombre terrifiante de la croix.

Puisqu'en vérité ils savaient maintenant que Dieu habitait aussi le silence et l'abandon de cette croix.

***

"Il vous est bon que je m'en aille", leur avait-il dit.

Pourtant, il devait avoir tant de choses à dire encore. Leur esprit était si lent, bien sûr. Mais lui, il devait avoir dans la tête tant d'idées de nouvelles paraboles, parce qu'il restait tant de choses à leur suggérer, à leur dire, à leur expliquer, tant de chemins à ouvrir. Sûrement qu'il pensait à tout ce qu'il aurait voulu transmettre, à toutes ces choses qu'ils auraient bien du mal à comprendre.

Mais il était parti. Pourtant on n'en était qu'au tout début du chemin. A peine étaient-ils revenus de leurs rêves imaginaires, leurs regrets et leurs illusions, à peine l'avaient-ils reconnu à leurs côtés - il était là, mais ils avaient eu tant de mal à le voir -. Il le savait, mais il était parti. Si tôt. Sur la pointe des pieds. Alors que tout ne faisait que commencer.

Juste au moment où la voie était devenue totalement libre pour l'aventure humaine.

Drôle de façon de faire route avec nous…

***

Alors, souvent, Ganaël était allé revoir Ses amis, les écouter. Il saluait leur courage et leur enthousiasme. Et il devinait leur frustration quand ils peinaient à expliquer le bouleversement qu'ils vivaient, le tourbillon qui s'était engouffré en eux, leur peur de passer pour des fous, et l'impossibilité pour les autres d'y croire d'emblée.

Mais il se méfiait aussi de cette ardeur à convaincre qui les poussait à enjoliver, bien inutilement, tant de choses.

Et quand il entendait certains affirmer : "C'est simple, confessez sa résurrection, reconnaissez-le comme fils de Dieu, et vous serez l'un des nôtres", il avait envie de leur dire : "Votre langage est bien rude et péremptoire, mes amis…, ne m'en veuillez pas si ma quête à moi est plus souterraine et silencieuse…

… et qu'importe si ma confiance prend un autre chemin que celui que vous proclamez avec tant d'assurance !"

Il savait qu'il restait au début du chemin, et que bien d'autres l'avaient précédé.

Il se désolait de sa maladresse à comprendre et à accueillir, et bien sûr de son incapacité à éclairer la route de ses voisins.

Mais, jour après jour, de toutes ses forces, il apprenait à laisser se creuser au plus profond de lui la brèche ouverte par le destin si singulier de ce fils d'homme.

La brèche, magnifiquement pauvre, où désormais pouvait s'engouffrer l'aventure humaine.

***

En fait, c'est auprès de Sa mère que Ganaël aimait se rendre.

Elle savait si bien se taire.

Et il y avait tant de paix dans son sourire.

Elle ruminait, paisiblement, tout ce qui s'était passé.

On voyait qu'elle était de plain-pied avec le mystère.

Et quel bonheur quand elle se laissait aller à quelque confidence, ou à raconter quelque souvenir !

Et puis, disait-elle, il y a ces étranges paroles, venues du haut d'une croix,

celles qui murmurent que la détresse de la mort, faite bien sûr de terreur, de révolte, de résignation, de solitude surtout, de ce terrible et incompréhensible soupçon d'être abandonné,

… peut aussi être une détresse qui se donne, qui s'abandonne, qui se remet "entre ses mains"…

… et donc que tout, y compris le plus obscur de nous-même, peut toujours être repris, réécrit…,

et qu'un devenir inattendu peut s'ouvrir là où tout était terminé.

Alors, il osait la questionner, surtout sur ce qui s'était passé après Sa mort.

"Je sais, disait-elle, on ne peut s'empêcher de chercher des preuves irréfutables…"

Mais elle n'aimait guère s'attarder sur ce qu'elle avait vu, ou non.

Elle aimait dire qu'elle ne savait qu'une chose : que Son père était le nôtre aussi, par-delà l'ombre de la mort. Et qu'il se tenait à nos côtés. Et que ni le temps ni la mort ne pouvaient rien contre ça.

Et elle disait qu'il n'y avait rien d'autre à savoir, et qu'elle n'avait pas besoin de comprendre, ou d'imaginer, le comment des choses.

Et elle ajoutait qu'il ne fallait pas faire dire à son fils que la mort ne nous atteindrait plus. Rappelez-vous, disait-elle, il a seulement dit que nous étions aimés. Discrètement, éperdument, douloureusement bien sûr, accompagnés jusqu'à l'aboutissement de notre voyage en terre d'humanité. Attendus. Patiemment, avidement, intimement. Et qu'un chemin était ouvert du côté de la vie donnée, et de la nue confiance.

Vous voyez bien que nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

Et après un long temps de silence, elle avait dit : "Oui, il a été « relevé » ; oui, il a traversé l'inconnu de la mort. Mais quand il parle d'une vie qu'aucune mort ne pourra plus défaire, ce n'est pas comme ce que vous rêvez avec votre soif toujours renaissante d'éternelle survie, pas comme le suggère votre imaginaire…"

Et elle souriait avec indulgence des choses étonnantes que les uns et les autres ne pouvaient s'empêcher de raconter. "Laissez-les faire, disait-elle, ils ne savent pas, ils ne peuvent pas dire les choses autrement. Mais c'est ce qui les habite, au fond et au meilleur d'eux-mêmes, qui est si beau, et qui porte tant de lumière…"

… Sans aucun doute, elle aurait bien souri aussi si elle avait su tout ce que, plus tard, croyant bien faire, on raconterait sur elle…

***

Il était venu pour inaugurer une nouvelle religion ou fonder une toute nouvelle église ?

Franchement, tu peux penser que ça a été plutôt l'affaire de ceux qui avaient pris sa suite. Leur façon, avec les mots qui étaient à leur disposition, de continuer à mettre leurs pas dans la trace qui avait si définitivement illuminé leur paysage, et de rendre compte de Son absence, et du retard de ce "royaume" pourtant annoncé imminent.

Mais, de toute manière, c'est bien une immense aventure qui prenait là son élan…

De tout ça, il est vrai que beaucoup pensent qu'il ne resterait plus rien. Non, parfois, sans raideur ni certitudes…

Pourtant, rappelle-toi…

… Rappelle-toi comme les uns s'étaient détournés de lui, déçus qu'il ne prenne pas la tête de l'épopée victorieuse dont ils rêvaient. Et comme les autres lui reprochaient de tourner le dos à sa religion, de prendre des libertés avec le shabbat, d'oser relativiser la Loi, de contester le Temple, …

de prétendre qu'il y avait un autre chemin, au-delà de l'enclos religieux où ils se rassuraient…

Ils n'avaient pu supporter cette façon si familière qu'il avait de parler de son père comme de quelqu'un venu accompagner nos pas. Car alors, à quoi pourrait donc servir leur pouvoir ?

