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8 février 2020 6 08 /02 /février /2020 09:00
Jacques Musset Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut III
« Nous avons des yeux pour voir. Pour croire, nous avons notre existence. »
Jacques Musset

3. La troisième voie d’approche du mystère de Dieu par Légaut est son compagnonnage avec Jésus de Nazareth

Pour Légaut à la recherche de sa propre humanité, Jésus est l’homme qui a vécu pleinement la sienne dans le contexte humain et religieux de son époque. Il découvre le cheminement intime du nazaréen non pas en partant d’affirmations dogmatiques, mais en s’intéressant avant tout à la manière dont il a misé sa vie autant qu’on puisse la connaître à partir des témoignages des premiers disciples. Ce qui passionne Légaut c’est, en méditant les évangiles, de percevoir comment Jésus s’est approprié de l’intérieur les événements de sa propre existence : ses rencontres avec des hommes et des femmes situées diversement, et dans bien des cas marginalisés socialement et religieusement, ses engagements à ses risques et périls en faveur de la dignité de l’homme bafoué pour toutes sortes de raisons, ses oppositions et ses conflits qui se sont accrus avec les tenants de la religion juive officielle : les grands-prêtres du Temple et les gardiens pointilleux de la Loi écrite et orale et finalement sa propre mort qu’il pressentait. Ainsi Légaut devine-t-il l’évolution intérieure de Jésus qui s’est faite d’étape en étape, de prise de conscience en prise de conscience, de choix en choix impliquant un certain nombre de refus et de tâtonnements.

Légaut constate en même temps qu’au cœur de son cheminement, Jésus se référait constamment à son Dieu comme à la source de ses engagements, de son enseignement et de sa pratique libératrice : Présence inspirante pour lui de ses choix et de ses refus. « Ce que Jésus a enseigné, il l’a d’abord découvert tout au long de sa vie. Il l’a vécu grâce à sa fidélité à correspondre aux événements, aux rencontres, mais aussi grâce à ce qui montait en lui en ces occasions, notamment pendant ses nuits de prières » (PP 77-78)

Légaut se sent ainsi en connivence avec la démarche de Jésus dans son rapport avec « son Dieu », car, pour lui aussi, Dieu est la source inspirante de son existence. En dépit de leurs différences de vocabulaire et de représentations, liées à leurs différences d’enracinement culturel, ce qui les unit, c’est le mouvement intérieur qui les lie à Celui que Jésus appelle son Père et que Légaut nomme autrement : « Action inséparable de l’être qu’elle visite, Discrète amorce au coeur des créations de l’homme, Source des exigence intimes qui s’élèvent du coeur, Origine des appels des profondeurs de l’homme, Eclairs qui illuminent le cheminement de l’homme, Réalité secrète au coeur même du réel... » Dans les deux cas cependant, en Jésus et chez Légaut, Dieu n’est pas perçu comme réalité extérieure, mais intérieure à l’homme ; dans les deux cas, l’action de Dieu en l’homme ne le déresponsabilise pas ; dans les deux cas, l’inspiration de Dieu ne se perçoit qu’à travers la recherche humaine de rectitude et d’authenticité dont l’homme fait preuve pour « vivre vrai et penser juste » ; dans les deux cas, c’est une démarche de foi qui engage tout l’être. A travers les vingt siècles qui les sépare, Légaut voit dans le cheminement de Jésus, vécu avec authenticité et courage, ce que peut être aujourd’hui pour son disciple la voie d’une relation juste avec Dieu. « C’est grâce à ce que Jésus a été, entrevu au cœur de son mystère, à travers le mystère que nous sommes en nous-mêmes que nous découvrons le mystère de Dieu. » (PP 78)

Mais compte tenu de la distance culturelle qui les distingue, Légaut a exprimée à sa manière le mystère de Dieu. A nous à leur suite de trouver les langages inédits pour exprimer l’expérience de la présence inspirante de Dieu dans notre quête d’humanisation. La vraie fidélité, en effet, n’est pas répétition, mais recréation.

