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8 février 2020 6 08 /02 /février /2020 09:00
Jacques Musset Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut III
« Nous avons des yeux pour voir. Pour croire, nous avons notre existence. »
Jacques Musset

3. La troisième voie d’approche du mystère de Dieu par Légaut est son compagnonnage avec Jésus de Nazareth

Pour Légaut à la recherche de sa propre humanité, Jésus est l’homme qui a vécu pleinement la sienne dans le contexte humain et religieux de son époque. Il découvre le cheminement intime du nazaréen non pas en partant d’affirmations dogmatiques, mais en s’intéressant avant tout à la manière dont il a misé sa vie autant qu’on puisse la connaître à partir des témoignages des premiers disciples. Ce qui passionne Légaut c’est, en méditant les évangiles, de percevoir comment Jésus s’est approprié de l’intérieur les événements de sa propre existence : ses rencontres avec des hommes et des femmes situées diversement, et dans bien des cas marginalisés socialement et religieusement, ses engagements à ses risques et périls en faveur de la dignité de l’homme bafoué pour toutes sortes de raisons, ses oppositions et ses conflits qui se sont accrus avec les tenants de la religion juive officielle : les grands-prêtres du Temple et les gardiens pointilleux de la Loi écrite et orale et finalement sa propre mort qu’il pressentait. Ainsi Légaut devine-t-il l’évolution intérieure de Jésus qui s’est faite d’étape en étape, de prise de conscience en prise de conscience, de choix en choix impliquant un certain nombre de refus et de tâtonnements.

Légaut constate en même temps qu’au cœur de son cheminement, Jésus se référait constamment à son Dieu comme à la source de ses engagements, de son enseignement et de sa pratique libératrice : Présence inspirante pour lui de ses choix et de ses refus. « Ce que Jésus a enseigné, il l’a d’abord découvert tout au long de sa vie. Il l’a vécu grâce à sa fidélité à correspondre aux événements, aux rencontres, mais aussi grâce à ce qui montait en lui en ces occasions, notamment pendant ses nuits de prières » (PP 77-78)

Légaut se sent ainsi en connivence avec la démarche de Jésus dans son rapport avec « son Dieu », car, pour lui aussi, Dieu est la source inspirante de son existence. En dépit de leurs différences de vocabulaire et de représentations, liées à leurs différences d’enracinement culturel, ce qui les unit, c’est le mouvement intérieur qui les lie à Celui que Jésus appelle son Père et que Légaut nomme autrement : « Action inséparable de l’être qu’elle visite, Discrète amorce au coeur des créations de l’homme, Source des exigence intimes qui s’élèvent du coeur, Origine des appels des profondeurs de l’homme, Eclairs qui illuminent le cheminement de l’homme, Réalité secrète au coeur même du réel... » Dans les deux cas cependant, en Jésus et chez Légaut, Dieu n’est pas perçu comme réalité extérieure, mais intérieure à l’homme ; dans les deux cas, l’action de Dieu en l’homme ne le déresponsabilise pas ; dans les deux cas, l’inspiration de Dieu ne se perçoit qu’à travers la recherche humaine de rectitude et d’authenticité dont l’homme fait preuve pour « vivre vrai et penser juste » ; dans les deux cas, c’est une démarche de foi qui engage tout l’être. A travers les vingt siècles qui les sépare, Légaut voit dans le cheminement de Jésus, vécu avec authenticité et courage, ce que peut être aujourd’hui pour son disciple la voie d’une relation juste avec Dieu. « C’est grâce à ce que Jésus a été, entrevu au cœur de son mystère, à travers le mystère que nous sommes en nous-mêmes que nous découvrons le mystère de Dieu. » (PP 78)

Mais compte tenu de la distance culturelle qui les distingue, Légaut a exprimée à sa manière le mystère de Dieu. A nous à leur suite de trouver les langages inédits pour exprimer l’expérience de la présence inspirante de Dieu dans notre quête d’humanisation. La vraie fidélité, en effet, n’est pas répétition, mais recréation.

Pour conclure, une invitation…

Il y a un petit livre de Légaut intitulé « Prières d’homme » dont les textes sont une formulation des plus concises de son approche existentielle du mystère de Dieu et de sa relation à Lui. C’est une pure merveille. Tous les mots portent, ils sont lourds de l’expérience vécue par Légaut, ils sonnent juste. On y perçoit comment son approche du mystère de Dieu est enraciné dans sa recherche du sens de sa propre vie en réponse aux exigences intimes qui le sollicitent à vivre vrai. Les lire, les relire, les méditer, se les approprier personnellement permet de rejoindre par le fond la démarche intime de Légaut et d’inventer la sienne propre. En voici un extrait :

  • Dieu d’Abraham, de Moïse et des prophètes d’Israël,
  • Dieu de Jésus,
  • Mon Dieu,
  • Présence propre à chacun de nous
  • de Celui qui n’est pas comme nous. […]
  • Nous sommes par vous.
  • Nous sommes pour vous.
  • En nous vous vous engendrez de nous.
  • En vous s’achève votre action en nous.
  • Vous êtes vous-même en nous donnant d’être.
  • Nous sommes en nous recevant de vous.
  • Nous sommes l’accomplissement de votre plénitude.
  • Vous êtes le maître d’oeuvre de notre achèvement.
  • Que votre être sans cesse à venir
  • s’accomplisse en nous comme en vous. (PH 41 et 43)

J’ai appris par cœur l’une de ses longues prières : « Infimes, éphémères, mais nécessaires... » et je ne cesse de m’en nourrir. Près de trente ans après la mort de Légaut, je me sens en communion très profonde avec lui, bien plus qu’avant qu’il ne meure, parce que j’ai moi-même maturé et que j’ai le sentiment d’avoir trouvé ma voie singulière.

Jacques Musset, le 1er décembre 2017

Abréviations des livres de Légaut cités ici avec la date de leur 1ère édition

  • HRH : L’homme à la recherche de son humanité, 1971
  • PP : Patience et Passion d’un croyant, 1976
  • PH : Prières d’hommes, 1978
  • LV2 Deux chrétiens en chemin : Marcel Légaut-François Varillon, 1978
  • DS : Devenir soi - Recherche le sens de sa propre vie, 1980
  • VSM : Vie spirituelle et modernité, 1992
25 janvier 2020 6 25 /01 /janvier /2020 09:00
Jacques Musset Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut II
« Nous avons des yeux pour voir. Pour croire, nous avons notre existence. »
Jacques Musset

2. Le second chemin est celui d’une approche de Dieu crédible aujourd’hui

Légaut propose donc une inversion totale par rapport à l’approche traditionnelle. Il ne s’agit plus de partir d’une doctrine sur Dieu, posée comme postulat, le considérant comme le créateur de l’Univers, l’origine de la vie, le créateur de l’homme, le maître de l’histoire. Cette représentation de Dieu étant périmée, Légaut invite à faire l’approche du mystère de Dieu à partir du mystère de l’homme. C’est à ses yeux plus logique de partir « du plus connu » pour aller « vers le moins connu ».

« La modernité conduit l’homme à se poser le problème de l’existence de Dieu comme jamais celui-ci ne lui était venue à l’esprit jadis. Cette existence de Dieu, et d’une façon plus précise, la relation dans les deux sens entre Dieu et l’homme ne pouvait jadis faire l’ombre d’aucun doute tellement elle relevait de la réalité même de l’esprit, de sa santé.
Maintenant, le problème central des êtres qui réfléchissent sur la condition humaine n’est plus l’existence possible d’une relation de Dieu avec l’homme, comme si l’existence de Dieu était une donnée initiale, un point de départ de la pensée. Il est de savoir si la vie a un sens. » (VSM 187)

C’est par cette démarche de recherche du sens de sa vie que l’homme peut éventuellement – car rien ne s’impose - faire l’approche du mystère de Dieu.

Dans le chapitre 5 de « Devenir soi », Légaut décrit, avec une infinie finesse et une précision extrême, en quoi l’expérience que l’homme fait de son approfondissement intérieur peut être le point de départ et le point d’appui de son approche de Dieu. Cette description, exprimée en termes apparemment impersonnels (ainsi est-il question de « l’homme qui, de l’homme que ».), évoque en réalité son propre cheminement mais aussi, pense-t-il, celui de tout humain qui invente vaille que vaille, à longueur de vie et à ses risques et périls, son existence singulière dans un esprit de rectitude, d’intégrité, d’authenticité. Suivons Légaut dans les étapes de cette démarche existentielle qui consiste, selon ses propres mots, à aller du moins obscur (l’approche du mystère de l’homme) vers le plus obscur (l’approche du mystère de Dieu.)

2.1. Marcel Légaut part de constatations faites dans la relecture de son existence

Ainsi prend-il conscience du caractère capital des exigences intimes auxquelles il a répondu, du cheminement qui l’a conduit à découvrir sa mission, de sa liberté intérieure qui a maturé en lui malgré une foule de conditionnements, de la singularité de son propre itinéraire, de l’unité que révèle sa vie en dépit de tous ses méandres.

« Quelle révélation pour un homme de découvrir, après avoir suffisamment vécu, le caractère capital des exigences auxquelles il a répondu sans se rendre compte alors de ce qu’elles présentaient de personnel, de singulier, d’exceptionnel peut-être, d’irremplaçable sûrement ! Quelle révélation pour lui de comprendre que, sans le savoir, à mesure qu’il était fidèle à ces exigences, il inventait sa voie ».

[…] Ainsi d’exigences en fidélités et de fidélités en exigences, depuis qu’il était né à la vie spirituelle, il avait été en marche vers son humanité. […] Il découvre avec quelle sûreté il a été conduit à vivre tout autrement qu’il l’avait imaginé et projeté au début, combien de la sorte il a été amené au-delà de ce qu’il avait secrètement espéré. [...] Que son histoire lui paraît singulière jusqu’à l’improbable, vu les conditions du cheminement qu’il a été conduit à faire et l’étrangeté paradoxale des étapes qu’il a eu à connaître. » (DS 129-130 ; HRH 147-151)

« Ces constatations montre qu’un travail continu et persévérant de mise en œuvre et de reprise en sous-œuvre, de formation et de reformation, s’est poursuivi en lui en dépit des obstacles qu’y opposèrent ses raideurs et ses duplicités, ses fautes, ses infidélités. [...] Ainsi a-t-il progressé, pas à pas, et sans en avoir formé le projet, vers une vie unifiée, d’une originalité que nul autre ne saurait réaliser, d’une singularité sans faille mais aussi d’une solitude sans faille... Sous le souffle de quelle inspiration cela a-t-il pu se faire ?» (DS 131)

2.2. Ces constatations lui posent question :

Comment toute cette maturation a-t-elle pu se faire dans un être si infime, si improbable, si conditionné, si vulnérable ?

« Cela lui pose question : la naissance, la présence persévérante, le développement et le déploiement en lui, à travers des instabilités de surface, de ces exigences qui sont inséparablement et originalement liées à lui, mais qui cependant ne sont pas de lui comme des pulsions. [...]

Celui lui pose question : la vue du défilé sinueux et parfois périlleux où ces exigences l’ont conduit au long de sa vie... certain cependant qu’il se contredirait, qu’il se renierait s’il n’y correspondait pas...