… Et ces paroles insensées, proférées avec tant d'assurance, d'autorité, de liberté, sur ce royaume qui serait là, maintenant, à notre porte, alors que pourtant, de toute évidence, rien ne semblait avoir changé du malheur du monde…

Et quelle idée de s'entêter à chercher la vérité des choses du côté des petits, de s'incliner devant les mal-fréquentables, et de rester aux côtés de tous ceux dont un jour la vie s'était déchirée !

Alors que s'il était devenu un juif libre, un homme libre, s'il était allé de l'autre côté de l'horizon pour dessiner un paysage insoupçonné, c'était parce que justement c'est là que l'avait conduit sa fidélité. Jusqu'au bout. Jusqu'à être prêt à en mourir.

Inaugurant ce chemin totalement neuf, magnifique de liberté et de tendresse.

Bien plus, bien mieux, que ce qu'on appelle une religion.

C'est pourtant vrai que tu n'as rien de plus, que tu ne sais rien de plus que tes amis incroyants, athées ou agnostiques.

Que les "consolations religieuses" ne te touchent guère.

Que personne ne saura à ta place quelle est la bonne route pour toi,

que la mort est la même pour tous. Et le long chemin de la maladie.

Et le spectacle des tourments de l'histoire des hommes et de la violence du monde.

Et l'âpreté de chaque pas tendu vers une planète où chacun aurait un peu plus, un peu mieux, sa place.

Et que le mystère reste le mystère.

Sauf que, sur ton chemin d'humanité, tu sais maintenant que même quand la nuit te brutalise, elle reste habitée par le secret d'un regard capable de s'étonner de toi, ne te quittant pas des yeux, même quand tu t'enfonces dans le brouillard,

veillant à sa façon sur toi, et tous les autres,

et sur l'immensité du monde.

Et donc quand on dit que le royaume est parmi nous, tu es invité à regarder au-delà des montagnes de lâcheté, d'indifférence et de cruauté, celles qui t'entourent, et celles qui sont en toi,

pour accueillir les traces de cette proximité, si discrète, si silencieuse,

si présente quand chacun se fait humain pour l'autre,

et donc ouvrant le passage vers la vie…

… même quand tout semble perdu…

Alors - et qu'importe si ce n'est que par moments - il pourra t'être donné de voir les choses du monde se remettre enfin à l'endroit, et tu pourras, par moments bien sûr, quitter le découragement de tes tâtonnements.

Alors aussi pourront se hasarder, délivrés de la peur, des mots bouleversants, bousculant toutes tes résistances.

Et les brumes de tous les désenchantements seront impuissantes à cacher la promesse qui a pris possession de l'horizon.

"Tout ce que je sais du ciel me vient de l'étonnement que j'éprouve devant la bonté inexplicable de telle ou telle personne, à la lumière d'une parole ou d'un geste si purs qu'il m'est soudain évident que rien du monde ne peut en être la source." (Christian Bobin)

Christian Biseau

1 octobre 2009 4 01 /10 /octobre /2009 14:00
Histoire de Galilée. (V) - Christian Biseau - 6 / 2009
Christian Biseau Histoire de Galilée. (V)
Christian Biseau
LPC n° 7 / 2009

Ce matin-là, c'est auprès d'Hillel qu'il s'était arrêté.

Hillel, un vieux philosophe presque aveugle, dont les voisins souriaient volontiers quand ils le voyaient perdu dans ses pensées, et dans ses écritures.

Hillel, qui avait passé toute sa vie à accumuler tant de trésors dans ses réflexions, dans ses livres.

Et qui s'était si souvent désolé du peu d'intérêt que rencontraient ses écrits.

Pourtant, il aurait eu tant de choses à raconter aux jeunes de son village.

Mais comment aurait-il pu faire, alors qu'il ne connaissait rien de leurs mots, de leurs musiques, de ce qui déchaînait leurs fou-rires ou nourrissait leurs enthousiasmes ?

"Ils se passent tous si bien de moi", constatait-il, non sans amertume.

Hillel n'avait pas fini de se désoler de les voir tranquillement s'éloigner de ce qui pour lui était fondement.

D'autres, désemparés, ne sachant dans quelle direction traîner leur mal-être, s'étaient précipités vers d'étranges sectes, parce que là au moins ils avaient trouvé des garde-fous pour avancer, des certitudes pour mettre les choses en ordre.

On sentait chez Hillel une telle impatience de transmettre à tous ces jeunes le bel héritage accumulé au long des siècles, une telle angoisse de ne savoir comment faire. Alors que tout semblait se défaire, se déliter, alors que les mots d'avant résonnaient comme des coquillages vides, n'était-il pas urgent de sauver ce qu'on pouvait, les meubles qui restaient, avant qu'il ne reste plus rien ?

Le Galiléen comprenait si intensément la tristesse et l'inquiétude d'Hillel. Il mesurait l'étendue de l'ébranlement qui l'accablait, et qui, sans doute, était loin d'être fini… Il savait bien que répéter ne mène à rien, et qu'il ne s'agissait pas seulement de dépoussiérer.

Mais il lui disait doucement que, derrière le cataclysme qui semblait tout emporter, il était question aussi d'un paysage inconnu, tout neuf, qui les attendait.

"Peut-être, ami, est-il bon qu'ils sachent se passer de nous ?… De quoi as-tu peur ? Laissons-les tracer leur route, naître à leur propre parole, et acceptons de nous laisser surprendre…"

Et il lui parlait de ce père qui aime tant rester dans l'ombre, ayant fait le choix de la discrétion pour se rendre présent. Drôle de façon d'être indispensable.

"Va, ami Hillel, retourne à tes écritures. Laisse sortir de toi tous les mots qui demandent à venir. Et pour ça, tu le sais, pour leur faire de l'espace, il te faut continuer à devenir libre. De cette liberté qui fait si peur que parfois, souvent, on l'appelle trahison.

Elle est là, ta place. Et elle est indispensable.

Tu sais, ami, c'est à chacun d'empoigner son grabat, et de courir comme il peut vers la haute mer.

Le reste ne te regarde pas. Le reste, tout le reste, est Son affaire".

***

Depuis toujours, la vie avait été si dure pour Nouha. Si longtemps que tout sourire avait déserté ses yeux, sa vie. "Je n'ai pas de bonheur à vivre" disait-elle tristement.

Pourquoi ? lui demandait-elle. Et pourquoi moi ? Est-ce que toujours ma vie sera grise ainsi ?

Et Lui ne trouvait aucune explication raisonnable à lui donner.

Et pourtant c'est auprès d'elle qu'il aimait tant s'asseoir, et l'écouter, et lui parler. De toutes ces choses si dures, si injustes, si incompréhensibles, si révoltantes.

Et aussi de celles, faites de lumière, cachées sans doute au creux de l'existence de Nouha.

Et de ce père, tel le samaritain de l'histoire, venu rejoindre le blessé terrassé, le portant contre lui, le mettant sur sa monture pour lui permettre d'avancer encore et encore, et le confiant à la sollicitude des hommes. Pensant à lui sans cesse. Ne pouvant s'empêcher de revenir bien vite prendre de ses nouvelles.