Pour conclure, une invitation…

Il y a un petit livre de Légaut intitulé « Prières d’homme » dont les textes sont une formulation des plus concises de son approche existentielle du mystère de Dieu et de sa relation à Lui. C’est une pure merveille. Tous les mots portent, ils sont lourds de l’expérience vécue par Légaut, ils sonnent juste. On y perçoit comment son approche du mystère de Dieu est enraciné dans sa recherche du sens de sa propre vie en réponse aux exigences intimes qui le sollicitent à vivre vrai. Les lire, les relire, les méditer, se les approprier personnellement permet de rejoindre par le fond la démarche intime de Légaut et d’inventer la sienne propre. En voici un extrait :

  • Dieu d’Abraham, de Moïse et des prophètes d’Israël,
  • Dieu de Jésus,
  • Mon Dieu,
  • Présence propre à chacun de nous
  • de Celui qui n’est pas comme nous. […]
  • Nous sommes par vous.
  • Nous sommes pour vous.
  • En nous vous vous engendrez de nous.
  • En vous s’achève votre action en nous.
  • Vous êtes vous-même en nous donnant d’être.
  • Nous sommes en nous recevant de vous.
  • Nous sommes l’accomplissement de votre plénitude.
  • Vous êtes le maître d’oeuvre de notre achèvement.
  • Que votre être sans cesse à venir
  • s’accomplisse en nous comme en vous. (PH 41 et 43)

J’ai appris par cœur l’une de ses longues prières : « Infimes, éphémères, mais nécessaires... » et je ne cesse de m’en nourrir. Près de trente ans après la mort de Légaut, je me sens en communion très profonde avec lui, bien plus qu’avant qu’il ne meure, parce que j’ai moi-même maturé et que j’ai le sentiment d’avoir trouvé ma voie singulière.

Jacques Musset, le 1er décembre 2017

Abréviations des livres de Légaut cités ici avec la date de leur 1ère édition

  • HRH : L’homme à la recherche de son humanité, 1971
  • PP : Patience et Passion d’un croyant, 1976
  • PH : Prières d’hommes, 1978
  • LV2 Deux chrétiens en chemin : Marcel Légaut-François Varillon, 1978
  • DS : Devenir soi - Recherche le sens de sa propre vie, 1980
  • VSM : Vie spirituelle et modernité, 1992
25 janvier 2020 6 25 /01 /janvier /2020 09:00
Jacques Musset Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut II
« Nous avons des yeux pour voir. Pour croire, nous avons notre existence. »
Jacques Musset

2. Le second chemin est celui d’une approche de Dieu crédible aujourd’hui

Légaut propose donc une inversion totale par rapport à l’approche traditionnelle. Il ne s’agit plus de partir d’une doctrine sur Dieu, posée comme postulat, le considérant comme le créateur de l’Univers, l’origine de la vie, le créateur de l’homme, le maître de l’histoire. Cette représentation de Dieu étant périmée, Légaut invite à faire l’approche du mystère de Dieu à partir du mystère de l’homme. C’est à ses yeux plus logique de partir « du plus connu » pour aller « vers le moins connu ».

« La modernité conduit l’homme à se poser le problème de l’existence de Dieu comme jamais celui-ci ne lui était venue à l’esprit jadis. Cette existence de Dieu, et d’une façon plus précise, la relation dans les deux sens entre Dieu et l’homme ne pouvait jadis faire l’ombre d’aucun doute tellement elle relevait de la réalité même de l’esprit, de sa santé.
Maintenant, le problème central des êtres qui réfléchissent sur la condition humaine n’est plus l’existence possible d’une relation de Dieu avec l’homme, comme si l’existence de Dieu était une donnée initiale, un point de départ de la pensée. Il est de savoir si la vie a un sens. » (VSM 187)

C’est par cette démarche de recherche du sens de sa vie que l’homme peut éventuellement – car rien ne s’impose - faire l’approche du mystère de Dieu.

Dans le chapitre 5 de « Devenir soi », Légaut décrit, avec une infinie finesse et une précision extrême, en quoi l’expérience que l’homme fait de son approfondissement intérieur peut être le point de départ et le point d’appui de son approche de Dieu. Cette description, exprimée en termes apparemment impersonnels (ainsi est-il question de « l’homme qui, de l’homme que ».), évoque en réalité son propre cheminement mais aussi, pense-t-il, celui de tout humain qui invente vaille que vaille, à longueur de vie et à ses risques et périls, son existence singulière dans un esprit de rectitude, d’intégrité, d’authenticité. Suivons Légaut dans les étapes de cette démarche existentielle qui consiste, selon ses propres mots, à aller du moins obscur (l’approche du mystère de l’homme) vers le plus obscur (l’approche du mystère de Dieu.)