Cela lui pose question : l’intelligence globale de l’unité dans laquelle sa vie s’est constituée... en cheminant dans la fidélité à soi autant qu’il lui était possible... pas à pas et en dépit de toutes sortes d’avatars...

Cela lui pose question : Cette réussite intime, paradoxale, dans une histoire où tout paraît changeant, instable, improbable...

Cela lui pose question : la fécondité de sa vie qui l’a souvent étonné, émerveillé, tant elle a dépassé ce qu’il avait espéré, tant elle continue à le faire. » (DS 132-133)

« Toutes ces réalités qui désormais font partie intégrante de ce que cet homme est, mais dont il ne peut pas comprendre complètement pourquoi et comment elles ont pu se développer en lui… […] tout cela ne serait-ce pas les traces en lui d’une action liée à lui, mais qui, si inséparable qu’elle ait été de lui n’était pas que de lui ? Ne serait-ce pas les traces en lui d’une action qu’il lui a fallu accueillir pour qu’elle agisse en lui ? » (DS 133 ; HRH 151-152, 155-156)

2.3. Pour Légaut, cette « action qui n’est pas que de lui… », inspiratrice de son accomplissement humain, il l’attribue à la Réalité impensable que depuis les temps les plus reculés on nomme « Dieu ».

« A la suite de millénaires de croyants balbutiant leur foi comme ils le pouvaient, comme l’époque le leur permettait, on peut appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie comme celles dont par le passé les hommes ont usé si spontanément et si puérilement. [...] Aussi bien cette affirmation ne peut-elle en aucune manière être appelée une connaissance. La reconnaissance du caractère radical de cette ignorance est l’unique et l’ultime connaissance que nous puissions atteindre de Dieu... » (DS 135-136 ; HRH 156-157, 160-161)

Là se situe pour Légaut sa foi en Dieu ( une prise de position singulière à partir d’une expérience d’humanisation possible à tous les humains) par rapport aux croyances en Dieu ( adhésion à une doctrine sur Dieu). Voir HRH, chapitre IX : La foi et la croyance idéologique en Dieu.

"Dieu, pour moi, est le Réel, sous-jacent à la réalité que, directement ou indirectement, je puis atteindre par mes sens et ma raison. Il m’est radicalement impensable, et je ne puis en faire une approche, toujours insatisfaisante pour ma raison, qu’à travers l’approche que je puis faire de moi-même ; l'une et l'autre approche sans cesse à reprendre, sans cesse à développer, sans cesse à dépasser... [...]. Les uns, [...], usent de l'idée a priori qu'ils se font de Dieu ; idée plus ou moins fondée sur des considérations philosophiques générales et abstraites que soutient et peut-être valorise notre instinct religieux. Au contraire, d'autres, dont je suis, s'efforcent d'entrevoir à travers ce qu'ils sont personnellement ce qui, sans être Dieu en eux, le révèle en action chez eux... [...]. [...] La tentation est grande d'en rester trop uniquement sur le plan intellectuel, de court-circuiter les démarches, fort exigeantes au niveau personnel, de l'intériorité et de se borner à seulement vivre de ce qu'on pense. » ( LV2, pages 136,137 et 139)

2.4. Comment Légaut se représente-t-il la relation de l’homme et de Dieu sans tomber dans le non-sens ou céder à l’illusion infantile ?

Pour lui, l’expérience de l’action de Dieu en lui et la représentation qu’il s’en donne ne peuvent se superposer. L’expérience est d’ordre existentiel et d’une certaine façon indicible. La représentation est subjective, relative et ne prétend absolument pas épuiser l’expérience qu’il fait de l’action de Dieu en lui. Pourtant issue de l’expérience innommable, elle n’est pas sans valeur à condition de ne jamais se détacher de l’expérience (HRH 164 ; VSM 188).

Pour se représenter la relation de Dieu avec lui et sa propre relation avec Dieu, Légaut procède par analogie : elles sont semblables aux relations qu’entretiennent deux êtres qui s’aiment lorsqu’ils communiquent au niveau de l’essentiel, quand ils s’accueillent mutuellement au niveau où ils sont eux-mêmes (DS 138-139). Dans ce type de relation, chacun crée en lui la présence d’autrui à partir de ce qu’il est lui-même. Par exemple, la présence que je porte en moi de mon épouse est ce que perçois de ce qui l’anime intérieurement, en lien avec ma propre recherche spirituelle. Cette présence évolue au gré de nos propres maturations intérieures.

« Ainsi, écrit Légaut, je crée en moi d’une façon analogue une présence de Dieu qui se trouve de plain-pied avec ce que je suis et avec ce que je saisis de l’action de Dieu en moi. Cette présence est en moi le Dieu que je peux atteindre, elle est proprement « mon Dieu ». [...] Dieu « établit » en moi sa demeure d’une façon qui s’adapte exactement à ce que je suis[...] » et moi « je « suis » en Dieu, je participe à son Acte de façon unique. » (DS 138)

Comment, à partir de là, Légaut conçoit-il la communication avec « son » Dieu ? D’une part, « quand je me dis à « mon » Dieu par les paroles vraies que sa présence en moi me permet et me presse de prononcer, je me trouve » ;« ces paroles sont créatrices de ce que je deviens ». D’autre part, « ce que me dit « mon » Dieu par la voie des pensées justes qui montent en moi m’appellent au-delà des limites de mon écoute et me conduit au-delà des horizons de mon regard. » (DS 139 ; HRH 161-162 ; PH 31-32, 166-167)

De cette représentation, Légaut conclut que « tout ce qui se communique entre moi et « mon » Dieu œuvre pour mon achèvement d’homme... et pour l’accomplissement de Dieu. » (DS 139). Nous avons ici une vision très originale de Dieu et de l’homme. Si « Dieu » est l’inspirateur de tout accomplissement humain, en revanche « Dieu » s’accomplit lui-même de la réponse que l’homme crée sous son action inspiratrice. Dieu et l’homme participent, chacun selon son mode, à l’accomplissement l’un de l’autre. Tout ce qui aura été accompli humainement en l’homme durant sa vie (et seulement cela) demeurera en Dieu au -delà de sa mort et donc s’éternisera. (DS 139)

2.5. En énonçant tout cela, Légaut se met en garde contre certaines déviations :

  • - affirmer avec trop d’assurance ce qui ne relève ni de l’évidence ni d’une expérience constante,
  • - généraliser son propre cheminement,
  • - s’illusionner,
  • - sombrer dans le verbalisme : prendre les mots pour la réalité,
  • - manquer de discrétion vis à vis d’une expérience intérieure si intime.

Pour éviter ces dérapages, Légaut se donne deux repères fondamentaux (DS 144).

D’une part, la relecture de son existence passée pour en percevoir le fil secret. « Combien il m’est nécessaire de m’en tenir à l’intelligence de ce que j’ai vécu en profondeur humaine tout le long de mes jours, de m’enraciner dans ce passé qui ne peut plus désormais ne pas avoir été, de m’attacher sans jamais en perdre conscience au point de les méconnaître, aux manières dont Dieu agit en moi et dont je vis en Dieu ! » (DS 144)

Par ailleurs, la communion avec les spirituels de tous les temps. « Combien il m’est nécessaire d’être aidé et fortifié par la communion invisible mais bien réelle des spirituels de tous les temps et de tous les lieux, qui, chacun le faisant et le disant à sa manière, ont atteint l’intelligence de la même action essentielle en eux » (DS 145)

Jacques Musset, le 1er décembre 2017

Abréviations des livres de Légaut cités ici avec la date de leur 1ère édition

  • HRH : L’homme à la recherche de son humanité, 1971
  • PP : Patience et Passion d’un croyant, 1976
  • PH : Prières d’hommes, 1978
  • LV2 Deux chrétiens en chemin : Marcel Légaut-François Varillon, 1978
  • DS : Devenir soi - Recherche le sens de sa propre vie, 1980
  • VSM : Vie spirituelle et modernité, 1992
11 janvier 2020 6 11 /01 /janvier /2020 09:00
Jacques Musset Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut
« Nous avons des yeux pour voir. Pour croire, nous avons notre existence. »
Jacques Musset

Introduction

Si j'ai intitulé mon propos « Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut », c'est que son approche du Mystère de Dieu m'apparaît une révolution copernicienne par rapport à l’approche traditionnelle des Églises, notamment de l'Église catholique, mais aussi plus largement par rapport à une conception populaire de Dieu qui demeure dans bien des esprits. Par « révolution copernicienne », j'entends un changement radical de perspective qui selon Légaut s'impose en raison de la faillite des représentations traditionnelles de Dieu dans notre monde actuel marqué par le progrès des sciences en tous domaines. C’est ma propre démarche et je suis infiniment reconnaissant à Légaut de m’avoir fait découvrir cette voie dans les années 1970 au cours desquelles l’approche traditionnelle de mon éducation chrétienne a cessé pour moi d’être crédible.

Comment caractériser en quelques mots l’approche du mystère de Dieu par Légaut avant de la développer ?

Son approche originale du mystère de Dieu est, me semble-t-il, au confluant de trois voies, trois chemins singuliers qu’il expérimente concomitamment. Les découvertes qu’il y fait se rejoignent et se conjuguent pour constituer sa foi personnelle en Dieu.

- Première voie : c’est le regard critique et décapant que Légaut porte sur le langage traditionnel sur Dieu qui est celui de son Église. Pour lui, ce langage n’est plus crédible pour l’homme contemporain marqué par les découvertes scientifiques.

- Seconde voie : C’est sa démarche spirituelle fondamentale à la recherche de son humanité. Au cœur de ce travail d’humanisation, il perçoit à l’œuvre en lui une action inspiratrice de ses choix qu’il réfère à Dieu.

- Troisième voie : C’est dans son compagnonnage de plus en plus intime avec Jésus de Nazareth – pour lui, l’homme accompli - qu’il entrevoit le « visage » de son Dieu, inspirateurs de ses paroles et de ses actes, de ses engagements et de ses combats.

Vous le remarquez d’entrée de jeu : l’approche du mystère de Dieu par Légaut est existentielle. Elle n’est pas déconnectée de la recherche du sens de son existence qui est l’affaire de sa vie ; elle lui est intérieure. Pour lui, sa foi en Dieu ne sera jamais un ornement plaqué sur son existence, un héritage qu’il s’est contenté d’endosser de l’extérieur, une doctrine bien ficelée prête à consommer et à réciter.

Voyons donc en détail les trois chemins que Légaut a parcourus pour en arriver à une foi en Dieu qui soit crédible et inspirante pour lui.

1. Le premier chemin est celui de la décantation

Légaut démontre que pour l’homme moderne les représentations traditionnelles sur Dieu - toujours en vigueur - ont fait faillite. Il ne peut plus y adhérer.

1.1.

Ces représentations, nous les connaissons si nous sommes allées au catéchisme autrefois. Elles ont été élaborées durant les cinq premiers siècles de l'Église et définies comme dogmes, c'est à dire Vérités divines par les conciles des IVème et Vème siècles de notre ère. L'Église chrétienne devenant à partir de la fin du Vème siècle la religion officielle et exclusive de l'empire romain puis des régimes politiques occidentaux qui lui ont succédé, elles ont été imposées au peuple chrétien du Vème au XVIème siècle, y compris par le recours à la force.