Ou comme cet homme qui, chaque matin, grimpait sur la colline pour scruter l'horizon, dans l'espoir fou d'apercevoir enfin le fils qui s'était depuis si longtemps absenté pour aller faire on ne savait quoi.

Alors, sur le visage de Nouha, le sourire finissait par revenir. Et bien souvent, c'est elle qui continuait à lui parler de Son père, avec des petits mots de rien du tout, mais qui sonnaient si fort, si juste.

Comme si c'était elle, petite Nouha, qui lui ouvrait des portes sur le mystère.

***

Mais un jour elle avait osé lui avouer son allergie pour les choses de la religion, et lui demander : "Je t'en prie, dis-moi ce qu'est exactement la foi dont tu parles".

Après un long silence, il avait seulement répondu : "L'important, Nouha, la seule chose que je te souhaite, c'est de te découvrir aimée".

***

Une autre fois, c'est de la mort que Nouha avait parlé.

Parce que la maladie venait d'emporter son ami, son compagnon.

Elle cherchait partout quelque chose à comprendre. Rien, sauf l'envie de hurler sa révolte. Comment vivre maintenant…, et pourquoi ?

Alors elle était allée consulter les sages qui, par bonheur, ne manquaient pas dans la région.

Elle avait osé leur dire qu'elle ne savait plus pourquoi elle existait, et que, elle aussi, elle avait peur de mourir. Et que parfois elle voudrait crier cette peur. Et qu'elle n'avait pu en parler avec personne, parce que, bien sûr, ce ne sont pas des choses dont il convient de parler avec les voisins.

En réponse, certains ne savaient parler que de fatalité et de résignation, alors que d'autres l'accablaient de leurs considérations savantes sur "la vie éternelle". Mais leurs affirmations les mieux intentionnées, les plus pieuses, semblaient bien présomptueuses à Nouha. Elle craignait trop que certains ne soient tentés de se servir un peu vite de ces mots pour adoucir la dureté des choses.

Nouha écoutait les uns et les autres, cherchait à comprendre, mais ne pouvait s'empêcher de penser que mieux vaudrait sans doute se taire quand il n'y a que mystère.

En tout cas, elle n'était pas parvenue à trouver un peu de douceur à mettre sur la douleur qui s'était installée au creux de sa vie depuis que son ami n'était plus. Et les questions restaient : "Existait-il encore ? Où ? En quel ailleurs ?"

Toute nouée dans sa détresse, elle regardait le Galiléen, pleine d'interrogation douloureuse.

Alors il lui avait dit doucement que lui aussi, il pensait à cette mort qui sans doute n'allait pas tarder.

Et son regard s'était voilé, plein des douleurs qui s'annonçaient.

Mais il avait ajouté : "Pourtant, même quand Il se tiendra inexplicablement dans l'ombre, et même si Sa tendresse doit se faire silence et nuit, la mort ne pourra empêcher qu'il reste celui qui s'est lié totalement à ma vie.

Et c'est à lui que, du fond de ma nuit, je m'en remettrai. Pour tout.

Voilà, tu sais tout de mon secret. Je ne peux pas te dire autre chose."

***

Ce jour-là, c'était la fête de Pessah.

En sortant de la synagogue, il avait croisé un certain Ganaël, et lui avait demandé pourquoi il se tenait là, tout seul, à l'écart. Pourquoi il n'était pas avec tous les autres.

Et Ganaël avait répondu timidement, un peu douloureusement, qu'il pensait, si fort, à Pessah, qu'il pensait, si fort, aux autres, ses frères et sœurs qui faisaient la fête.

Il disait que pour rien au monde il n'aurait voulu dire quoi que ce soit qui puisse les blesser, ou semer le doute dans leur esprit, parce qu'il admirait trop leur droiture.

Et qu'à sa façon il restait leur compagnon.

Mais il disait aussi qu'il ne pouvait pas, ne pouvait plus, se joindre à eux. Et qu'il n'était qu'un errant, promenant son mélange de détresse et de jubilation étonnée, incognito, au milieu du brouhaha du monde…

Et il cherchait, maladroitement, à expliquer ces étranges propos.

Mais Lui l'avait interrompu en souriant. "Tu n'as rien à expliquer, ami, rien à justifier….Va…."

Mais Ganaël s'obstinait. Parce qu'il avait trop besoin de parler de ces choses qui l'avaient si longtemps torturé, de ce chemin sur lequel il s'était trouvé embarqué, et qui l'étonnait lui-même.

Il parlait de son être de juif, de son passé, de ses réflexes, de son histoire, tout entiers modelés par sa religion. Et de ses longues années de désert.

Et de la culpabilité qui rôdait quand se faisaient plus pressants les doutes sur ce qu'on lui avait enseigné.

Il disait : "Parfois je les envie, ceux qui ont l'air de savoir les choses, en tout cas qui font comme s'ils savaient. Je comprends leur hantise de transmettre ces choses. Mais moi, j'ai souvent l'impression de grelotter, dénué de mots, dans le vide".

Et il parlait de ce vent du grand large qui était venu tout bousculer.

Et de ce sentiment d'être infidèle qui, si souvent, s'était insinué en lui.

Et de l'incroyable paix, fragile et joyeuse, qui parfois prenait le dessus, et qui disait que, peut-être, existait une autre façon d'être fidèle.

Christian Biseau

1 juillet 2009 3 01 /07 /juillet /2009 11:45
Histoire de Galilée. (IV) - Christian Biseau - 6 / 2009
Christian Biseau Histoire de Galilée. (IV)
Christian Biseau
LPC n° 6 / 2009

Tout le monde en convenait, amis comme opposants, ce Galiléen avait tout d'un prophète : guérisons, miracles, et surtout la vigueur de sa parole.

Il faut reconnaître qu'il ne mâchait pas ses mots pour dénoncer les inconséquences et les compromissions de ses contemporains… : "Race de vipères !… Sépulcres blanchis !… Qui n'est pas avec moi est contre moi…!" etc.

Aucune place pour aucun accommodement, pour aucune médiocrité.

Aucune indulgence possible pour aucune forme d'oppression, celle des occupants, celle des maîtres du Temple, ou celle des puissants de toute sorte.

Et comment pouvait-il oser toucher et guérir des impurs, ou dire qu'il remettait les péchés, ou se permettre d'interpréter librement les lois de son peuple, alors qu'il ne détenait aucun mandat régulier ?…

On comprend que bien des braves gens aient pris peur, eux qui n'aiment ni les complications ni les conflits, préférant toujours la paix à la confrontation, quel que soit le prix à payer.

Et sa mère, que pouvait-elle bien penser ?

N'a-t-elle pas dû trouver bien étrange le comportement de ce fils ?

Et comme elle devait avoir peur pour lui… et rêver secrètement qu'enfin il accepte de se tenir un peu tranquille !

Certes, sa manière à elle n'était pas celle du Galiléen. Sans doute était-elle portée à la bienveillance et à la patience bien plus qu'aux dénonciations intransigeantes. Mais elle approuvait totalement les déclarations de son fils, et lui faisait confiance, immensément.

