Dernièrement, la Congrégation romaine pour le Culte divin et la discipline des sacrements dont le président est le très archi-traditionnel cardinal Sarah a envoyé une lettre à tous les évêques pour leur transmettre des consignes strictes sur l'usage du pain et du vin de la messe. Les hosties doivent être du pain azyme (non fermenté) confectionné avec du pur froment avec son gluten. «Les hosties totalement privées de gluten sont une matière invalide pour la célébration de l’Eucharistie. Sont, par contre, matière valide, les hosties partiellement privées de gluten et celles qui contiennent la quantité de gluten suffisante pour obtenir la panification. Par ailleurs, «Le saint Sacrifice eucharistique doit être célébré avec du vin naturel de raisins, pur et non corrompu, sans mélange de substances étrangères. […] Il est absolument interdit d’utiliser du vin dont l’authenticité et la provenance seraient douteuse». Le moût est toléré cependant. Tout autre matière et boisson sont interdites même si le pain de froment et le vin de la vigne ne sont pas nourriture et boisson habituelles des pays. Le motif invoqué de cette prescription romaine est la fidélité à la pratique de Jésus durant le dernier repas qu'il prit avec ses disciples, traduite ici en termes de respect de sa volonté. L'observation de ces consignes, selon la note romaine, engage la validité de la célébration eucharistique. «Être vigilant sur la qualité du pain et du vin destinés à l’Eucharistie est fondamental parce que cette matière du sacrifice eucharistique va déterminer ce que nous croyons, substantiellement, dans le mystère de l’Eucharistie. Il y a un rapport très étroit entre ce que nous croyons, dans la profondeur du Mystère, et ce qui se manifeste à travers le signe sacramentel du pain et du vin.» Pour enfoncer le clou, Mgr Claudio Magnoli, expert liturgiste, membre de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements, commente : «Ce sont des abus qui dérivent de la soi-disante théologie de l’inculturation. Cette idée selon laquelle Jésus aurait choisi le pain et le vin seulement comme éléments de sa culture, celle du monde méditerranéen. Certains théologiens et agents pastoraux ont imaginé que dans d’autres régions du monde on puisse les substituer avec d’autres éléments. En substance, nous devons retrouver une théologie qui sache répondre à cette idée que Jésus aurait choisi le pain et le vin comme un élément culturel, et non pas comme un élément fort et déterminant.» Outre que cette initiative tatillonne s'est couverte de ridicule auprès de bien des chrétiens et de non-chrétiens et a fait passer le catholicisme une fois de plus pour rétrograde, elle pose aux Eglises et aux disciples de Jésus la très sérieuse question de la fidélité à Celui dont elles se réclament: comment vivre au 21ème siècle en disciples de Jésus dans un monde qui n'est plus le sien ? En trois articles nous apporterons quelques éclaircissements dont le but est de répondre à cette interrogation essentielle : 1° La simple répétition de ce qu'a fait et dit Jésus ne peut être en aucun cas un critère de fidélité à son égard. 2° Comment concevoir aujourd'hui une véritable fidélité comme re-création de ce qu'a dit, fait et vécu Jésus ? 3° Comment conjuguer fidélité et recréation. Comment vivre au 21ème siècle une fidélité créatrice à Jésus et à son Dieu ? I - La simple répétition de ce qu'a fait et dit Jésus ne peut être un critère de fidélité à son égard.1ème raison. D'une part, notre temps n'est plus celui de Jésus.Il est même tout à fait différent et nous le vivons à une dimension mondiale, ce qui n'était pas le cas il y a vingt siècles pour les contemporains de Jésus. Les liens de solidarité se vivaient alors à un échelon plus local. Jésus s'est fait le prochain des gens de la société de son temps qui étaient les pauvres, les estropiés, les marginalisés, les rejetés, les oubliés. Aujourd'hui qui sont-ils pour nous dans notre monde actuel, à notre porte et au-delà ? Par ailleurs le règne de Dieu que Jésus annonçait (le grand jour, l'avènement du royaume de Dieu !) n'est pas arrivé comme il le pressentait. Il en attendait la réalisation totale d'une manière imminente. La réalité a été autre. Au cours des dizaines d'années qui ont suivi la mort de Jésus, on a continué à attendre. En vain. Le monde nouveau est déjà là mais que