Avec l'avènement de la modernité à partir du XVIIème siècle qui fut de la part de nombre de penseurs la revendication de soumettre à la raison les héritages reçus – jusqu’alors l’autonomie de celle-ci n’était pas reconnue -, les croyances religieuses traditionnelles commencèrent à être interrogées et remises en question par les découvertes des sciences. Mais l'Église catholique, sans entendre les questionnements pourtant pertinents, a maintenu telle quelle sa doctrine sur Dieu comme ses autres croyances. Elle continue aujourd’hui de professer les mêmes affirmations, selon elle immuables parce que révélées par Dieu, alors qu’un travail historique montre leur relativité : elles ont été élaborées dans une culture donnée et elles sont tributaires des représentations du monde, de Dieu, de l’homme de ce temps-là.

Ces affirmations sur Dieu sur lesquelles continuent de camper l’Église catholique sont rappelées solennellement dans le Catéchisme de l'Eglise catholique (CEC) publié par Jean-Paul II en 1992 et présenté comme la norme de la foi catholique. Énumérons-les pour l’essentiel :

- l’existence d'un Dieu omniscient et tout puissant s'impose pour expliquer le mystère de l'univers et celui de l'homme.

- ce Dieu est le créateur du vaste univers : « Dieu tout puissant a créé le ciel et la terre » (CEC 293) ; « de rien » (296), « par sagesse et par amour » (295), d'une manière « ordonnée et bonne » (299).

- Dieu est aussi le créateur de l'homme. Si l'Église accepte depuis une trentaine d'années la théorie de l'évolution des espèces, elle maintient que « L'homme est la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour lui-même » (CEC 356) ; Il est d’ailleurs intervenu lors de son apparition pour lui créer une âme immortelle, ce qu'il continue de faire à la conception de chaque l'enfant (CEC 306).

- Dieu est encore le maître de l'histoire humaine et de chacune des histoires individuelles. Il « garde et gouverne par sa providence tout ce qu'Il a créé. » (CEC 302).

- ce Dieu prend l’initiative de se révéler spécialement dans le cadre de la religion juive (CEC 1961-1964) puis définitivement en Jésus en qui il s'incarne. Sur plusieurs siècles, il dévoile explicitement sa volonté en indiquant à l’homme le chemin de la vraie vie (la morale naturelle) (CEC 1950-1960).

- enfin, l'histoire humaine aura un terme à l’heure voulue par Dieu ; il coïncidera avec la résurrection de tous les humains, les uns promis à un bonheur éternel, les autres à un malheur éternel selon qu'ils auront suivi ou non la loi de Dieu (CEC 668-682).

1.2. Pourquoi, selon Marcel Légaut, ces représentations traditionnelles de Dieu ont-elles fait faillite ?

« De telles conceptions... sont légitimement contestées, écrit-il

- non seulement par la connaissance des lois qui règnent sur le monde de la matière et de la vie,

- des lois non moins puissantes qui régissent les groupes humains, au niveau des réalités sociales, économiques et politiques,

- mais aussi par la connaissance de ce qui dans l'intime de l'homme relève des disciplines scientifiques. » (DS 12)

1.2.1. La première objection de Légaut découle de « la connaissance des lois qui règnent sur le monde de la matière et de la vie »

- Marcel Légaut est au fait des prodigieuses découvertes en astrophysique qui ont eu lieu depuis Copernic et qui se sont accélérées au cours du XXème siècle. Il sait que les conceptions de l'univers à partir desquelles on a élaboré autrefois les représentations d'un Dieu créateur d'un monde bon et ordonné ont été révolutionnées de telle sorte qu’elles ne sont plus recevables par ceux de nos contemporains qui réfléchissent.

« Dieu n'est pas à proprement parler la cause des phénomènes que nous pouvons observer par les sens ni de ceux qui débordent les horizons des sens que la raison, grâce aux sens, sait encore détecter. Dieu n'est pas la première des causes dont la science peut parler avec autorité quand cette notion a encore valeur à ses yeux dans la zone du réel où elle a accès. Cette première cause, sans nul doute, n'existe pas. Ainsi son définitivement dépassées les conceptions sur l'action de Dieu dans le Monde qui ont prévalu dans toutes les religions depuis un passé des plus lointains. » (DS 14 -15)

« Depuis que l'Univers se découvre à l'homme dans des dimensions que celui-ci ne peut plus dire que d'une façon abstraite, et qu'il se montre d'une complexité qui sans doute ne relève pas seulement de l'inadéquation des concepts utilisés, tout essai de pensée sur Dieu mené exclusivement à partir du Monde de la matière et de la vie afin d'en expliquer l'origine, de rendre compte de son ordonnance et de son évolution à l'inimaginable histoire, paraît par nature irrémédiablement sans commune mesure avec son objet. » (DS 15 ; VSM 189)

- Quant à l'affirmation professant que Dieu a « tout créé pour l'homme » et que « L'homme est la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour lui-même », Marcel Légaut ne peut y adhérer en raison de la connaissance actuelle de l'immensité et de la complexité de l'Univers.

« Plus l'homme accroît ses connaissances sur le Monde de la matière et de la vie dont il est issu, d'un Monde qui se révèle à lui d'une immensité sans bornes dans le temps et l'espace, plus il se découvre infime et éphémère... Ne serait-il pas simplement un phénomène accidentel de conscience de la plus extrême improbabilité, un phénomène en lui-même privé de sens dans un univers dont la seule raison d'être est d'exister ?

Et de même qu'à travers les années-lumière, nous voyons les astres naître puis s'éteindre, continuant à suivre immuablement leurs trajectoire d'errance dans un espace démesuré de silence et de vide, notre humanité ne va-t-elle pas elle aussi, après une émergence relativement récente, disparaître à son tour et laisser la terre, après une brève présence de quelques activités de vie puis de conscience, redevenir une matière de nouveau inerte, jusqu'au moment où une autre émergence de vie et peut-être de conscience apparaisse ailleurs pour enfin disparaître à son tour ? Tel est le doute que tout homme doit affronter s'il a le courage de regarder le réel tel que maintenant celui-ci se manifeste objectivement à lui grâce à ce que les sciences lui en montrent... un réel d'une radicale inhumanité, soumis à une loi de fer qui semble lui être consubstantielle et être la condition même de son existence. » (DS 13-14)

Un peu plus loin : « Désormais on ne peut plus, comme jadis, à partir de Dieu justifier la présence des hommes. » (DS 15).

1.2.2. La seconde objection découle de la connaissance « des lois ... qui régissent les groupes humains, au niveau des réalités sociales, économiques et politiques ».

Ici, Légaut fait référence aux travaux de la sociologie, de l’ethnologie, de l’histoire...

Ainsi conteste-t-il la doctrine traditionnelle sur Dieu professant qu'en l'homme créé est écrite « la loi naturelle immuable (qui) exprime le sens moral originel permettant à l'homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge. » (CEC)

De plus, face à la diversité constatée des modes de vie et des valeurs des humains à travers le monde, Légaut ne craint pas d’affirmer : « On ne peut plus donner à la vie humaine un sens tout à fait général et exhaustif tant, depuis les millénaires perdus dans le passé où sur la terre l'espèce humaine a émergé du Monde de la matière et de la vie, les êtres se manifestent d'une extrême diversité... dans les moyens dont ils disposent et dans les exigences personnelles dont ils prennent conscience... » (DS 15)

1.2.3. La troisième objection relève de « la connaissance de ce qui dans l'intime de l'homme relève des disciplines scientifiques. » (DS 12)

Ici Légaut se réfère à la psychologie, à la psychanalyse... En fonction de ce que ces sciences humaines nous découvrent de la nature et du fonctionnement de l’homme, de ses fragilités natives comme de ses possibilités, la description de l’homme sorti des mains de Dieu, dans un état « de sainteté et de justice originelle » et dispensé de souffrance et de mort, est de l’ordre du mythe. Il en est de même de la faute originelle de l’homme contre Dieu qui l’aurait privé de tous ces avantages et plongé dans la souffrance et la mort. Il n’est plus possible de parler ainsi pour rendre compte du mal présent dans l’histoire humaine. La croyance dans la transmission de la faute originelle à tous les humains est une hypothèse totalement périmée.

La position de Légaut est sans appel : « Jadis, la question du sens de sa vie ne se posait pas à l'homme comme maintenant... La réponse en était donnée par la religion tant celle-ci avait encore de puissance sur lui et précisait par sa doctrine, d'une façon assurée qui paraissait suffisante à tous, ce qu'était l'homme à partir de ce qu'elle affirmait de Dieu. Dieu n'était-il pas le créateur, la cause des phénomènes qui émerveillaient l'homme ou le terrorisaient, de tous les événements heureux ou malheureux ?... Elle a besoin d'être profondément révisée de nos jours... en raison du développement extraordinaire des connaissances du réel que l'homme acquiert là où ses sens et sa raison lui en permettent l'accès » (DS 11)

1.2.4. En conclusion de sa cascade d’objections et de réfutations de la doctrine traditionnelle sur Dieu, Légaut enfonce le clou :

« Les bases sur lesquelles, dans la chrétienté d'hier, on fondait solidement et on bâtissait avec minutie l'édifice théologique qui expliquait la raison d'être du Monde et la présence des hommes... sont maintenant ébranlés sans remèdes... » (DS 16)

« Sont définitivement périmées les facilités qu'on pouvait jadis se permettre d'utiliser pour fonder en raison, d'une façon irréfutable, une croyance en Dieu qui, de ce fait, s'imposait à tout homme quel que soit son état spirituel. Sont définitivement périmées aussi les facilités qu’autorisait une vue humanisée du Monde où l'homme était installé de droit divin, où il trouvait sa place et connaissait sa raison d'être sans avoir à en faire personnellement une véritable découverte. » (DS16)

Cependant, tout en affirmant que « les sciences exactes ont chassé Dieu du monde de la matière et de la vie » (DS 18), il ne rejoint pas les prétentions de ceux pour qui les sciences humaines, en manifestant l’extrême complexité du fonctionnement humain, expriment la totalité de l’homme. Si nécessaire que soit leur lucidité pour mettre en lumière les conditionnements de toutes sortes qui pèsent sur l’homme, elles ne peuvent déduire que celui-ci n’en est que la résultante passive. En dépit des pressions internes et externes qui pèsent sur lui, l’être humain a la capacité de s’interroger sur le sens de sa vie, de reconnaître le mystère qu’il est en lui-même, de s’engager dans l’accomplissement de sa propre existence. (DS 18 à 20) « Désormais la critique qu'exercent les sciences humaines conduit au moins à relativiser, en l'inscrivant dans le temps et le lieu de son origine, ce qui, dans le passé, était regardé comme vérité absolue ». (DS 16)

Jacques Musset - décembre 2017

Abréviations des livres de Légaut cités ici avec la date de leur 1ère édition

  • HRH : L’homme à la recherche de son humanité, 1971
  • PP : Patience et Passion d’un croyant, 1976
  • PH : Prières d’hommes, 1978
  • LV2 Deux chrétiens en chemin : Marcel Légaut-François Varillon, 1978
  • DS : Devenir soi - Recherche le sens de sa propre vie, 1980
  • VSM : Vie spirituelle et modernité, 1992
10 août 2019 6 10 /08 /août /2019 08:00
bateau lpc Ils ne sont pas du monde comme moi je ne suis pas du monde. (Jean, XVII, 16)
André Hannaert

Vous êtes du monde…

  • si, d'une manière ou d'une autre, vous refusez, altérez ou cachez la vérité
  • si, à quelque degré que ce soit, vous violez des lois justes
  • si, de près ou de loin, vous prenez part à l'exploitation des enfants dans le monde
  • si, d'une manière ou d'une autre vous faites preuve de violence
  • si, vous avez pour maître l'argent, le pouvoir ou toute autre idole
  • si, dans l'éducation de vos enfants, vous ne visez pas d'abord les valeurs et n'ouvrez pas à la Transcendance
  • si vous laissez aux autres la solidarité, la gratuité et le pardon
  • si vous avez de l'Histoire et du monde une vision fataliste
  • si vos certitudes sont telles que vous n'entendez pas l'appel à la remise en question
  • si la "Bonne Nouvelle pour tous" vous reste énigmatique ou lointaine de sorte que vous n'en n’avez jamais été le messager conscient et joyeux, au-delà des contraintes et des interdits
  • si vous esquivez par vos choix la tension, pourtant porteuse, entre le monde et le Royaume.

