![]() | La trahison des lumières |
Sœur Simone Van Opdenbosch |
Enquête sur le désarroi contemporain de Jean-Claude GUILLEBAUD (Essai/Seuil -Janvier 1995- Série Fiction et Cie) Le scandale de l'injustice dans le monde me touche profondément. Mais que faire si l’on n'a ni pouvoir, ni avoir ? Qu'au moins nous en prenions conscience et que nous la dénoncions! La lecture d'un livre comme "La Trahison des Lumières" peut nous y aider. Sœur Simone Van Opdenbosch *** Selon l'auteur, le XXème siècle s'achève prématurément. "Nous avons assisté par les médias à la chute du Mur de Bertin, à la déconfiture des tyrannies et des goulags. Le siècle était mort, mais son cadavre puait... L'incertitude, les massacres impunis, les purifications ethniques, le verbiage poli des diplomates, les sectes, la mafia, voilà la commodité des empires". Après avoir tracé l'image de ce siècle prématuré à travers la fragilité démocratique avec ses exclus, ses nouveaux esclaves et l'évasion du présent avec la panne de confiance le flou , le scepticisme et la nostalgie qui s’emparent des esprits, l’auteur en arrive à "l’optimisme impitoyable''. Ce n'est pas la force de nos principes qui est en cause, c'est leur trahison. Ensuite, il s'en prend "à l'idéologie invisible, totalitaire qui se proclame comme révélation, la clôture invisible qui tient captifs ses "paroissiens". La vérité est advenue. On s'extrait maintenant des fidélités inhabitables: du Marxisme, du maoïsme, de l'hitlérisme, du tiersmondisme, du différentialisme lévi-straussien, du socialisme. Ces trente dernières années auront été comme une interminable propédeutique de la rupture. C'est une belle leçon, mais elle est cruelle... Et maintenant s'installe la démocratie libérale. Elle se respire sans trahir sa présence, mais elle est aussi une idéologie. Et nous voici arrivés à l'intégrisme de l'argent, la prééminence du marché qui est la religion de la corruption minant le politique. Tout ceci configure la modernité occidentale. Avant, c'était la haine de l'argent. Mais après la chute du Mur surgit la question : "Qui fera maintenant peur aux riches?" (Claude Roy) L'Etat providence est perçu comme déshonoré, comme une contrainte archaïque. L'argent est relégitimé. La déculpabilisation de l'argent est perçue comme signe que la société s'émancipe d'un vieux fond catholique qui depuis toujours assimile l'argent au mal. La victoire du monde américain, financier, boursier et ultra-libéral atteint le monde occidental. Et de citer Max Weber : "L’avidité d'un gain sans limite n'implique enrien le capitalisme, bien moins encore son esprit." L'argent amnestié et le pauvre, le perdant, sont invités au tribunal de la modernité par l'idéologie invisible. Avant, le pauvre était "un autre Christ''. La culture depuis le XIIème siècle était porteuse d'une représentation valorisante du pauvre. La littérature (Léon Bloy, Bernanos, Maurice Clavel, Péguy, Simone Weil) privilégie le concept spirituel de pauvreté. Depuis le XIXème siècle et jusqu'aux années 70, la figure du bourgeois était négative. François Furet parle du "parvenu" chez Balzac, du "coquin" chez Stendhal et du "philistin" chez Marx. Le riche avait subi un abaissement esthétique: il est mesquin, laid, ladre, pot-aufeu. Si l'argent avait la puissance, au moins n'avait-il pas la gloire. Maintenant apparaît une configuration nouvelle : non seulement l'argent gouverne, mais il règne... Le riche est réhabilité (Reagan : supply side) et au pauvre, jugé responsable de la pauvreté, est adressée une injonction moralisatrice. Ceci se traduit par la culture des médias. Les héros sont le golden boy, le condottiere de la finance, le tycoon capitaliste, l'aventurier de la réussite. Ce nouveau code social est légitimé. Le chiffre d'affaires se trouve au rang des vertus civiques. L'argent ne trouve même plus devant lui le contrepouvoir symbolique du dédain culturel et du rire. Le Bébête Show en France se moque du politique, mais contourne la figure de l'argent avec crainte et révérence. L'adorateur du "kilofranc" est ainsi le seul bigot contemporain dont la modernité ne rit jamais. Cette progressive rétrogradation sociale est favorisée par la disparition d'une contre-culture ouvrière, l'affaissement du syndicalisme, l'effacement des corps intermédiaires ou associatifs. L'auteur entame ensuite la chariah du marché. Il étale les revenus astronomiques de certains PDG et autres grands patrons. Morgan évalue ce qui lui paraissait raisonnablement acceptable en matière d'inégalité de revenus : aucun dirigeant de ses propres sociétés, y compris lui-même, ne devrait gagner plus de 20 fois le salaire d'un ouvrier... Eisner, Suard, Bébéard s'y prennent également de la manière la plus incroyable pour définir les montants des hauts salaires. Ils rétorquent: "ce-sont-les-lois-du-marché". Et que dire de l'indulgence paresseuse avec laquelle on l'accueille ! Que vient faire ce marché dans ces évaluations peaufinées dans l'obscurité des Conseils d'Administration, dans l’ obscure fraternité ou cooptation des grands corps, dans les mille et une connivences du pantouflage? Au sens strict du terme, nos décideurs surpayés, qui s'abritent derrière le marché pour légitimer leurs privilèges, ressemblent à ces barbus qui brandissent le Coran pour couvrir l'oppression de leurs femmes. Et l'auteur de conclure le chapitre: "A l'intégrisme, intégriste et demi." Et à travers des messages comme la dévoration des victimes, le retour aux Hommes Lieux avec l'ambivalence du National et la Nation à contrecœur, avec le monde qui va d'un fondamentalisme à l'autre, avec le "moi" devenu fou et le mensonge ingénu, l'auteur émet une hypothèse que la lecture du livre vous révélera. La modernité occidentale d'aujourd'hui, contre laquelle se dressent les mouvements religieux, devant qui se rétractent les peuples d'Orient ou d'Asie n'est pas celle qu'on fait semblant d'imaginer. Ce n'est pas celle des Droits de l'Homme ou du contrat social. C'est beaucoup moins que cela et bien pire : c'est un simple slogan - malheur aux faibles - qui va son chemin. Oublier cette nuance, c'est renoncer à un souci dont les Lumières, semble-t-il, faisaient grand cas: celui de comprendre. "Qui veut tout comprendre finira par mourir de colère" assure un proverbe arabe. Voilà un risque que nous avons renoncé à courir... Ces quelques extraits n'épuisent pas toute la richesse du livre, loin s'en faut. Cette extraordinaire enquête a le mérite de nous ouvrir les yeux et de changer nos pensées et nos discours. |
Sœur Simone Van Opdenbosch - LPC-1996 |
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