Et n'éprouvait pas la nécessité de tout comprendre.

Parce qu'elle faisait partie de ces hommes et de ces femmes qui ne disent presque rien mais qui savent écouter, s'étonner de l'autre, être présents discrètement, des hommes et des femmes qui ne parlent guère de Dieu, mais qui ont appris à ouvrir le cœur, tout grand, à son mystère.

***

Parfois, il était si las de toutes ces discussions sans fin avec les scribes, et tellement fatigué d'expliquer les choses à ses amis, intéressés surtout par la venue prochaine de son royaume et, bien sûr, par la place qui leur serait réservée.

Parfois, les choses étaient plus douloureuses encore, et une nuit de désert seulement peuplée de doutes et d'amertume venait l'accabler.

Est-ce qu'il ne s'était pas fourvoyé ?

N'aurait-il pas mieux fait de rester dans sa menuiserie ?

Ne s'était-il pas lourdement trompé en croyant toute proche l'arrivée de la fin des temps, et en annonçant la venue de cet autre monde qui sonnerait la fin, une fois pour toutes, de toute forme de mal et d'injustice ?

Lui qui était si profondément nourri de ses racines, de l'immense trajectoire de son peuple, jusqu'où allait le conduire l'immense déplacement qu'il avait commencé à opérer, que nulle clôture ne pourrait plus canaliser… parce que totalement fils de son peuple, mais totalement, définitivement, libre…?

Et qu'allaient-ils, bientôt, lui faire ?

Et qu'est-ce qui se passera quand il ne sera plus là ?

Et pourquoi cette lassitude et cette terreur dans tant de regards ?

Et pourquoi, pourquoi, tant d'effrayante solitude ?

Oui, parfois il n'y avait plus que la tristesse d'une nuit interminable et d'une solitude sans fond, et son cri silencieux vers ce père qui s'était fait si étrangement absent.

Alors il partait à l'écart, et restait seul avec sa douleur au pied d'un olivier.

Et les choses duraient ce qu'elles devaient durer. Si longtemps, parfois.

Puis, quand le moment était venu, le sourire d'un enfant, ou le salut chaleureux d'un passant, ou simplement la beauté des collines, venaient lui réchauffer le cœur. Ou bien c'était la discrète main tendue d'un paysan à son voisin qui le bouleversait. Ou encore la confidence d'un proche disant doucement : "Nous sommes là, nous ne te quitterons pas."

Toujours, ce sont ces traces d'humanité qui lui permettaient, enfin, d'accueillir des mots tout simples, uniquement habillés de tendresse :

"La vie d'homme est difficile, Je sais. Tu ne peux pas y échapper, et tu ne peux pas tout comprendre… Et quand tu te dis que c'est en vain que tu as semé, crois-tu que cela ne me concerne pas ?… Je suis avec toi, c'est tout", souriait la voix.

Alors, il se relevait, et partait vite les retrouver.

Certains pouvaient bien se moquer, parler d'illusion. Mais personne n'aurait pu lui arracher cette paix revenue, à la fois si douloureuse et si joyeuse.

***

Tout le monde connaissait Elias.

Tout le monde savait que c'était un homme de conviction, et que la vie n'avait pas été tendre avec lui.

Et tout le monde connaissait cette extraordinaire bonté qui sortait du fond de son regard.

Souvent Elias interrogeait leur Livre, et regardait vers le ciel.

Un jour, il avait osé dire au Galiléen, un peu douloureusement, qu'il n'y trouvait pas toujours son compte, que le Livre lui paraissait parfois bien lointain. Et le ciel bien silencieux.

Et il avait continué avec des histoires d'hommes et de femmes, de maintenant, ou du temps d'avant, ou d'ailleurs.

Des histoires pleines de petitesses et de trahisons, et de souffrances sans guérison. Mais remplies aussi de chaleur, de lumière, de tendresse. Et de bienveillance. De tant de bienveillance.

Elias lui avait dit : "Moi, c'est à travers ces histoires que je cherche mon chemin, c'est elles qui me nourrissent, et qui me font vivre.

Et c'est à travers elles que, parfois, je m'ouvre à l'inaccessible présence dont toi, tu sais si bien parler. Je ne sais pas faire autrement. Et ma prière hésitante ne connaît pas non plus d'autre chemin.

J'aurais tant aimé pouvoir parler des choses du Livre. Mais je ne sais pas trouver d'autres mots que ceux, tellement ordinaires, que je ramasse autour de moi.

Et seule me parle la plénitude qui habite le présent."

… Au bout d'un moment, Lui, il avait seulement répondu : "Tu sais, ami, je crois bien que toi et moi, nous parlons exactement des mêmes choses…"

Et un autre jour, alors qu'Elias une fois de plus se plaignait du silence de Dieu, Il lui avait dit doucement :

"En es-tu si sûr, ami Elias ?

N'est-il pas temps d'apprendre à voir et à entendre…?"

On nous dit que les foules le suivaient.

Mais on oublie de dire que ce mot "suivre" ne va pas de soi. En tout cas ça n'allait pas de soi pour lui. Ca avait même le don de l'irriter au plus haut point. "Personne n'a jamais à suivre personne" disait-il toujours. "D’ailleurs je ne suis pas venu pour changer les gens. Juste pour les regarder autrement."

Et plus d'une fois ils l'avaient entendu ajouter : "Méfiez-vous de tous ceux, prophètes ou non, qui disent apporter le salut…"

"Le salut, le salut, quel salut ?" maugréaient certains d'entre eux.

"Et de quoi avons-nous à être sauvés ?" s'étonnaient d'autres.

Serait-ce de notre humanité, comme s'il fallait la reconnaître foncièrement mauvaise ?

Ou du dieu imaginaire que les humains aiment tant produire, à la mesure de leur quête parfois si désespérée de chaleur et de certitudes…?

Et donc de toute forme de messianisme qui nourrirait le rêve d'abolir failles et blessures, et d'échapper ainsi à notre réalité…?

"Sauvés, disait-il, cela veut dire que, malgré toute la douleur du monde, un autre horizon est possible pour notre pauvre humanité, par-delà tous les délires des hommes, et le désert de notre mort…,
et que la personne la plus démunie, la plus handicapée, est une histoire sacrée, indispensable à l'ordre du monde, qu'il n’y a pas d'homme condamné,
et dire qu'il nous est bon d'être nés…

Sauvés : enfin délivrés de l'infinie tristesse et de l'exaltation imaginaire….,
et du vide creusé par les mille raisons de sombrer dans le désenchantement et le cynisme…
et des ravages des fausses idées sur « Dieu », et du carcan des obligations imposées en son nom…
…Sauvés, c'est-à-dire attendus… follement aimés si vous préférez…"

Christian Biseau

1 avril 2009 3 01 /04 /avril /2009 14:20
Histoire de Galilée. (III) - Christian Biseau - 5 / 2009
Christian Biseau Histoire de Galilée. (III)
Christian Biseau
LPC n° 5 / 2009

Chaque fois que l'un ou l'autre revenait à la charge : "Mais enfin, c'est quoi la foi ?", il se contentait de leur sourire, et de leur raconter des histoires.