André Hannaert - LPC-2000

29 septembre 2018 6 29 /09 /septembre /2018 08:00
Jacques MussetLa fidélité à Jésus n'est pas répétition mais recréation III
Jacques Musset

III - Comment vivre au 21ème siècle une fidélité créatrice à Jésus et à son Dieu ?

Vivre de l'« esprit » qui animait Jésus

C'est au niveau de l'esprit qui animait Jésus que nous avons à nous approprier son témoignage. J'entends le mot « esprit » au sens de la motivation et de l'attitude qui ont orienté et déterminé son existence. Regarder Jésus vivre en son temps nous permet de déceler ce qui l'habitait intérieurement, ce qui le motivait à risquer sa vie pour témoigner du Dieu dont il se réclamait. Cet esprit qui l'animait, c'était son accueil, sa défense et sa promotion des personnes, spécialement les marginalisées, les exploitées, les méprisées, les disqualifiées, les oubliées, les rejetées pour toutes sortes de raisons ; c'était aussi sa dénonciation des structures et des représentations qui oppriment ; c'était encore son attitude intérieure d'intégrité à la base de tous ses comportements ressourcés sans cesse dans la conception qu'il avait de son Dieu. A nous d'incarner aujourd'hui en les actualisant d'une manière inédite ces valeurs même si elles ne sont pas spécifiquement chrétiennes.

Actualiser le courage de Jésus

L'esprit qui animait Jésus se traduisait par sa manière de s'engager résolument à ses risques et périls à travers paroles et actions. Il a fait preuve de constance jusqu'au bout, en dépit des oppositions et incompréhensions, il ne s'est jamais dérobé aux appels qui le sollicitaient, il n'a pas craint le qu'en dira-t-on, les critiques, les calomnies ; il a veillé à la cohérence entre son dire et son vivre, entre son enseignement et son style de vie, mais il s'est toujours refusé à haïr, à prendre une revanche, à écraser ses adversaires. A nous, dans le temps que nous vivons, de traduire cet esprit dans nos mentalités et dans nos façons concrètes de vivre, à nos risques et périls s'il le faut.

Actualiser les exigences d'authenticité qui inspiraient les comportements de Jésus.

L'esprit qui animait Jésus au service de son prochain et dans ses prises de position émanait d'une droiture de cœur et d'intentions authentiques, non contaminées par la recherche du pouvoir et de l'avoir, par l'hypocrisie et la duplicité, par les partis pris injustifiés, par les fausses évidences du temps. A nous, en nous inspirant de cet esprit d'authenticité, d'être vigilant sur ce qui nous anime réellement dans les divers domaines de notre existence.

Distinguer mouvement de foi de Jésus envers son Dieu et ses représentations

L'esprit qui animait Jésus dans sa façon de vivre, il le référait à Dieu, la Source des exigences intimes qui émanait de ses profondeurs. Ses représentations de Dieu étaient celles de la foi juive de son temps. Pour nous, il importe de ne pas confondre les représentations qu'il avait de son Dieu avec le mouvement de sa foi en son Dieu, fait de confiance, de disponibilité, de fidélité. C'est un exercice essentiel, capital. Notre fidélité créatrice ne se joue pas au niveau des représentations qu'il avait de son Dieu et donc de son langage, relatifs à son contexte culturel et religieux, mais elle se joue dans la ligne du mouvement personnel de sa foi en son Dieu. D'où il est essentiel de faire la différence entre les deux, ce qui nous autorisera nous-mêmes, dans le contexte culturel où nous vivons, à avoir nos propres représentations de Dieu et de ce fait nos propres langages.

Comment dire le Dieu de Jésus aujourd'hui ? (1)

Le Dieu de Jésus, comment le nommer aujourd'hui dans notre culture marquée par la modernité sans être tributaire des représentations de Jésus ? Nous avons vu que Jésus reçoit de sa Tradition (un ensemble de croyances qui s'impose à tout croyant juif) les représentations qu'il a de son Dieu (et donc du monde et de l'homme), représentations qui sont relatives au contexte religieux et culturel de son temps. Rappelons-les d'un mot : Dieu est une évidence, Il est le tout autre et en même temps le tout proche, il conduit l'histoire de son peuple et du monde avec justice et amour bienveillant, il va sans tarder établir définitivement son règne de paix qui est déjà à l'œuvre. Il appelle chacun à l'accueillir avec un cœur disponible. L'appellation « Père » est traditionnelle.

Pour nous et nos contemporains du 21ème siècle marqués par l'esprit de la modernité (revendication du droit à penser personnellement, à chercher et à trouver par expérimentation), notre approche du mystère de Dieu comme source de notre humanisation ne peut se faire d'emblée avec des représentations marquées par un contexte qui n'est plus le nôtre et qui s'avéraient alors évidentes. ( démarche descendante) .

Employons donc une autre voie d'accès que nous appellerons ascendante. Cette approche ascendante part de ce que vit l'homme et est donc une démarche existentielle animée par le souci de l'authenticité, du don et engageant tout l'être dans la recherche de son sens (2). Cette voie empruntée avec la préoccupation de ne pas tricher avec soi-même, d'aller le plus loin possible dans la vérité de soi-même – chemin fort exigeant – comment peut-elle être une approche actuelle du mystère du Dieu de Jésus ? Si oui, à quelles conditions ? Allons au cœur de ce que nous vivons les uns et les autres dans notre aventure d’humanisation quand nous nous efforçons vaille que vaille de conduire notre existence dans une démarche de vérité, attentifs à débusquer nos illusions, à nous remettre en cause si nécessaire, à lier travail intérieur d’approfondissement personnel et ouverture à autrui dans l’épaisseur de notre vie quotidienne ? Qu’observons-nous ? Ce que chacun expérimente au tréfonds de son être – quelle que soit son histoire singulière -, n’est-ce pas avant tout une exigence de vivre en vérité dans toutes les dimensions de son existence ?

Exigence de lucidité sur sa manière d’exister, sur la cohérence entre son dire et son faire, sur les héritages qui le conditionnent, sur ses ambiguïtés, ses limites, ses peurs, ses attachements, ses répulsions, ses illusions, son histoire passée…

Exigence de vivre vrai dans sa relation à autrui, exigence qui invite à l’écoute, à la compréhension, au soutien, au respect, au pardon, à la remise en cause personnelle…

Exigence de probité intellectuelle dans sa recherche spirituelle, dans l’appropriation, si l’on est croyant, de sa tradition religieuse, ce qui a pour conséquence de ne pas mettre de limites à ses questionnements ni au chemin à parcourir…

Exigence de recueillement pour se ressourcer, pour ne pas céder à l’activisme, aux illusions…Exigence de consentir à la réalité telle qu’elle est pour en faire un tremplin de maturation, d’affinement, d’approfondissement, ce qui implique détachement et renoncement...

Cette exigence, sorte de voix intime, qui se murmure dans le silence ou s’impose parfois avec insistance et d’une manière récurrente et à laquelle nous consentons nous fait expérimenter un dépassement, une sorte de « transcendance » intérieure qui faisait dire à Pascal : « L'homme passe l'homme ». L'expérience de cette exigence intime, Marcel Légaut l'appelait motion intérieure. A travers cette inspiration venant des profondeurs de son être et l’appelant à vivre en vérité, il lisait les traces en lui d’une « action qui n’est pas que de lui mais qui ne saurait être menée sans lui ». Il en concluait qu’on pouvait « appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie Marcel Légaut pose ainsi un acte de foi mais qui ne s'impose pas. La meilleure preuve c'est que des humains qui expérimentent eux aussi la même qualité d'humanité à travers leurs choix de vie exigeants ne nomment pas Dieu : ils se tiennent dans l'agnosticisme (je ne sais pas) ou dans l'athéisme (Dieu n'existe pas, ce qui est aussi un acte de foi).

Si nous-mêmes expérimentons cette même qualité d'humanité et pressentons comme M. Légaut le mystère d'une « Présence » au cœur de notre cheminement humain, nous pouvons nommer Dieu cette mystérieuse « présence » qui nous inspire secrètement sans peser sur notre liberté. Mais nous pouvons la nommer autrement que Jésus, par exemple « Source, Souffle, Feu, Lumière... », c'est tout à fait légitime. Nous sommes là au niveau des représentations dépendantes de notre culture, de notre histoire, de notre milieu de vie. Dans la Bible, on trouve d'ailleurs de nombreuses appellations de Dieu : rocher, père, mère, Seigneur, sauveur, défenseur, etc. En effet une chose est d'expérimenter cette Source au plus intime, autre chose est de la désigner. En effet, il ne faut pas confondre la réalité vécue, elle-même indicible, et la nomination de cette réalité expérimentée. L'expérience de la réalité est première, la nomination n'est pas secondaire mais seconde et relative. Nous avons certes besoin de mots pour balbutier l'expérience de l'exigence intérieure que nous expérimentons quand nous nous efforçons de vivre dans l'authenticité, la vérité et le don, mais ce ne sont que des mots. Ils sont utiles mais ils sont relatifs. Ils ne servent qu'à pointer notre attention et celle d'autrui sur l'expérience vécue, intraduisible par nature. La pire des choses c'est d'idolâtrer les mots en croyant expérimenter la réalité. Nous ne sommes jamais indemnes (ni les Eglises non plus) de glisser vers cette impasse.