très partiellement et nous le vivons depuis vingt siècles dans une durée dont on ne voit pas ce que pourrait être sa fin. Jésus vivait dans une situation d'urgence face à une réalité imminente qui révélerait le fond des cœurs : pour lui, les choix n'attendaient pas, il fallait trancher dans le vif, il n'y avait pas de demi-mesure, sinon il serait trop tard pour être au rendez-vous de cette réalité décisive. Cela explique sans doute que Jésus menait tambour battant son activité de témoin du règne de Dieu déjà là et qui ne saurait tarder à se manifester totalement. Nous sommes aujourd'hui dans une autre situation. Le monde nouveau, terme actuel pour désigner le royaume de Dieu toujours en chantier, nous en avons vu la couleur en Jésus mais il n'y a pas eu de révolution totale du monde et des humains. Cette couleur du monde nouveau, nous avons à nous efforcer de l'incarner à notre façon, au long des mois et des années, dans la patience et la persévérance, les avancées et les reculs, les réussites et les échecs. Nous avons à l'incarner dans l'épaisseur de nos vies ambiguës et de nos sociétés où règnent la violence en tous domaines, les injustices, les mensonges, les rêves insensés, le chacun pour soi. C'est exigeant, c'est décapant, mais il ne peut en être autrement. Le bon grain et l'ivraie poussent ensemble irrémédiablement. A nous de découvrir dans ce monde imparfait comment vivre vrai et nous faire le prochain d'autrui, spécialement des personnes et des groupes oubliés, marginalisés, rejetés, opprimés, victimes d'injustices, ce qui suppose non seulement ouverture du cœur mais lucidité, ouverture, analyse. A nous de vivre ainsi notre foi au Dieu de Jésus en esprit et vérité. 2ème raison : Jésus était un homme singulierEn son temps a fait des choix singuliers et qui avait ses propres limites. Jésus a eu un itinéraire particulier, qui n'est pas imitable en tant que tel. Il est en effet impossible pour un être humain d'imiter tel quel un autre être humain. Chacun est un mystère unique qui n'est pas reproductible. S'inspirer de la façon de vivre de quelqu'un est tout autre chose que de vouloir l'imiter, entreprise tout à fait vaine et même malsaine. Jésus, comme n'importe qui, s'est frayé un chemin dans des conditions particulières. Il a été un homme singulier et non l'Homme avec un grand H. Il n'a pas vécu toutes les expériences humaines et spirituelles. Il s'est efforcé seulement mais à quel degré de qualité d'humanité de conduire la sienne propre avec une droiture et une authenticité peu communes. C'est pour cette raison qu'il est pour nous comme pour tant d'autres avant nous une référence essentielle. S'il a donc été un homme singulier, bien qu'il ait vécu son existence avec « une intensité d'exception », selon la belle expression du grand théologien Stanislas Breton, il n'a pas épuisé toutes les figures possibles d'humanité. Jésus était en effet un homme et pas une femme, il est resté, semble-t-il, célibataire et n'a pas connu la vie de couple, il était juif du Moyen-Orient au 1er siècle et non européen du 21ème, il était galiléen et non judéen, il parlait l'araméen et non le grec et le latin, Il était laïc et donc ni prêtre, ni scribe, il savait lire et n'était pas analphabète, il était habillé et mangeait à la juive et non à la romaine, il professait la religion juive et non le bouddhisme, il est mort relativement jeune (à trente-six ans vraisemblablement) et n'a pas connu l'âge mûr et la vieillesse, etc... Ceux qui ont voulu ou veulent encore imiter Jésus à la lettre se fourvoient dans une conception matérialiste, en tout cas formelle, de la fidélité. Par exemple, dans la toute première communauté chrétienne de Jérusalem, formé de juifs convertis, on a tenu à conserver les habitudes alimentaires juives étiquetées pures ou impures, puisque Jésus était juif et les observait. Pourquoi pas ? Mais les choses se sont gâtées quand on a voulu les imposer aux chrétiens non-juifs. Un conflit a éclaté entre les tenants de cette position (dont Jacques, le frère de Jésus) et l'apôtre Paul. On finira par accepter, après vifs débats, que les nouveaux chrétiens d'origine non-juive ne soient pas soumis à ces prescriptions juives. Au 2ème siècle de notre ère, le grand théologien égyptien Origène s'est fait castrer pour demeurer célibataire comme Jésus ; triste imitation! Aujourd'hui