Des histoires où toujours se tenait ce "père" si discret - bien trop discret à leur goût - mais si proche.

Ainsi, on raconte qu'un soir, alors qu'ils l'assaillaient de leurs questions : "Parle-nous de ce « père »…, explique-nous comment il guide notre marche…, mets un peu de lumière sur toutes ces choses encore si obscures…", il les avait fait asseoir, et leur aurait dit :

"Je vais vous parler d'un paysan qui approchait timidement de la vieillesse, et d'une petite fille qui sautait à pieds joints, gaiement, dans ce qu'on appelle l'aventure de la vie.

On les voyait souvent ensemble, main dans la main. Et on la devinait bien belle, la complicité qui illuminait leurs longues marches en tête-à-tête.

Le paysan s'était souvent interrogé sur la juste attitude à avoir face à son amie : fallait-il la guider, la protéger, déblayer son chemin ?… mais alors, elle, que lui resterait-il à choisir, à décider ?… Ou bien fallait-il se retirer, se taire, s'absenter, pour lui laisser toute la place ?… mais alors, n'était-ce pas se condamner à l'impuissance et à l'insignifiance ?…

Ce qui paraît sûr, c'est que le sourire de la petite fille, ses questions, ses émerveillements, sa gourmandise de vie, avaient totalement pris possession du cœur du paysan.

Qui aurait tant voulu que, toujours, la petite fille avance sereinement, en pleine sécurité, dans son voyage en humanité.

Il lui arrivait pourtant de trembler en pensant à l'avenir incertain, et aux périls qui rôdaient. Mais, pas plus qu'il ne pouvait calmer les drames du monde, il ne pouvait éviter au chemin de la petite fille d'être semé de chagrins, de peurs, de colères, et peut-être de désespoirs.

Alors, quand venait pour elle le temps de la déréliction, de sa place en retrait, il lui murmurait qu'il ne pouvait certes ni grandir ni choisir sa route à sa place, et qu'il ne pouvait comprendre ni arrêter les vents mauvais. Mais que jamais il ne les accepterait.

Et qu'il était là, portant dans sa chair, et les larmes, le poids de sa peine, et que jamais, quoi qu'il arrive, il ne la quitterait des yeux.

Et elle, on voyait bien qu'elle s'accrochait de toutes ses forces à ce regard, lui retournant un pauvre sourire qui peu à peu s'apaisait, et dans lequel il avait appris à l'entendre murmurer : "Ca ira, je suis bien, puisque tu es là… Avec toi je pourrai traverser ma nuit… Tu m'as ouvert le chemin…"

"Ainsi, leur disait-il, s'il est des paroles qui enferment, il est aussi des regards qui ouvrent, et qui bousculent limites et fatalités."

***

Marie-Madeleine, Marthe, Marie, d'autres sans doute : ses amies.

Sans doute avaient-elles le goût de l'infini. Sans doute étaient-elles prêtes à s'arracher à la médiocrité d'une existence non vécue vraiment. Sûrement, elles avaient été les premières à entendre, à L'entendre vraiment.

Et heureusement qu'elles étaient là.

C'est à elles que, dans la tendre intimité de leurs conversations, à l'ombre du soir, il pouvait parler de tout ce qui l'habitait.

De ce paysan qui lui avait dit son soulagement devant la récolte qui allait mettre pour un temps sa famille hors du besoin.

De cette femme qu'il avait vue si inquiète pour la santé de son bébé.

De ces villageois qui avaient réussi à surmonter leurs vieilles rivalités pour construire ensemble un nouveau puits dont ils étaient si fiers.

Et des enfants avec qui il n'avait pu s'empêcher de jouer, et de leur raconter des histoires ; c'était, toujours, plus fort que lui. Tant pis pour les haussements d'épaules des messieurs si sérieux et si savants de Jérusalem.

A elles, il pouvait aussi confier ses doutes.

Est-ce qu'il avait eu raison de s'empoigner aussi vivement avec ces pharisiens ou ces sadducéens ?

N'y était-il pas allé un peu fort ? Comment maintenant espérer que leurs yeux puissent s'ouvrir ? Parfois, il avait tant rêvé que certains deviennent ses amis…

Et cette éprouvante question : faudrait-il un jour s'arracher à l'univers juif ?

Et quel était donc exactement ce royaume dont il se savait habité, mais qu'il pressentait d'une tout autre couleur que celui qu'ils attendaient tous ?…

Et il aimait tant leur parler de son père, doucement, avec la fragilité de ses mots d'homme. Et de ce que, de plus en plus, il entrevoyait de son intimité avec lui.

Et elles, elles buvaient ses paroles, et comprenaient tout, - presque - tout.

En tout cas, depuis longtemps elles avaient compris qu'une seule chose l'enchantait : parler aux hommes et aux femmes, les écouter, et les aimer. Sans pouvoir sur eux.

Oui, avec elles il pouvait parler de toutes les choses.

Ensuite il se taisait, et prenait tant de bonheur à, longuement, les écouter, parler de leurs vies, de leurs fatigues, de leurs peurs et de leurs rêves.

Et que c'était bon aussi de rire avec elles.

… De ces soirées, vous savez, où on donnerait tout pour que jamais elles ne finissent…

***

Et parfois elles laissaient sortir les questions qui les taraudaient, qui se faisaient plus pressantes, plus douloureuses, quand un tremblement de terre venait de se produire et que des voisins avaient perdu leur maison et leur famille, ou qu'une épidémie avait dévasté le pays, ou qu'un village entier avait été égorgé par des brigands…

Tellement envie de baisser les bras, ou de fuir très loin, quand tout est devenu si horriblement vide et absurde. Et cette infinie douleur qui s'installe quand ce sont les personnes aimées qui sont touchées.

Et cette rage qui envahit tout, pour hurler en silence.

Et la haine qui, alors, guette.

Comment Dieu peut-il laisser faire ça ? Pourquoi n'a-t-il rien fait ?

Et elles osaient ajouter : "Et toi, pourquoi n'étais-tu pas là ?

Alors il se taisait.

Et leur ouvrait le plus secret de son cœur.

Il leur disait qu'il savait combien pouvaient paraître dérisoires certains de ses miracles. Bien sûr, il lui arrivait de rendre la vue à un aveugle, ou la marche à un accidenté. Mais les autres, tous les autres, marqués par la maladie, le handicap, ou ces blessures secrètes qui rendent la vie si lourde ? Et tous ceux qui étaient écrasés par l'oppression aveugle des nantis ?

Il leur disait qu'à lui aussi on avait appris que son père était "tout-puissant", et que ça, il ne pouvait plus le dire de cette façon.

Il leur disait que la seule chose qu'il savait, c'est que son père se tenait auprès de chaque famille éperdue de douleur, de questions, de colère.

Et que sa toute-puissance est celle de la fragilité d'aimer. Et que seule sa faiblesse peut porter secours. D'un amour silencieux, obstiné, le cœur saisi de douleur devant chaque humain, grand ou petit, défait par le malheur.