En conclusion

, disons que notre fidélité à la démarche de Jésus dans la relation à son Dieu passe d'abord par l'engagement (au sens le plus large du terme) de notre existence dans l'esprit qui fut le sien et, au cœur de cet engagement, par l'expérience au tréfonds de notre être d'une Source mystérieuse inspirante. Là nous sommes en phase avec l'expérience de Jésus, chacun la vivant et la nommant à sa manière dans son contexte singulier. C'est une démarche de foi qui ne s'impose à personne mais pour un chrétien de la modernité, en est-il d'autre aujourd'hui pour percevoir cette Source intime qui inspire tout vrai chemin d'humanité ? Voilà à mon sens une voie possible pour conjuguer actuellement notre fidélité au Dieu de Jésus et la légitime et même nécessaire créativité dont nous avons à faire preuve aujourd'hui.

 

Pour terminer, voici un encouragement à pratiquer une fidélité créatrice à Jésus. Il s'agit de deux paroles de l'évangile selon St Jean mises sur les lèvres de Jésus par la communauté où est né l'évangile.

16, 7 : « Il est bon que je m'en aille, car si je ne pars pas, le Souffle ne viendra pas à vous ».

14,12: « En vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais ; il en fera même de plus grandes... »

Comment ne pas nous sentir encouragés à être créatifs pour faire advenir sans cesse de nouvelles figures d'Evangile ? Pourquoi aurions-nous peur puisque nous sommes assurés d'avoir en permanence le Souffle suffisant pour vivre de l'esprit de Jésus et témoigner de son Dieu !

Jacques Musset

(1) Je renvoie à mon livre : Repenser Dieu dans un monde sécularisé, Karthala, 2015 . (retour)
(2) Vie spirituelle et modernité, Marcel Légaut, Duculot, chapitre VIII, page 187. (retour)
22 septembre 2018 6 22 /09 /septembre /2018 08:00
Jacques MussetLa fidélité à Jésus n'est pas répétition mais recréation II
Jacques Musset

II - Comment concevoir aujourd'hui une véritable fidélité de Jésus qui soit re-création

Re-création, qu'est-ce à dire ?

Un héritage ne demeure vivant que recréé

Partons d'abord d'une constatation évidente que l'on peut observer en tous domaines de la vie d'une génération à une autre génération. Un héritage ne demeure vivant et fécond pour ses héritiers que s'ils se l'approprient et donc le recréent, ce qui suppose de leur part un droit d'inventaire, une évaluation, la possibilité de retenir ce qu'ils jugent bon, la nécessaire réinterprétation de l'héritage due aux conditions nouvelles dans lesquelles vivent les héritiers, conditions d'ordre culturel, économique, politique, social, technique. C'est une tâche exigeante, mais c'est la seule qui soit prometteuse de vie, de sens, d'inventions. On peut le vérifier dans l'histoire humaine à tous les niveaux et dans notre propre histoire singulière..

Nous sommes les héritiers d'une histoire familiale, d'une éducation, de rencontres multiples. Si nous sommes reconnaissants à ceux et celles qui nous ont précédés et dont le témoignage nous a touchés, que retenons-nous d'eux qui nous fait vivre actuellement ? D'abord et avant tout un esprit, une façon de vivre fraternelle, une liberté de penser et d'agir, une ouverture à autrui, une générosité. Ce ne sont ni les représentations ni les formes à travers lesquelles nos devanciers ont exprimé et mis en œuvre ces qualités d'esprit et de cœur. Ces représentations et ces formes sont relatives à leur temps, à leur histoire, à leur tempérament. Si nous marchons sur leurs traces, à nous d'incarner, dans de nouvelles représentations et de nouvelles formes concrètes, l'esprit qui les a animés et qui nous inspire intérieurement. Telle est la véritable fidélité créatrice qui se joue avant tout au niveau d'un esprit commun qui se perpétue à travers des expressions et des réalisations diverses.

Le mouvement de fidélité créative dans le judéo-christianisme

Il en a toujours été ainsi dans la tradition religieuse judéo-chrétienne. On peut lire toute la Bible juive comme un incessant travail de recréation par réinterprétation de l'héritage reçu. Pourquoi ce travail s'est-il imposé à nos devanciers ? Tout simplement parce que les conditions nouvelles de vie remettaient sans cesse en question les croyances héritées ou obligeaient à se poser des interrogations inédites. Je prends seulement deux exemples. Au 6ème siècle avant notre ère, le peuple juif connut une épreuve gravissime qui a mis à bas les convictions fondamentales et les représentations sur lesquelles reposait sa foi jusque- là. On peut les résumer ainsi : Dieu était un Dieu sauveur qui avait fait alliance avec son peuple et ne pouvait donc le laisser à l'abandon; le roi était le lieutenant de Dieu pour conduire son peuple ; le territoire d'Israël était une terre donnée par Dieu; le temple était la demeure de Dieu au milieu du peuple; Jérusalem était une ville inviolable. Ainsi rien de grave ne pouvait arriver au peuple qui se sentait en sécurité. Or en 587, suite à une malencontreuse alliance du roi de Juda avec l'Egypte qui est vaincu par le roi de Babylone, Nabuchodonosor, les armées du vainqueur s'abattent sur le royaume de Juda, mettent Jérusalem à feu et à sang, rasent le temple, déportent une partie de la population à Babylone, roi en tête à qui on crève les yeux et qui périra en chemin sans laisser de descendant.

Tout semble s'écrouler pour les restés sur place comme pour les déportés. Dieu semble vaincu par Mardouk le dieu national babylonien. Les croyants juifs sont immergés dans une nuit obscure qui peut en faire douter plus d'un des promesses de leur Dieu. Or durant les cinquante ans qu'a duré l'exil, un immense travail de réflexion s'est fait chez les déportés qui a abouti à une réinterprétation de leur tradition en l'élargissant, en la purifiant, en l'intériorisant. C'est pendant cette période cruciale que les exilés ont pris conscience que leur Dieu n'était pas seulement un Dieu national mais celui du ciel et de la terre, que la terre de Dieu n'était pas seulement le petit canton national de Juda mais l'univers entier, que le Temple véritable n'était pas seulement un temple de pierre mais le vaste monde, que la vocation du peuple juif n'était pas de vivre en circuit fermé mais d'être le témoin du Dieu universel à la face des nations, que chaque personne était responsable de ses actes et que la loi de Dieu lui était intérieure.(1) Je n'entre pas dans le détail de cette révolution copernicienne dans la manière pour le peuple de repenser sa foi et ses représentations. Rien ne sera plus ensuite comme avant en dépit des tentatives de revenir aux représentations anciennes. Cette époque fut extrêmement féconde en textes exprimant la foi réinterprétée et renouvelée.

Une autre expérience de réinterprétation se situe au 4ème ou 3ème siècle avant notre ère avec le livre de Job. Ce long poème est une protestation contre le « catéchisme » officiel du temps qui continue à dire que le juste est assuré d'une vie heureuse ici-bas et que le pécheur n'aura pas son compte de jours ( à cette époque, la croyance en la résurrection des morts n'existe pas encore). Vous connaissez l'histoire. Job, un juste, gravement atteint par la maladie et lâché par sa famille et ses amis, dénonce cette affirmation. La meilleure preuve c'est que les faits la démentent à longueur d'années. Des justes meurent sans être rassasiés de jours tandis que des méchants prospèrent et vivent très longtemps. Des amis de Job répétiteurs de la bonne doctrine lui font la morale, veulent persuader Job qu'il a péché secrètement et donc qu'il n'a que ce qu'il mérite. Au terme du livre, Dieu désavoue les amis et reconnaît la justice de Job. Le mystère du mal subi n'est pas élucidé mais il n'est plus possible de l'attribuer au péché, même si dans les mentalités cette croyance continuera à avoir la peau dure, y compris au temps de Jésus. La tradition de réinterprétation reste vive aujourd'hui dans le judaïsme : on discute, on débat, on avance sans cesse de nouvelles significations (malgré le courant fondamentaliste et intégriste) (2)

Jésus, témoin en son temps de fidélité créatrice

Jésus se rattachait au sein du judaïsme de son époque à ce mouvement d'ouverture et d'incessante réinterprétation. Son message et sa pratique sont à l'opposé d'une simple répétition ; c'est une re-création. Dans son combat contre le moralisme étroit et le ritualisme de ce qu'était devenue sa religion, il prône en paroles et en actes un retour à la source de la foi juive : pour lui, le rapport à Dieu s'évalue à l'aune de la justice et de l'amour pratiqués envers les autres humains ; en même temps il approfondit et élargit les perspectives : les vrais adorateurs de Dieu adorent en esprit et vérité ; c'est l'esprit et non la lettre qui est essentiel.

Sur les 20 siècles passés de l'histoire du christianisme, on pourrait multiplier des exemples de cette culture de réinterprétation donnant lieu à des figures inédites de re-création, concernant l'approche du mystère du Dieu de Jésus (Les Pères grecs et latins des premiers siècles, St Augustin, puis Abélard, St Thomas d'Aquin, etc ...jusqu'à la théologie de la libération). Mais ce n'est pas le lieu de le démontrer. Depuis plus d'un siècle, beaucoup de théologiens qui s'y sont essayés ont été condamnés par Rome.(3)

(à suivre)

Jacques Musset

(1) Entre autres références : Genèse 1; le second Isaïe, 40-55 ; Ezéchiel ; les livres de Ruth et de Jonas (retour)
(2) La fin d'une foi tranquille; Bible et changement de civilisations de Francis Dumortier. Ed. Ouvrières 1977 Aujourd'hui les livres des nouveaux penseurs de l'Islam qui plaident pour un retour aux sources de leur tradition et son actualisation ) (retour)
(3) Voir mon livre : Sommes-nous sortis de la crise du modernisme, Karthala, 2016 (retour)
15 septembre 2018 6 15 /09 /septembre /2018 08:00
Jacques MussetLa fidélité à Jésus n'est pas répétition mais recréation
Jacques Musset

Dernièrement, la Congrégation romaine pour le Culte divin et la discipline des sacrements dont le président est le très archi-traditionnel cardinal Sarah a envoyé une lettre à tous les évêques pour leur transmettre des consignes strictes sur l'usage du pain et du vin de la messe. Les hosties doivent être du pain azyme (non fermenté) confectionné avec du pur froment avec son gluten. «Les hosties totalement privées de gluten sont une matière invalide pour la célébration de l’Eucharistie. Sont, par contre, matière valide, les hosties partiellement privées de gluten et celles qui contiennent la quantité de gluten suffisante pour obtenir la panification. Par ailleurs, «Le saint Sacrifice eucharistique doit être célébré avec du vin naturel de raisins, pur et non corrompu, sans mélange de substances étrangères. […] Il est absolument interdit d’utiliser du vin dont l’authenticité et la provenance seraient douteuse». Le moût est toléré cependant. Tout autre matière et boisson sont interdites même si le pain de froment et le vin de la vigne ne sont pas nourriture et boisson habituelles des pays.

Le motif invoqué de cette prescription romaine est la fidélité à la pratique de Jésus durant le dernier repas qu'il prit avec ses disciples, traduite ici en termes de respect de sa volonté. L'observation de ces consignes, selon la note romaine, engage la validité de la célébration eucharistique. «Être vigilant sur la qualité du pain et du vin destinés à l’Eucharistie est fondamental parce que cette matière du sacrifice eucharistique va déterminer ce que nous croyons, substantiellement, dans le mystère de l’Eucharistie. Il y a un rapport très étroit entre ce que nous croyons, dans la profondeur du Mystère, et ce qui se manifeste à travers le signe sacramentel du pain et du vin.»