2.1. Marcel Légaut part de constatations faites dans la relecture de son existence

Ainsi prend-il conscience du caractère capital des exigences intimes auxquelles il a répondu, du cheminement qui l’a conduit à découvrir sa mission, de sa liberté intérieure qui a maturé en lui malgré une foule de conditionnements, de la singularité de son propre itinéraire, de l’unité que révèle sa vie en dépit de tous ses méandres.

« Quelle révélation pour un homme de découvrir, après avoir suffisamment vécu, le caractère capital des exigences auxquelles il a répondu sans se rendre compte alors de ce qu’elles présentaient de personnel, de singulier, d’exceptionnel peut-être, d’irremplaçable sûrement ! Quelle révélation pour lui de comprendre que, sans le savoir, à mesure qu’il était fidèle à ces exigences, il inventait sa voie ».

[…] Ainsi d’exigences en fidélités et de fidélités en exigences, depuis qu’il était né à la vie spirituelle, il avait été en marche vers son humanité. […] Il découvre avec quelle sûreté il a été conduit à vivre tout autrement qu’il l’avait imaginé et projeté au début, combien de la sorte il a été amené au-delà de ce qu’il avait secrètement espéré. [...] Que son histoire lui paraît singulière jusqu’à l’improbable, vu les conditions du cheminement qu’il a été conduit à faire et l’étrangeté paradoxale des étapes qu’il a eu à connaître. » (DS 129-130 ; HRH 147-151)

« Ces constatations montre qu’un travail continu et persévérant de mise en œuvre et de reprise en sous-œuvre, de formation et de reformation, s’est poursuivi en lui en dépit des obstacles qu’y opposèrent ses raideurs et ses duplicités, ses fautes, ses infidélités. [...] Ainsi a-t-il progressé, pas à pas, et sans en avoir formé le projet, vers une vie unifiée, d’une originalité que nul autre ne saurait réaliser, d’une singularité sans faille mais aussi d’une solitude sans faille... Sous le souffle de quelle inspiration cela a-t-il pu se faire ?» (DS 131)

2.2. Ces constatations lui posent question :

Comment toute cette maturation a-t-elle pu se faire dans un être si infime, si improbable, si conditionné, si vulnérable ?

« Cela lui pose question : la naissance, la présence persévérante, le développement et le déploiement en lui, à travers des instabilités de surface, de ces exigences qui sont inséparablement et originalement liées à lui, mais qui cependant ne sont pas de lui comme des pulsions. [...]

Celui lui pose question : la vue du défilé sinueux et parfois périlleux où ces exigences l’ont conduit au long de sa vie... certain cependant qu’il se contredirait, qu’il se renierait s’il n’y correspondait pas...

Cela lui pose question : l’intelligence globale de l’unité dans laquelle sa vie s’est constituée... en cheminant dans la fidélité à soi autant qu’il lui était possible... pas à pas et en dépit de toutes sortes d’avatars...

Cela lui pose question : Cette réussite intime, paradoxale, dans une histoire où tout paraît changeant, instable, improbable...

Cela lui pose question : la fécondité de sa vie qui l’a souvent étonné, émerveillé, tant elle a dépassé ce qu’il avait espéré, tant elle continue à le faire. » (DS 132-133)

« Toutes ces réalités qui désormais font partie intégrante de ce que cet homme est, mais dont il ne peut pas comprendre complètement pourquoi et comment elles ont pu se développer en lui… […] tout cela ne serait-ce pas les traces en lui d’une action liée à lui, mais qui, si inséparable qu’elle ait été de lui n’était pas que de lui ? Ne serait-ce pas les traces en lui d’une action qu’il lui a fallu accueillir pour qu’elle agisse en lui ? » (DS 133 ; HRH 151-152, 155-156)

2.3. Pour Légaut, cette « action qui n’est pas que de lui… », inspiratrice de son accomplissement humain, il l’attribue à la Réalité impensable que depuis les temps les plus reculés on nomme « Dieu ».