quand les responsables de l'Eglise catholique justifient l'impossibilité pour une femme de devenir prêtre ou évêque, c'est en référence au sexe de Jésus : piteuse compréhension de la fidélité. Quand les mêmes autorités interdisent aux Eglises d'Afrique ou d'Asie de célébrer l'eucharistie avec autre chose que du pain et du vin, on est dans une religion du mimétisme et non dans la religion en esprit et vérité. On pourrait citer d'autres exemples de cette fausse fidélité de Jésus (par exemple à propos de la conception du mariage et du divorce ; à propos de la méfiance de certains milieux chrétiens envers le politique en raison du non engagement direct de Jésus dans la sphère politique). Tous ces exemples de prétendue fidélité purement formelle à Jésus induisent un visage de Dieu formaliste, désincarné, machiste, légaliste. Rien à voir avec la fidélité créatrice de François d'Assise au 12ème siècle, de l'abbé Pierre au 20ème et de tous les témoins véritables de l'évangile à travers les siècles, y compris dans le nôtre aujourd'hui. A chacune et chacun de nous, avec son tempérament, son histoire, ses propres limites, de trouver sa façon singulière et originale de témoigner de Jésus. Cela suppose inventivité, courage, persévérance, ressourcement. Il n'y a pas de modèle tout fait, pas de consignes données d'avance. On entendait autrefois et on entend encore des gens qui se posent la question : qu'est-ce que Jésus ferait à ma place, à notre place ? Ce questionnement n'a pas de sens. Car Lui a fait sa part il y a vingt siècles. A nous de faire la nôtre aujourd'hui. 3ème raison : les représentations de Jésus concernant le monde, l'homme et Dieu étaient dans la ligne de celles d'un juif de son temps et ne sont plus les nôtres.Pour mémoire, rappelons-nous quelques-unes de ses conceptions sur le monde, l'homme et Dieu. Pour lui, Dieu est une évidence, il est le tout autre qui est aux cieux (Mt 12, 50). C'est Lui qui a créé le monde et le couple (Mc 10,1-12), Lui qui gouverne le monde avec sollicitude, car il est bon comme un Père (Mt 7, 25 et suivants – Mt 5,45) ; Lui qui a donné la Loi à son peuple sur le Sinaï (Mt 19, 18-19, – Mc 7,8) ; Lui également, qui a parlé par les prophètes (Mc 7, 6) ; Lui qui, par la Loi et les prophètes, exprime sa volonté. Jésus croit aussi en Satan et dans les démons, adversaires de Dieu qui s'emparent des hommes ; il les chasse par la puissance de Dieu (Mt 12, 26.28). Jésus croit que Dieu ressuscitera les morts au dernier jour (Mc 12, 23) ... Pour Jésus, comme pour son peuple, Dieu est la clé de voûte de tout, bien qu'il ait affiné, élargi, approfondi l'héritage reçu et qu'il ait vécu dans une étonnante intimité avec Celui qu'il appelle Abba, papa, au nom et au bénéfice duquel il prend position avec une liberté étonnante. Aujourd'hui dans notre monde sécularisé marqué par la modernité, du moins notre monde occidental, la plupart des gens ne se pensent plus et ne pensent plus le monde et Dieu comme au temps de Jésus. Comment donc dire aujourd'hui Jésus et vivre de l'esprit qui l'animait et témoigner de son Dieu ? Il y a là tout un travail d'échanges et de réflexion à conduire. Le concile Vatican II en dépit de certaines ouvertures est demeuré en grande partie tributaire de la manière de penser traditionnelle. Dans ses textes, on part d'affirmations sur Dieu, sa volonté, son action dans le monde considérées comme allant de soi. Le catéchisme de Jean-Paul II est une parfaite illustration de cette présentation. Or, aujourd'hui, pour la plupart des gens qui baignent dans la culture de la modernité, non seulement Dieu n'est plus une évidence, mais la doctrine catholique officielle prétendument reçue de Dieu et transmise par les autorités de l'Eglise comme étant la Vérité a perdu de sa crédibilité. Car elle s'impose du dehors et est invérifiable. La voie d'approche de la réalité pour un homme de la modernité se fait par la réflexion et l'expérimentation. Cette démarche est une révolution copernicienne par rapport à l'approche traditionnelle. De cette évolution, il résulte que notre fidélité à Jésus et à son Dieu ne peut pas consister à reproduire et répéter purement et simplement ce que le nazaréen a dit, fait et vécu, comme expression de sa propre fidélité à son Dieu. Ce serait de l'anachronisme et sans doute la pire des infidélités. (à suivre) |