Pour enfoncer le clou, Mgr Claudio Magnoli, expert liturgiste, membre de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements, commente : «Ce sont des abus qui dérivent de la soi-disante théologie de l’inculturation. Cette idée selon laquelle Jésus aurait choisi le pain et le vin seulement comme éléments de sa culture, celle du monde méditerranéen. Certains théologiens et agents pastoraux ont imaginé que dans d’autres régions du monde on puisse les substituer avec d’autres éléments. En substance, nous devons retrouver une théologie qui sache répondre à cette idée que Jésus aurait choisi le pain et le vin comme un élément culturel, et non pas comme un élément fort et déterminant.»

Outre que cette initiative tatillonne s'est couverte de ridicule auprès de bien des chrétiens et de non-chrétiens et a fait passer le catholicisme une fois de plus pour rétrograde, elle pose aux Eglises et aux disciples de Jésus la très sérieuse question de la fidélité à Celui dont elles se réclament: comment vivre au 21ème siècle en disciples de Jésus dans un monde qui n'est plus le sien ?

En trois articles nous apporterons quelques éclaircissements dont le but est de répondre à cette interrogation essentielle :

La simple répétition de ce qu'a fait et dit Jésus ne peut être en aucun cas un critère de fidélité à son égard.

Comment concevoir aujourd'hui une véritable fidélité comme re-création de ce qu'a dit, fait et vécu Jésus ?

Comment conjuguer fidélité et recréation. Comment vivre au 21ème siècle une fidélité créatrice à Jésus et à son Dieu ?

I - La simple répétition de ce qu'a fait et dit Jésus ne peut être un critère de fidélité à son égard.

1ème raison. D'une part, notre temps n'est plus celui de Jésus.

Il est même tout à fait différent et nous le vivons à une dimension mondiale, ce qui n'était pas le cas il y a vingt siècles pour les contemporains de Jésus. Les liens de solidarité se vivaient alors à un échelon plus local. Jésus s'est fait le prochain des gens de la société de son temps qui étaient les pauvres, les estropiés, les marginalisés, les rejetés, les oubliés. Aujourd'hui qui sont-ils pour nous dans notre monde actuel, à notre porte et au-delà ?

Par ailleurs le règne de Dieu que Jésus annonçait (le grand jour, l'avènement du royaume de Dieu !) n'est pas arrivé comme il le pressentait. Il en attendait la réalisation totale d'une manière imminente. La réalité a été autre. Au cours des dizaines d'années qui ont suivi la mort de Jésus, on a continué à attendre. En vain. Le monde nouveau est déjà là mais que très partiellement et nous le vivons depuis vingt siècles dans une durée dont on ne voit pas ce que pourrait être sa fin. Jésus vivait dans une situation d'urgence face à une réalité imminente qui révélerait le fond des cœurs : pour lui, les choix n'attendaient pas, il fallait trancher dans le vif, il n'y avait pas de demi-mesure, sinon il serait trop tard pour être au rendez-vous de cette réalité décisive. Cela explique sans doute que Jésus menait tambour battant son activité de témoin du règne de Dieu déjà là et qui ne saurait tarder à se manifester totalement.

Nous sommes aujourd'hui dans une autre situation. Le monde nouveau, terme actuel pour désigner le royaume de Dieu toujours en chantier, nous en avons vu la couleur en Jésus mais il n'y a pas eu de révolution totale du monde et des humains. Cette couleur du monde nouveau, nous avons à nous efforcer de l'incarner à notre façon, au long des mois et des années, dans la patience et la persévérance, les avancées et les reculs, les réussites et les échecs. Nous avons à l'incarner dans l'épaisseur de nos vies ambiguës et de nos sociétés où règnent la violence en tous domaines, les injustices, les mensonges, les rêves insensés, le chacun pour soi. C'est exigeant, c'est décapant, mais il ne peut en être autrement. Le bon grain et l'ivraie poussent ensemble irrémédiablement.

A nous de découvrir dans ce monde imparfait comment vivre vrai et nous faire le prochain d'autrui, spécialement des personnes et des groupes oubliés, marginalisés, rejetés, opprimés, victimes d'injustices, ce qui suppose non seulement ouverture du cœur mais lucidité, ouverture, analyse. A nous de vivre ainsi notre foi au Dieu de Jésus en esprit et vérité.

2ème raison : Jésus était un homme singulier

En son temps a fait des choix singuliers et qui avait ses propres limites. Jésus a eu un itinéraire particulier, qui n'est pas imitable en tant que tel. Il est en effet impossible pour un être humain d'imiter tel quel un autre être humain. Chacun est un mystère unique qui n'est pas reproductible. S'inspirer de la façon de vivre de quelqu'un est tout autre chose que de vouloir l'imiter, entreprise tout à fait vaine et même malsaine. Jésus, comme n'importe qui, s'est frayé un chemin dans des conditions particulières. Il a été un homme singulier et non l'Homme avec un grand H. Il n'a pas vécu toutes les expériences humaines et spirituelles. Il s'est efforcé seulement mais à quel degré de qualité d'humanité de conduire la sienne propre avec une droiture et une authenticité peu communes. C'est pour cette raison qu'il est pour nous comme pour tant d'autres avant nous une référence essentielle.

S'il a donc été un homme singulier, bien qu'il ait vécu son existence avec « une intensité d'exception », selon la belle expression du grand théologien Stanislas Breton, il n'a pas épuisé toutes les figures possibles d'humanité. Jésus était en effet un homme et pas une femme, il est resté, semble-t-il, célibataire et n'a pas connu la vie de couple, il était juif du Moyen-Orient au 1er siècle et non européen du 21ème, il était galiléen et non judéen, il parlait l'araméen et non le grec et le latin, Il était laïc et donc ni prêtre, ni scribe, il savait lire et n'était pas analphabète, il était habillé et mangeait à la juive et non à la romaine, il professait la religion juive et non le bouddhisme, il est mort relativement jeune (à trente-six ans vraisemblablement) et n'a pas connu l'âge mûr et la vieillesse, etc...

Ceux qui ont voulu ou veulent encore imiter Jésus à la lettre se fourvoient dans une conception matérialiste, en tout cas formelle, de la fidélité. Par exemple, dans la toute première communauté chrétienne de Jérusalem, formé de juifs convertis, on a tenu à conserver les habitudes alimentaires juives étiquetées pures ou impures, puisque Jésus était juif et les observait. Pourquoi pas ? Mais les choses se sont gâtées quand on a voulu les imposer aux chrétiens non-juifs. Un conflit a éclaté entre les tenants de cette position (dont Jacques, le frère de Jésus) et l'apôtre Paul. On finira par accepter, après vifs débats, que les nouveaux chrétiens d'origine non-juive ne soient pas soumis à ces prescriptions juives. Au 2ème siècle de notre ère, le grand théologien égyptien Origène s'est fait castrer pour demeurer célibataire comme Jésus ; triste imitation! Aujourd'hui quand les responsables de l'Eglise catholique justifient l'impossibilité pour une femme de devenir prêtre ou évêque, c'est en référence au sexe de Jésus : piteuse compréhension de la fidélité. Quand les mêmes autorités interdisent aux Eglises d'Afrique ou d'Asie de célébrer l'eucharistie avec autre chose que du pain et du vin, on est dans une religion du mimétisme et non dans la religion en esprit et vérité. On pourrait citer d'autres exemples de cette fausse fidélité de Jésus (par exemple à propos de la conception du mariage et du divorce ; à propos de la méfiance de certains milieux chrétiens envers le politique en raison du non engagement direct de Jésus dans la sphère politique). Tous ces exemples de prétendue fidélité purement formelle à Jésus induisent un visage de Dieu formaliste, désincarné, machiste, légaliste. Rien à voir avec la fidélité créatrice de François d'Assise au 12ème siècle, de l'abbé Pierre au 20ème et de tous les témoins véritables de l'évangile à travers les siècles, y compris dans le nôtre aujourd'hui.

A chacune et chacun de nous, avec son tempérament, son histoire, ses propres limites, de trouver sa façon singulière et originale de témoigner de Jésus. Cela suppose inventivité, courage, persévérance, ressourcement. Il n'y a pas de modèle tout fait, pas de consignes données d'avance. On entendait autrefois et on entend encore des gens qui se posent la question : qu'est-ce que Jésus ferait à ma place, à notre place ? Ce questionnement n'a pas de sens. Car Lui a fait sa part il y a vingt siècles. A nous de faire la nôtre aujourd'hui.

3ème raison : les représentations de Jésus concernant le monde, l'homme et Dieu étaient dans la ligne de celles d'un juif de son temps et ne sont plus les nôtres.

Pour mémoire, rappelons-nous quelques-unes de ses conceptions sur le monde, l'homme et Dieu. Pour lui, Dieu est une évidence, il est le tout autre qui est aux cieux (Mt 12, 50). C'est Lui qui a créé le monde et le couple (Mc 10,1-12), Lui qui gouverne le monde avec sollicitude, car il est bon comme un Père (Mt 7, 25 et suivants – Mt 5,45) ; Lui qui a donné la Loi à son peuple sur le Sinaï (Mt 19, 18-19, – Mc 7,8) ; Lui également, qui a parlé par les prophètes (Mc 7, 6) ; Lui qui, par la Loi et les prophètes, exprime sa volonté. Jésus croit aussi en Satan et dans les démons, adversaires de Dieu qui s'emparent des hommes ; il les chasse par la puissance de Dieu (Mt 12, 26.28). Jésus croit que Dieu ressuscitera les morts au dernier jour (Mc 12, 23) ... Pour Jésus, comme pour son peuple, Dieu est la clé de voûte de tout, bien qu'il ait affiné, élargi, approfondi l'héritage reçu et qu'il ait vécu dans une étonnante intimité avec Celui qu'il appelle Abba, papa, au nom et au bénéfice duquel il prend position avec une liberté étonnante.

Aujourd'hui dans notre monde sécularisé marqué par la modernité, du moins notre monde occidental, la plupart des gens ne se pensent plus et ne pensent plus le monde et Dieu comme au temps de Jésus. Comment donc dire aujourd'hui Jésus et vivre de l'esprit qui l'animait et témoigner de son Dieu ? Il y a là tout un travail d'échanges et de réflexion à conduire. Le concile Vatican II en dépit de certaines ouvertures est demeuré en grande partie tributaire de la manière de penser traditionnelle. Dans ses textes, on part d'affirmations sur Dieu, sa volonté, son action dans le monde considérées comme allant de soi. Le catéchisme de Jean-Paul II est une parfaite illustration de cette présentation.

Or, aujourd'hui, pour la plupart des gens qui baignent dans la culture de la modernité, non seulement Dieu n'est plus une évidence, mais la doctrine catholique officielle prétendument reçue de Dieu et transmise par les autorités de l'Eglise comme étant la Vérité a perdu de sa crédibilité. Car elle s'impose du dehors et est invérifiable. La voie d'approche de la réalité pour un homme de la modernité se fait par la réflexion et l'expérimentation. Cette démarche est une révolution copernicienne par rapport à l'approche traditionnelle.