« A la suite de millénaires de croyants balbutiant leur foi comme ils le pouvaient, comme l’époque le leur permettait, on peut appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie comme celles dont par le passé les hommes ont usé si spontanément et si puérilement. [...] Aussi bien cette affirmation ne peut-elle en aucune manière être appelée une connaissance. La reconnaissance du caractère radical de cette ignorance est l’unique et l’ultime connaissance que nous puissions atteindre de Dieu... » (DS 135-136 ; HRH 156-157, 160-161)

Là se situe pour Légaut sa foi en Dieu ( une prise de position singulière à partir d’une expérience d’humanisation possible à tous les humains) par rapport aux croyances en Dieu ( adhésion à une doctrine sur Dieu). Voir HRH, chapitre IX : La foi et la croyance idéologique en Dieu.

"Dieu, pour moi, est le Réel, sous-jacent à la réalité que, directement ou indirectement, je puis atteindre par mes sens et ma raison. Il m’est radicalement impensable, et je ne puis en faire une approche, toujours insatisfaisante pour ma raison, qu’à travers l’approche que je puis faire de moi-même ; l'une et l'autre approche sans cesse à reprendre, sans cesse à développer, sans cesse à dépasser... [...]. Les uns, [...], usent de l'idée a priori qu'ils se font de Dieu ; idée plus ou moins fondée sur des considérations philosophiques générales et abstraites que soutient et peut-être valorise notre instinct religieux. Au contraire, d'autres, dont je suis, s'efforcent d'entrevoir à travers ce qu'ils sont personnellement ce qui, sans être Dieu en eux, le révèle en action chez eux... [...]. [...] La tentation est grande d'en rester trop uniquement sur le plan intellectuel, de court-circuiter les démarches, fort exigeantes au niveau personnel, de l'intériorité et de se borner à seulement vivre de ce qu'on pense. » ( LV2, pages 136,137 et 139)

2.4. Comment Légaut se représente-t-il la relation de l’homme et de Dieu sans tomber dans le non-sens ou céder à l’illusion infantile ?

Pour lui, l’expérience de l’action de Dieu en lui et la représentation qu’il s’en donne ne peuvent se superposer. L’expérience est d’ordre existentiel et d’une certaine façon indicible. La représentation est subjective, relative et ne prétend absolument pas épuiser l’expérience qu’il fait de l’action de Dieu en lui. Pourtant issue de l’expérience innommable, elle n’est pas sans valeur à condition de ne jamais se détacher de l’expérience (HRH 164 ; VSM 188).

Pour se représenter la relation de Dieu avec lui et sa propre relation avec Dieu, Légaut procède par analogie : elles sont semblables aux relations qu’entretiennent deux êtres qui s’aiment lorsqu’ils communiquent au niveau de l’essentiel, quand ils s’accueillent mutuellement au niveau où ils sont eux-mêmes (DS 138-139). Dans ce type de relation, chacun crée en lui la présence d’autrui à partir de ce qu’il est lui-même. Par exemple, la présence que je porte en moi de mon épouse est ce que perçois de ce qui l’anime intérieurement, en lien avec ma propre recherche spirituelle. Cette présence évolue au gré de nos propres maturations intérieures.

« Ainsi, écrit Légaut, je crée en moi d’une façon analogue une présence de Dieu qui se trouve de plain-pied avec ce que je suis et avec ce que je saisis de l’action de Dieu en moi. Cette présence est en moi le Dieu que je peux atteindre, elle est proprement « mon Dieu ». [...] Dieu « établit » en moi sa demeure d’une façon qui s’adapte exactement à ce que je suis[...] » et moi « je « suis » en Dieu, je participe à son Acte de façon unique. » (DS 138)

Comment, à partir de là, Légaut conçoit-il la communication avec « son » Dieu ? D’une part, « quand je me dis à « mon » Dieu par les paroles vraies que sa présence en moi me permet et me presse de prononcer, je me trouve » ;« ces paroles sont créatrices de ce que je deviens ». D’autre part, « ce que me dit « mon » Dieu par la voie des pensées justes qui montent en moi m’appellent au-delà des limites de mon écoute et me conduit au-delà des horizons de mon regard. » (DS 139 ; HRH 161-162 ; PH 31-32, 166-167)