Et il leur disait aussi que prier, ça veut seulement dire, dans l'obscurité de toutes les ténèbres du monde, sans rien oublier, prendre notre rage, notre révolte, nos douleurs, nos tragiques interrogations, toute notre incompréhension, et les remettre entre Ses mains.

Et se dire, en tremblant, que Lui saura quoi en faire.

(d'après V. Margron, La Vie n° 3055)

***

En ce temps-là, déjà, il y avait toutes sortes de religions.

Parfois, quand les uns et les autres parvenaient à s'éloigner de leurs manies, de leurs tics, de leurs crispations, et surtout d'une lecture étriquée de leurs livres, il y avait tant de plaisir à se parler, tant de choses à s'apprendre et à se partager.

Souvent il leur disait sa secrète admiration pour la simplicité, la droiture, la grandeur de ces hommes et de ces femmes si divers. Et pour leur façon de s'en remettre à leur Dieu, en totale confiance.

Il aimait tant se mettre à l'écoute de leur façon particulière, unique, irremplaçable de dire quelque chose de l'universel de l'humanité de l'homme.

Mais quand il voyait certains se prosterner pour leur prière, Il avait souvent envie de venir doucement leur toucher l'épaule, leur tendre la main, les inviter à se remettre debout et à aller jusqu'au bout de leur chemin…

Et il leur disait : "Comme on a du mal à comprendre que les vraies frontières entre les hommes ne sont pas là où on nous avait dit qu'elles étaient !

Et à accepter l'infinie diversité des chemins d'humanité !

Et comme je me sens proche de ces compagnons rencontrés sur la route, qu'ils soient croyants ou non, qu'ils soient ou non de la tribu, pourvu qu'ils soient humbles, acceptant l'incertitude, et ouverts au mystère qui habite chacun de nous !

Voyez, c'est la façon dont vous vivez qui importe.

L'accueil de l'autre, la main tendue à votre voisin, les gestes de solidarité, le refus obstiné de tout ce qui déshumanise, etc.… bien sûr. Mais pas seulement.

L'épaisseur de vie, où vous habitez. Ce qui vous tient debout.

Votre façon d'être éveillés, si vous préférez.

Et ce que vous savez regarder, et accueillir."

***

La belle histoire du lépreux : bouleversant qu'il l'ait touché. Qu'il se soit laissé toucher par ce lépreux… pas si facile de se laisser toucher… surtout en ces temps où infirmité rimait avec impureté…

Il y avait eu aussi cette femme qui avait passé sa vie dans la honte d'être femme, rendue impure, croyait-elle, par le sang qui coulait d'elle. Elle aussi était allée le toucher, au mépris de la Loi. Est-ce qu'elle "avait la foi" ? Comment aurait-elle pu répondre ? Mais elle avait osé laisser sortir ce cri qui jaillissait du fond de sa douleur et de son désespoir. Et il lui avait donné raison. Et voilà qu'elle s'était remise à vivre.

Christian Biseau

1 janvier 2009 4 01 /01 /janvier /2009 11:48
Christian Biseau Histoire de Galilée. (II)
Christian Biseau
LPC n° 4 / 2008

Mais parfois, il aimait aussi faire halte dans la synagogue du village qu'il traversait.

Souvent, ses amis s'impatientaient : "A quoi bon ?", disaient-ils , "Que peux-tu attendre de ces vieilles synagogues ? La vraie vie n'est-elle pas ailleurs ? N'est-ce pas toi qui nous l'as dit ?"

Mais il les laissait dire, faisait semblant de ne pas voir leurs sourires ironiques, entrait tranquillement, venait se poser dans le silence et l'obscurité respirer tout le poids de l'histoire tumultueuse et magnifique qui imprégnait ces vieux murs, et laisser leur paix entrer en lui.

Et parfois, il arrivait qu'il puisse parler avec des habitués du lieu, parler en confiance de son aventure, et il les invitait aussi, eux, les habitués, à dire ce qui les habitait. Et jamais ils ne pourraient oublier la façon dont il les avait écoutés.

Ses amis avaient parfois bien du mal à comprendre quand, en sortant, il leur disait que bien sûr, nul ne pouvait savoir ce que deviendraient plus tard ces vieux murs, mais que c'étaient des frères qu'il avait rencontrés. Et que, quoi qu'on dise, la vie pouvait aussi passer dans ces vieilles demeures, et, là aussi, avoir un vrai goût de liberté. Et de vraie vie.

Et qu'il n'existe pas de liberté sans racines.

***

Il arrivait que leurs questions se bousculent : "Comment un homme ou une femme d'aujourd'hui peuvent-ils croire ?"…, "Comment être sûr que ce n'est pas leur détresse qui se construit un dieu proche ?"…

Mais lui n'était guère bavard. Et bien sûr, plus il se taisait, plus se faisaient pressantes leurs questions.

"Ne comprenez-vous pas, finissait-il par dire, que nul ne peut écouter le mystère des choses et du ciel, sans d'abord, longuement, se taire ? Et que silence et discrétion sont nécessaires pour que chacun puisse respirer à sa mesure ? N'attendez donc pas de moi que je vienne vous combler, ou peser sur vous".

Et il leur avait demandé : "Et vous, que voulez-vous dire quand vous parlez de croire en l'amour, ou en la paix ?"

Plus tard, il avait précisé : "Ne croyez pas que j'oublie un seul instant toutes les failles que porte chacun, et toutes celles qui accompagnent la vie cahotante du monde."

Ils avaient parfois bien du mal à entendre ces paroles énigmatiques, en particulier quand il avait ajouté :

"Et pourtant, venez, laissez votre regard se saisir de la grâce du monde…"

***

Tout le temps, on nous dit qu'il enseignait les gens. Mais est-ce qu'il n'aurait pas pu, une bonne fois pour toutes, dire clairement les choses ? Au moins, dire qui il était vraiment…?

Au lieu de ça, des histoires, des paraboles, des silences, des regards…

Il arrivait qu'ils osent demander : "Dis-nous ouvertement qui tu es ; dis-nous d'où ou de qui tu tiens ton autorité !"

Et voilà que lui, leur retournait la question : "Et vous, qui dites-vous que je suis ?"

Il y avait alors les réponses toutes faites, officielles. Mais aussi les réponses plus silencieuses : "Comment pourrais-je savoir qui tu es ? Je sais seulement ce qui se passe en moi quand je regarde vers toi, quand je laisse descendre en moi tes paroles, toutes remplies de liberté et d'autorité, cette envie de lancer au loin mes béquilles, toutes mes béquilles, et de me mettre en marche…"

Et qu'est-ce qu'ils voudront dire quand ils parleront d'un "fils de Dieu" ?…

Mais qui a dit qu'il s'était présenté en s'affichant comme tel ?