De cette évolution, il résulte que notre fidélité à Jésus et à son Dieu ne peut pas consister à reproduire et répéter purement et simplement ce que le nazaréen a dit, fait et vécu, comme expression de sa propre fidélité à son Dieu. Ce serait de l'anachronisme et sans doute la pire des infidélités.

(à suivre)

Jacques Musset

21 juillet 2018 6 21 /07 /juillet /2018 08:00
bateau lpcLa trahison des lumières
Sœur Simone Van Opdenbosch

Enquête sur le désarroi contemporain de Jean-Claude GUILLEBAUD (Essai/Seuil -Janvier 1995- Série Fiction et Cie)

Le scandale de l'injustice dans le monde me touche profondément. Mais que faire si l’on n'a ni pouvoir, ni avoir ? Qu'au moins nous en prenions conscience et que nous la dénoncions!

La lecture d'un livre comme "La Trahison des Lumières" peut nous y aider.

Sœur Simone Van Opdenbosch

***

Selon l'auteur, le XXème siècle s'achève prématurément. "Nous avons assisté par les médias à la chute du Mur de Bertin, à la déconfiture des tyrannies et des goulags. Le siècle était mort, mais son cadavre puait... L'incertitude, les massacres impunis, les purifications ethniques, le verbiage poli des diplomates, les sectes, la mafia, voilà la commodité des empires".

Après avoir tracé l'image de ce siècle prématuré à travers la fragilité démocratique avec ses exclus, ses nouveaux esclaves et l'évasion du présent avec la panne de confiance le flou , le scepticisme et la nostalgie qui s’emparent des esprits, l’auteur en arrive à "l’optimisme impitoyable''.

Ce n'est pas la force de nos principes qui est en cause, c'est leur trahison.

Ensuite, il s'en prend "à l'idéologie invisible, totalitaire qui se proclame comme révélation, la clôture invisible qui tient captifs ses "paroissiens". La vérité est advenue. On s'extrait maintenant des fidélités inhabitables: du Marxisme, du maoïsme, de l'hitlérisme, du tiers­mondisme, du différentialisme lévi-straussien, du socialisme. Ces trente dernières années auront été comme une interminable propédeutique de la rupture. C'est une belle leçon, mais elle est cruelle...

Et maintenant s'installe la démocratie libérale. Elle se respire sans trahir sa présence, mais elle est aussi une idéologie. Et nous voici arrivés à l'intégrisme de l'argent, la prééminence du marché qui est la religion de la corruption minant le politique. Tout ceci configure la modernité occidentale.

Avant, c'était la haine de l'argent. Mais après la chute du Mur surgit la question : "Qui fera maintenant peur aux riches?" (Claude Roy) L'Etat providence est perçu comme déshonoré, comme une contrainte archaïque. L'argent est relégitimé.

La déculpabilisation de l'argent est perçue comme signe que la société s'émancipe d'un vieux fond catholique qui depuis toujours assimile l'argent au mal.

La victoire du monde américain, financier, boursier et ultra-libéral atteint le monde occidental.

Et de citer Max Weber : "L’avidité d'un gain sans limite n'implique enrien le capitalisme, bien moins encore son esprit."

L'argent amnestié et le pauvre, le perdant, sont invités au tribunal de la modernité par l'idéologie invisible. Avant, le pauvre était "un autre Christ''.

La culture depuis le XIIème siècle était porteuse d'une représentation valorisante du pauvre.

La littérature (Léon Bloy, Bernanos, Maurice Clavel, Péguy, Simone Weil) privilégie le concept spirituel de pauvreté.

Depuis le XIXème siècle et jusqu'aux années 70, la figure du bourgeois était négative. François Furet parle du "parvenu" chez Balzac, du "coquin" chez Stendhal et du "philistin" chez Marx.

Le riche avait subi un abaissement esthétique: il est mesquin, laid, ladre, pot-au­feu.

Si l'argent avait la puissance, au moins n'avait-il pas la gloire.

Maintenant apparaît une configuration nouvelle : non seulement l'argent gouverne, mais il règne... Le riche est réhabilité (Reagan : supply side) et au pauvre, jugé responsable de la pauvreté, est adressée une injonction moralisatrice. Ceci se traduit par la culture des médias.

Les héros sont le golden boy, le condottiere de la finance, le tycoon capitaliste, l'aventurier de la réussite.

Ce nouveau code social est légitimé.

Le chiffre d'affaires se trouve au rang des vertus civiques. L'argent ne trouve même plus devant lui le contrepouvoir symbolique du dédain culturel et du rire. Le Bébête Show en France se moque du politique, mais contourne la figure de l'argent avec crainte et révérence. L'adorateur du "kilofranc" est ainsi le seul bigot contemporain dont la modernité ne rit jamais.

Cette progressive rétrogradation sociale est favorisée par la disparition d'une contre-culture ouvrière, l'affaissement du syndicalisme, l'effacement des corps intermédiaires ou associatifs.

L'auteur entame ensuite la chariah du marché. Il étale les revenus astronomiques de certains PDG et autres grands patrons. Morgan évalue ce qui lui paraissait raisonnablement acceptable en matière d'inégalité de revenus : aucun dirigeant de ses propres sociétés, y compris lui-même, ne devrait gagner plus de 20 fois le salaire d'un ouvrier... Eisner, Suard, Bébéard s'y prennent également de la manière la plus incroyable pour définir les montants des hauts salaires. Ils rétorquent: "ce-sont-les-lois-du-marché".

Et que dire de l'indulgence paresseuse avec laquelle on l'accueille ! Que vient faire ce marché dans ces évaluations peaufinées dans l'obscurité des Conseils d'Administration, dans l’ obscure fraternité ou cooptation des grands corps, dans les mille et une connivences du pantouflage? Au sens strict du terme, nos décideurs surpayés, qui s'abritent derrière le marché pour légitimer leurs privilèges, ressemblent à ces barbus qui brandissent le Coran pour couvrir l'oppression de leurs femmes.

Et l'auteur de conclure le chapitre: "A l'intégrisme, intégriste et demi."

Et à travers des messages comme la dévoration des victimes, le retour aux Hommes­ Lieux avec l'ambivalence du National et la Nation à contrecœur, avec le monde qui va d'un fondamentalisme à l'autre, avec le "moi" devenu fou et le mensonge ingénu, l'auteur émet une hypothèse que la lecture du livre vous révélera.

La modernité occidentale d'aujourd'hui, contre laquelle se dressent les mouvements religieux, devant qui se rétractent les peuples d'Orient ou d'Asie n'est pas celle qu'on fait semblant d'imaginer. Ce n'est pas celle des Droits de l'Homme ou du contrat social. C'est beaucoup moins que cela et bien pire : c'est un simple slogan - malheur aux faibles - qui va son chemin.

Oublier cette nuance, c'est renoncer à un souci dont les Lumières, semble-t-il, faisaient grand cas: celui de comprendre.

"Qui veut tout comprendre finira par mourir de colère" assure un proverbe arabe. Voilà un risque que nous avons renoncé à courir...

Ces quelques extraits n'épuisent pas toute la richesse du livre, loin s'en faut.

Cette extraordinaire enquête a le mérite de nous ouvrir les yeux et de changer nos pensées et nos discours.

Sœur Simone Van Opdenbosch - LPC-1996

17 février 2018 6 17 /02 /février /2018 09:00
André VerheyenSpiritualité et intelligence
André Verheyen

Un de mes confrères, brillant professeur de Rhétorique, avait donné comme sujet de dissertation à ses élèves : "Il n'est plus possible aujourd'hui d'être n'importe quoi; il y a trop de concurrence."

Je me souviendrai toujours de sa déception devant le nombre de ses élèves qui étaient passés à côté du noyau philosophique du sujet pour n'en développer que l'aspect social, l’encombrement des carrières.

Ce souvenir m'est venu spontanément en réfléchissant à l'insistance qu'on trouve chez Marcel Legaut sur la nécessaire intelligence en matière de spiritualité.

Quand on connaît par ailleurs l'humilité et la sincérité du maître spirituel, on se rend compte qu'il n’y a chez lui pas l'ombre d'un mépris des "petits" dont parle l'évangile. Dieu sait le nombre d'heures qu'il a consacrées avec patience à leur (nous ?) communiquer une pensée qui n'est pas toujours - il faut bien l'avouer - simple au premier abord.

Ce qui importe à Marcel Legaut, c'est le respect de la réalité telle qu'elle est, dans son authenticité. Et cela vaut, en tout premier lieu, pour le cheminement spirituel.

Voici un passage parmi tant d'autres :

"Au terme ultime, qu'approche sans jamais y atteindre une pensée qui se pense jusqu'au bout de ses conséquences, jusque dans son mouvement même, jusque dans l'imminence de sa naissance, se creuse l'abîme de l’impensable où se joignent Dieu par son Acte et chaque homme par son accueil - ce qui est pour lui se rejoindre autrement soi-même.

Sans doute est-ce sur cette voie sans fin que dans l'avenir devra s'engager l'intelligence du croyant pour que, sous l'action de son savoir, critiquant inexorablement ses évidences sur Dieu, ses intuitions spontanées ou élaborées sur Lui, leurs origines et leurs mécanismes, il L'approche en Lui-même, dans l'autogenèse de son Etre, dans le déploiement de l'Acte qui le constitue au cœur de l'homme qui l’accueille et qui dès lors devient lui-même dans la liberté.

Quelle mutation attend demain les religions afin que, en raison de l'inertie de leur établissement et du formalisme de leurs pratiques, elles ne soient pas mises en faillite chez l'homme devant ses exigences spirituelles croissantes !" (VIE SPIRITUELLE ET MODERNITE - Centurion et Duculot 1992 - page 120)

Les récentes péripéties du Suaire de Turin donnent une illustration remarquable de la "mutation" souhaitée par les "exigences spirituelles croissantes" de nombreux catholiques. Il est, en effet, de moins en moins acceptable de fonder une piété authentique sur des éléments pseudo-miraculeux qui ne résistent pas à une analyse critique sérieuse.

Mais hélas, la "mutation" se fera sans doute attendre et "l'inertie de l'établissement comme le formalisme de ses pratiques" auront encore de beaux jours devant eux, si l'on en juge par les centaines de milliers, voire les millions de "croyants'' qui cautionnent ce genre de pratiques !

Outre la pauvreté spirituelle de la référence à l'Evangile - ce qui touche les chrétiens - ces pratiques favorisent chez les autres, le jugement négatif et le refus de ce qui est présenté comme de la piété ou de la foi. On comprend, dans ce contexte, la phrase de Marcel Legaut : "on ne peut pas vivre spirituellement sans être intelligent. On peut être religieux sans être intelligent.'' ("QUELQUES NOUVELLES' N° 102, cité dans L . P.C. Ne 80, page 15)

Combien de fois la question ne m’a-t-elle pas été posée à propos de membres éminents du Magistère : "Comment peut-on expliquer des prises de position aussi peu crédibles ? Ce sont tout de même des gens intelligents".