En tout cas, ne pas oublier qu'il avait été un bébé qui pleurait la nuit comme tous les bébés, un enfant qui faisait des bêtises comme tous les enfants…, et qui avait découvert que, malgré tous les chagrins de la vie, ça valait la peine de vivre quand on se sait aimé…

Plus tard, il avait longuement laissé mûrir sa nécessité intérieure.

Et un beau jour, n'y tenant plus, il avait laissé parents, famille et atelier, et il était parti pour dire, pour crier :

  • Non, la religion n'est pas ce que vous croyez.
  • Non, Dieu n'est pas tel qu'on vous l'a dit, ou que vous vous plaisez à l'imaginer.
  • Non, la Loi ne se réduit pas à un catalogue de commandements, ni à une obsession de pureté.
  • Non, le Temple n'est pas là pour régenter la société ni pour domestiquer les consciences.
  • Non, le salut n'est pas une question de pratique ou de sacrifice.

Cessez donc de chercher le "divin" dans le séparé et l'invisible ou l'extraordinaire. Seul existe l'humain le plus ordinaire. Là seulement habite le Royaume".

Et il continuait, leur disant qu'il ne saurait y avoir d'honneur de Dieu là où l'honneur de l'homme est bafoué.

  • Notre Dieu ne supporte ni l'esclavage ni la soumission.
  • Et n'a d'autre hantise que le bonheur de l'humanité blessée…

Et parfois ils se demandaient ce que lui savait de sa relation à Dieu. Est-ce que c'était vraiment plus simple que pour eux ? Bien sûr, il se savait habité par plus grand que lui. Mais comment douter qu'il ait été habité, lui aussi, de "pourquoi ?" et qu'il se soit senti petit devant le mystère ?

Il devait se savoir aimé très fort. Et ça suffisait bien.

… C'est vrai qu'ils aimaient bien l'appeler "fils de l'homme", ou "fils de l'humain", et que ces mots, pleins de légèreté et de gravité, sonnaient si bien…, annonçant la fin des idées habituelles sur "Dieu", parlant d'un "Dieu" inattendu, capable d'humanité, vulnérable. Fort de sa seule tendresse.

Etrange religion, en vérité.

Pas étonnant qu'ils aient eu un peu de mal à s'y retrouver…

Comprenne qui pourra.

A suivre…

Christian Biseau

1 octobre 2008 3 01 /10 /octobre /2008 18:03
Christian Biseau Histoire de Galilée.
Christian Biseau
LPC n° 3 / 2008

On peut passer tant de temps, tant d'énergie, à porter un regard critique sur les "choses de la foi". Travail nécessaire, bienfaisant, libérant, qui permet de contourner tant d'impasses. Mais qui n'est que de l'élagage.

Il arrive que l'on soit comme empêtré, ne sachant plus quoi faire ni quoi dire de "la foi", paralysé par la peur d'un retour en arrière vers des contrées trop connues, mais révolues.

Comment prétendre parler de cette lointaine aventure commencée il y a 2.000 ans, en décrypter les confidences, et les silences, trouver des mots pour dire ces choses qui, après tant de temps, s'entêtent à rester pleines de fraîcheur et de possibles ?

Et se risquer à raconter des histoires…

Après tout, lui aussi aimait se saisir d'histoires pour dire les choses immenses qu'il avait à dire.

Et pour faire découvrir la proximité de son père à travers les mains tendues d'un clochard, les yeux d'un enfant, ou la moue désolée d'une prostituée.

***

Très vite, il avait pris goût à son errance d'homme libre.

Il avait appris à savourer le hasard des rencontres, et l'hospitalité des uns et des autres.

Bien sûr, des gens devaient se rassembler quand ils apprenaient qu'il arrivait dans leur village.

Mais tout le monde ne pouvait pas.

On peut laisser son bateau au port quelque temps, mais un berger peut-il abandonner son troupeau…, un commerçant délaisser sa boutique…? Et est-ce qu'une vigne n'a pas besoin de la sueur de son vigneron, de l'aube jusqu'au soir ?…

Et les enfants ? On ne peut quand même pas les emmener toujours avec soi. Et la cuisine doit bien être prête pour quand les hommes rentreront après leur journée.

Il savait tout ça. C'était bien présent dans le petit signe qu'il leur adressait quand il passait devant leur champ, ou leur magasin, ou leur maison. Un petit signe qui voulait dire : "Faites ce que vous avez à faire. Joyeusement, si vous pouvez… Il n'y a pas d'autre issue que de creuser votre sillon d'humanité… être le plus humain possible… parmi les autres humains…

***

Parmi ceux qui l'écoutaient, qui le suivaient, il devait bien y avoir des gens qui ne comprenaient pas grand chose, tout honteux de reconnaître qu'ils étaient complètement dépassés par ses étranges paroles.

Encore ne se doutaient-ils pas de ce qui les attendait quand plus tard ils entendraient tant d'affirmations péremptoires ou de mystérieuses formules.

Mais pour rien au monde ils n'auraient rebroussé chemin. Parce qu'ils savaient bien que leur chemin, c'était de faire route avec lui.

Et lui, de temps en temps, se retournait, s'assurait qu'ils étaient là, leur souriait, leur disait qu'il avait besoin d'eux.

Et ça leur suffisait. Et comme leur cœur bondissait au-dedans d'eux, réchauffé par tout ce qu'ils sentaient en lui de si neuf, si vivant !

***

Il y avait aussi ceux qui hésitaient, qui se tenaient à l'écart. Honteux de tous ces déchets qui encombraient leurs poches, et dont tant de fois ils avaient essayé, en vain, de se débarrasser.

Pas à la hauteur, pas dignes d'être de la fête, ils ne le savaient que trop.

Et voilà que, de loin, il les voit, leur fait signe d'avancer, d'approcher, et même de passer les premiers. Et quand il regarde leurs poches, un éclair d'amicale malice traverse son regard, et leur murmure, avec toute la bienveillance du monde : "Vos déchets, si vous saviez comme je m'en fiche…".

Alors, leurs poches, leurs misérables poches, ces poches minables lourdes de leurs peurs et de toutes leurs turpitudes, se faisaient légères comme des libellules…

Une autre fois, il leur avait confié : "Ne prenez pas trop à la lettre ce qu'on vous dit du « Jugement ». Parce qu'il ne s'agit pas de règlement de comptes. Mais seulement de proximité et de gratuité."

Et quand lui venaient ces mots, toujours il était intarissable…

***

Il y avait enfin tous ceux qui haussaient les épaules

Parce qu'ils avaient tant de raisons d'être désenchantés

Ou parce que la vie les appelait ailleurs.

Quelquefois, c'étaient justement d'anciens compagnons qui avaient les mots les plus raides, les plus définitifs.

Peut-être ne savaient-ils pas dire autrement leurs découvertes et leurs refus ?

Et ses amis ne supportaient pas d'être ainsi attaqués. Ils rêvaient d'en découdre, prenaient à partie tous ceux chez qui ils croyaient voir un sourire goguenard, ne pouvaient se résoudre à ne pas leur faire entendre raison.

Mais il continuait sa route, non sans l'envie de se moquer, un peu, de ses amis quand ils avaient tant de mal à ne plus rester d'incorrigibles prêchi-prêcheurs.