C’est que le fanatisme religieux met l'intelligence hors- jeu. Et je ne donne pas au mot 'fanatisme' un sens particulièrement péjoratif; il s'agit simplement de cette i n v e r s i o n des priorités qui résulte de la sacralisation. La valeur sacralisée est devenue i n c o n d i t i o n n e l l e ... c'est elle qui c o n d i t i o n ne l'intelligence.

On le remarque même dans le domaine patriotique ou nationaliste. Pour donner un exemple bien belge on peut faire l'expérience suivante: vous réunissez dans une pièce dix néerlandophones intelligents et dans une autre pièce dix francophones aussi intelligents et vous leur demandez leur avis sur une question sensible au plan linguistique (par exemple touchant la périphérie de Bruxelles). Il ne faut pas être grand prophète pour savoir que la vérité des uns sera différente de la vérité des autres.

C'est aussi tout le problème de l'œcuménisme, où les "religieux" n'imaginent pas pouvoir débloquer l'a priori de leur Source Révélée. Et on comprend la pertinence du point de vue de Mohamed Arkoun, professeur à la Sorbonne, qui disait que c'est en amont de nos divergences dogmatiques que nous devrions commencer par réfléchir à ce que peut signifier une "Révélation".

Ça, c'est l'intelligence nécessaire à une spiritualité crédible. Marcel Legaut disait : " ... critiquant inexorablement ses évidences sur Dieu, ses intuitions spontanées ou élaborées sur Lui, leurs origines et leurs mécanismes ..."

N'est-ce pas dans le même sens que, dans Le Monde Diplomatique de juillet I 998, Jean Malaurie(1) plaide "Pour une perestroïka de l'Eglise"? Nous avons toute raison de le penser lorsqu'il écrit, à propos d'un livre d'André Coutin(2) que "son premier mérite est, dans une langue claire et inquiète, de dénoncer une fois de plus, le religieusement correct, le spirituellement stérile".

Tous ceux qui pensent que l'intelligence humaine est un don merveilleux du Créateur, au même titre que les richesses du cœur, seront convaincus que le spirituellement fécond exige non seulement le religieusement mais aussi l'intellectuellement correct .

André Verheyen - LPC -1998

(1) Anthropologue et écrivain; directeur d'études â l'Ecole des hautes études en sciences sociales (retour)
(2) La Vie de Jésus-Christ après sa mort.. - Ed. Philippe Lebaud, Paris 1998 (retour)
28 mai 2016 6 28 /05 /mai /2016 14:41
Philippe RONSSE Genèse d’une spiritualité.
Philippe RONSSE
LPC n° 33 / 2016

Mon itinéraire spirituel n’a rien d’extraordinaire. Je suis un enfant du XXè siècle ayant baigné dans une tradition religieuse que l’on disait éternelle. J’ai traversé mon époque en constatant le chamboulement de valeurs considérées parmi les plus fondamentales et j’ai tenté d’y survivre sans y laisser trop de plumes. En somme, le lot de beaucoup de chrétiens de mon âge à ceci près sans doute que je me suis depuis longtemps intéressé à l’évolution de l’humanité et en particulier à son rapport au divin. Une curiosité vraisemblablement née à la suite de circonstances favorables.

Je dois à mes parents d’avoir grandi dans une cellule familiale unie mais hétérogène sur le plan philosophique. Ce fut une chance exceptionnelle, décisive sur le plan de l’option fondamentale : j’ai choisi d’être catholique très jeune tout en sachant qu’à mes côtés existait un monde qui ne l’était pas. Enfant, le merveilleux, un peu magique, de l’aventure chrétienne - nonobstant la charge du péché - m’est naturellement apparu davantage attrayant que celle proposée par le monde athée. Toutefois, la confrontation quotidienne avec ce dernier fut pour moi essentielle sur le plan de l’éveil, jusqu’à l’adolescence et même au-delà.

Tomber amoureux d’une jeune fille elle-même athée fut ma seconde chance. Par bonheur, mon amour n’était pas n’importe qui. Elle ne m’avait pas attendu pour se poser des questions sur le sens à donner à sa vie ; le monde chrétien l’attirait bien avant mon irruption. Cela m’obligea à la clarté au sujet de ma propre foi. J’opérai donc un vrai ravalement de façade, nourri essentiellement par la vision de Louis Évely. De formulations sans âme, ma foi s’est alors davantage incarnée, donnant à ma vie une cohérence spirituelle plus satisfaisante : les mots et les symboles prirent un sens que des années de pratique religieuse n’avaient jamais réussi à me révéler jusque-là.

Les intuitions de Teilhard de Chardin élargirent ensuite mon champ spirituel. En postulant l’existence d’une “particule“ de conscience au sein de la matière, selon lui à l’origine de l’émergence du vivant, jusqu’à l’humanité d’aujourd’hui et même au-delà, Teilhard me mit en présence d’une vision cosmique du sens de la vie et de l’homme dans l’univers. La relation à un Dieu personnel y perdit en consistance mais, en contrepartie, je perçus le plan de nous faire naître à Lui. La création n’était plus le fait d’un moment de l’histoire mais elle s’accomplissait en permanence, chacun la portant à l’intime de soi. Ceci dit, peu importe l’hypothèse, ce qui compte c’est qu’à partir de là j’acquis le sens d’une communion universelle intemporelle.

Ma vie spirituelle s’incurva donc une nouvelle fois, aiguillonnée par le désir d’entrer plus avant dans le mystère de notre existence.

Alors qu’une intense activité professionnelle mettait ce projet temporairement sous le boisseau, un évènement se produisit qui redistribua une nouvelle fois les cartes. Un week-end consacré à la communication au sein du couple me fit en effet prendre conscience de mes “moteurs intérieurs“, c’est-à-dire ce qui me fait spontanément (ré)agir dans ma relation à l’autre. J’entrai par-là dans un monde tout neuf pour moi, où le relationnel prenait une dimension tout à fait considérable. Le domaine de la pensée quelque peu spéculative y trouva un heureux et indispensable pendant affectif. Tout naturellement, le désir d’améliorer la qualité de notre relation de couple m’ouvrit à toutes mes autres relations. Ma vie et ma foi y trouvèrent un sens nouveau. Ma spiritualité redescendit en quelque sorte sur terre, puisant désormais son aliment essentiel dans la rencontre, dans l’échange, le partage et l’empathie. Dès cette époque, l’Évangile perdit pour moi son aura de livre sacré pour devenir celui de la révélation de ce que nos tentatives d’aimer mieux ont de sacré.

Des années d’engagements exceptionnellement riches pour notre couple s’ensuivirent à l’issue desquelles cependant j’éprouvai le besoin intime de faire le point…, le point sur le pourquoi de toutes ces choses, le besoin de comprendre, d’affronter la question existentielle de notre présence sur terre et de tout ce qui nous entoure, en même temps que de me situer moi-même par rapport à ça. En outre, avec le temps, la doctrine et la liturgie de notre Église m’étaient apparues de moins en moins en phase avec l’histoire et l’évolution de nos connaissances, pire, avec le message de Jésus lui-même. Ce processus de pensée engagé, je commençai à concevoir comment le contexte culturel historique et de simples notions de psychologie pouvaient expliquer l’extraordinaire succès du merveilleux au fil des millénaires. Il me fallut dès lors absolument faire place nette, ceci au risque même de la rupture avec un certain passé. Toutefois, je ne voulais surtout pas courir ce risque en solitaire, et pour cela, il me fallait rejoindre ceux qui, à des degrés divers, se trouvaient confrontés au même questionnement que moi. Il ne fallait pas que je perde en chemin la source de ma spiritualité acquise jusque-là !

Je constatai rapidement que nous étions nombreux à nous poser ces questions. La soif d’y voir clair était bien plus répandue que je ne l’imaginais, manifestée entre autre par quantité d’auteurs depuis longtemps déjà, dont certains de grand renom. Aussi, dénicher un groupe de parole se révéla-t-il tâche aisée et y adhérer, libératoire et extraordinairement stimulant sur le plan spirituel. Faire ensemble du chemin dans la confrontation du sens que nous cherchons chacun à donner à nos vies, dans l’écoute et le respect de l’autre, c’est en effet ajouter une dimension de fraternité indispensable au déploiement du mystère que l’on porte en soi. La découverte du forum que représente LPC, faut-il le dire, ne fit qu’amplifier cette fructueuse symbiose.

Au terme de ce cheminement, que dire de la spiritualité, de ce que ce vocable recouvre réellement ? Peut-elle se définir ? A-t-elle une justification, voire s’impose-t-elle à nous comme une réalité aussi objective que manger ou dormir ? L’humain l’exprime en effet de façons si diverses, souvent revendicatrices d’ailleurs, voire opposables entre elles…, qu’on peut se demander quel bénéfice il en retire pour lui-même et pour sa vie en société. À ces questions, je n’ai bien sûr que des réponses basées sur l’expérience que j’en fais.

C’est elle qui me suggère que la spiritualité n’est rien d’autre que la somme de mes expériences de rencontre avec le mystère de mon existence : d’où venons-nous, qu’est-ce que je fais ici et où allons-nous ? Ces questions réclament impérativement une réponse et la dernière sans doute davantage encore que les autres : mourir...? Personne n’échappe à cette angoisse existentielle. Si la plupart du temps, elle ne s’éprouve pas, c’est que vivre ne nous en donne pas le temps et que de toute façon nous lui avons inconsciemment déjà trouvé une parade. Pour ma part, durant une bonne partie de mon existence, la foi me l’a fournie. Longtemps, elle m’a rassuré par son haut degré de certitude collective, contribuant par là à noyer le mystère, comme mon angoisse originelle. Au fil des ans cependant, je me suis aperçu qu’elle collait de moins en moins avec ce que je voyais du monde, et avec ce que j’en avais appris. Insensiblement, l’insondable mystère originel réapparut alors, intact et irrésolu mais néanmoins plus attirant qu’il ne l’avait jamais été.

D’aucuns pourraient y voir une voie de désespérance. Or, elle est pour moi tout l’inverse ! Plus je réalise l’infini mystère du cosmos, de la vie et de notre condition humaine, plus je réalise combien aller à sa rencontre peut constituer une démarche propre à rassembler le genre humain. C’est en effet le seul vrai point commun, en dehors du biologique évidemment, dont nous puissions nous prévaloir et qui soit par conséquent susceptible de nous rendre proches les uns des autres. Nos réponses par contre resteront toujours individuelles (Bouddha, Dieu, Allah, YHWH, rien du tout…) puisqu’à la base il s’agit essentiellement de notre ressenti, de nos émotions qui sont par nature personnelles, donc non transposables. À défaut, des clans de croyances dogmatiques se reconstitueraient jusqu’à nous opposer, comme ils l’ont fait et le font encore de nos jours.

Je me prends à espérer l’émergence d’une spiritualité universelle qui ne serait rien d’autre que le face à face intime avec l’interrogation originelle que chacun cèle au fond de soi. Mais un face à face au demeurant partagé, afin que le fruit de cette rencontre ne reste pas stérile mais devienne nourriture des uns pour les autres.

En définitive, n’est-ce pas un peu cela que Jésus le Nazaréen s’efforça de nous communiquer, il y a deux millénaires ?

Philippe RONSSE