Il leur disait : "Que savez-vous du vide qui habite chacun et des merveilles qu'il abrite ?"

Eux aussi sont vos maîtres.

***

Il avait été invité à fêter les noces de ses jeunes cousins. Ils étaient si beaux à voir, avec leur bonheur tout neuf. Un bien beau mariage, en vérité. Rien ne manquait. Tout y était.

Mais une voisine se tenait à l'écart, comme écrasée de solitude. Il l'avait rejointe un moment et, en quelques mots, elle avait tout dit de ses amours malhabiles, de ses ruptures, et des questions qui la taraudaient, douloureusement réveillées par la présente fête : les plus belles noces peuvent-elles protéger contre les imprévus de l'existence ? N'y a-t-il pas tant d'amours fatiguées, dont la vie s'est retirée à reculons ?

Lui ne pouvait qu'écouter. Qui peut savoir ce qu'il doit en être de l'autre ?

Il lui avait seulement dit de garder précieusement au fond d'elle les temps d'allégresse qu'elle avait connus, et qu'il savait que pour elle comme pour chacun il y avait possibilité d'être vivante, et si possible heureuse.

"Va" avait-il ensuite ajouté.

Sans dire, d'ailleurs, aller. Simplement "Va".

Va à ta propre vie.

Va ta vie.

***

Khabbah : un bien curieux village, à l'écart des routes où passait la vie. "Village des fous"' disaient les uns, "village des vieux" disaient d'autres.

C'est là qu'on avait regroupé ceux qui avaient perdu la tête, ou l'usage de leurs jambes, de leur corps, ou ceux dont la mémoire s'était peu à peu effritée, jusqu'à se lézarder complètement, ou d'autres encore qui étaient si vieux qu'ils ne servaient plus à rien. Et ils le savaient bien, dans leurs moments de lucidité.

Etrange et bien triste village, comme surplombé d'une sourde malédiction, soigneusement évité de tous.

Alors, allez savoir pourquoi lui, il aimait tant y passer, sourire à l'un, saluer l'autre, échanger avec tous des petites paroles de rien. Ou bien, tout simplement, les écouter se taire.

Et c'était là que se produisaient les miracles qu'il préférait : cette vieille femme qui retrouvait un peu de patience, d'indulgence, devant ses petites misères et les manies de ses voisines, ou ce vieil homme qui renouait avec la force de s'indigner de la cruauté du monde, ou cet autre qui reprenait goût à s'émerveiller du coucher du soleil derrière les collines…

Mais pendant ce temps, ses amis le tiraient par la manche, lui rappelant toutes les urgences qui les attendaient, les villages à visiter, les rendez-vous à honorer… Laisse ces gens, lui disaient-ils. Que peut-on bien attendre d'eux ? Laisse-les donc dans leur petit univers et, vite, passons aux choses sérieuses.

Alors ils se mettaient en marche pour redescendre dans la plaine.

Et bien sûr personne ne comprenait quand il leur disait qu'il s'était ressourcé, réchauffé à la chaleur de ces pauvres sourires, et nourri de ces si belles parcelles d'humanité que ces vieilles mains lui avaient offertes…

Ne voyez-vous pas que, grâce à elles, les choses du monde deviennent plus vastes et profondes…?

***

En ce temps-là, il y avait l'occupation romaine.

Toutes les occupations se ressemblent. Chaque fois, les mêmes dénis de justice, les mêmes humiliations.

Et chaque fois, des hommes, des femmes qui se redressent, se révoltent.

Combattants de la liberté.

Parfois, n'en pouvant plus, ils se vengent par des attentats. Sur des gens qui n'y sont pour rien, la plupart du temps. Des enfants, par exemple.

Sans craindre de beaucoup se tromper, on peut penser que, plus d'une fois, ils ont cherché à le coincer : qu'est-ce qu'il pensait des attentats ? Est-ce qu'il les approuvait ? Ou bien est-ce qu'il se résignait à être du côté des occupants ?

Or voilà que s'approche un romain dont le fils bien-aimé vient d'être assassiné par les zélotes. On ne sait plus le nom de ce garçon. Appelons-le Arik, par exemple, un grand garçon aux yeux bleus, aux cheveux blonds, qui aimait sourire avec l'innocence d'un enfant, et la sagesse d'un adulte. Le meilleur des camarades. Le soleil de ses parents.

Lui se tient devant le père d'Arik, le regarde avec tant de douleur et de compassion. Ne dit rien. Quelles paroles seraient possibles ? Simplement il le prend dans ses bras, et pleure avec lui

Et au bout d'un moment, voilà que c'est le père d'Arik qui parle, disant doucement que si pour frapper les assassins de son fils il lui fallait tuer des enfants juifs, alors il dirait non. Jamais il ne pourrait envisager que son fils serve de caution ; à quelque cause que ce soit.

Je ne sais pas, ajoutait-il, ce qu'aurait fait mon fils s'il était né de votre côté. Je sais bien que tout est de la faute de cette maudite occupation.

Mais je voudrais pouvoir aimer mon peuple tout en aimant la justice. C'est pourquoi je ne ferai rien qui ajoute au cancer du monde.

Et Lui le regardait, si intensément.

Et s'Il continuait à pleurer, c'était d'admiration.

***

Ce matin-là, ils étaient arrivés au bord du lac, près d'un immense chantier. Toute une ville nouvelle, décidée par les occupants.

Ses amis auraient voulu continuer leur chemin, pressés de retrouver le petit univers familier de leurs barques et de leurs champs. Mais lui s'était arrêté longuement, fasciné par le fracas des énormes machines, et le travail des milliers d'ouvriers.

Les lys des champs, les oiseaux du ciel, oui bien sûr. Mais merveille aussi que le savoir-faire des hommes, leurs prouesses et leurs éblouissants calculs.

Pour repartir, il avait attendu l'un des rares moments de pause des terrassiers, et s'était approché d'eux. Ils avaient entendu parler, lui dirent-ils, de son "royaume". Mais ils étaient bien trop fatigués pour en discuter. Mais lui n'était pas venu pour leur faire des prêches. Juste leur apporter un peu d'eau fraîche.

Et sur le retour, malgré l'impatience de ses amis, il avait pris le temps d'écouter Louka, l'un des paysans qui habitaient là, avant. Louka avait voulu lui montrer l'emplacement de son champ, disparu maintenant sous les remblais qui défiguraient le bord du lac.

A cet homme qui s'excusait de ne pouvoir venir avec lui, trop occupé à survivre, hanté par ce qu'il pourrait donner aujourd'hui à manger à ses enfants, il avait dit que bien sûr les enfants passaient d'abord.

Et il avait aussi ajouté, hochant longuement la tête devant le paysage massacré : "Je vous assure qu'un autre monde est possible…"

En tout cas, Louka raconterait longtemps comment, le regardant s'éloigner, il s'était soudain senti habité d'une nouvelle force pour reprendre son difficile combat quotidien avec la vie.

A suivre…

Christian Biseau