De cette représentation, Légaut conclut que « tout ce qui se communique entre moi et « mon » Dieu œuvre pour mon achèvement d’homme... et pour l’accomplissement de Dieu. » (DS 139). Nous avons ici une vision très originale de Dieu et de l’homme. Si « Dieu » est l’inspirateur de tout accomplissement humain, en revanche « Dieu » s’accomplit lui-même de la réponse que l’homme crée sous son action inspiratrice. Dieu et l’homme participent, chacun selon son mode, à l’accomplissement l’un de l’autre. Tout ce qui aura été accompli humainement en l’homme durant sa vie (et seulement cela) demeurera en Dieu au -delà de sa mort et donc s’éternisera. (DS 139)

2.5. En énonçant tout cela, Légaut se met en garde contre certaines déviations :

  • - affirmer avec trop d’assurance ce qui ne relève ni de l’évidence ni d’une expérience constante,
  • - généraliser son propre cheminement,
  • - s’illusionner,
  • - sombrer dans le verbalisme : prendre les mots pour la réalité,
  • - manquer de discrétion vis à vis d’une expérience intérieure si intime.

Pour éviter ces dérapages, Légaut se donne deux repères fondamentaux (DS 144).

D’une part, la relecture de son existence passée pour en percevoir le fil secret. « Combien il m’est nécessaire de m’en tenir à l’intelligence de ce que j’ai vécu en profondeur humaine tout le long de mes jours, de m’enraciner dans ce passé qui ne peut plus désormais ne pas avoir été, de m’attacher sans jamais en perdre conscience au point de les méconnaître, aux manières dont Dieu agit en moi et dont je vis en Dieu ! » (DS 144)

Par ailleurs, la communion avec les spirituels de tous les temps. « Combien il m’est nécessaire d’être aidé et fortifié par la communion invisible mais bien réelle des spirituels de tous les temps et de tous les lieux, qui, chacun le faisant et le disant à sa manière, ont atteint l’intelligence de la même action essentielle en eux » (DS 145)

Jacques Musset, le 1er décembre 2017

Abréviations des livres de Légaut cités ici avec la date de leur 1ère édition

  • HRH : L’homme à la recherche de son humanité, 1971
  • PP : Patience et Passion d’un croyant, 1976
  • PH : Prières d’hommes, 1978
  • LV2 Deux chrétiens en chemin : Marcel Légaut-François Varillon, 1978
  • DS : Devenir soi - Recherche le sens de sa propre vie, 1980
  • VSM : Vie spirituelle et modernité, 1992
11 janvier 2020 6 11 /01 /janvier /2020 09:00
Jacques Musset Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut
« Nous avons des yeux pour voir. Pour croire, nous avons notre existence. »
Jacques Musset

Introduction

Si j'ai intitulé mon propos « Le « Dieu » inédit de Marcel Légaut », c'est que son approche du Mystère de Dieu m'apparaît une révolution copernicienne par rapport à l’approche traditionnelle des Églises, notamment de l'Église catholique, mais aussi plus largement par rapport à une conception populaire de Dieu qui demeure dans bien des esprits. Par « révolution copernicienne », j'entends un changement radical de perspective qui selon Légaut s'impose en raison de la faillite des représentations traditionnelles de Dieu dans notre monde actuel marqué par le progrès des sciences en tous domaines. C’est ma propre démarche et je suis infiniment reconnaissant à Légaut de m’avoir fait découvrir cette voie dans les années 1970 au cours desquelles l’approche traditionnelle de mon éducation chrétienne a cessé pour moi d’être crédible.

Comment caractériser en quelques mots l’approche du mystère de Dieu par Légaut avant de la développer ?

Son approche originale du mystère de Dieu est, me semble-t-il, au confluant de trois voies, trois chemins singuliers qu’il expérimente concomitamment. Les découvertes qu’il y fait se rejoignent et se conjuguent pour constituer sa foi personnelle en Dieu.

- Première voie : c’est le regard critique et décapant que Légaut porte sur le langage traditionnel sur Dieu qui est celui de son Église. Pour lui, ce langage n’est plus crédible pour l’homme contemporain marqué par les découvertes scientifiques.

- Seconde voie : C’est sa démarche spirituelle fondamentale à la recherche de son humanité. Au cœur de ce travail d’humanisation, il perçoit à l’œuvre en lui une action inspiratrice de ses choix qu’il réfère à Dieu.

- Troisième voie : C’est dans son compagnonnage de plus en plus intime avec Jésus de Nazareth – pour lui, l’homme accompli - qu’il entrevoit le « visage » de son Dieu, inspirateurs de ses paroles et de ses actes, de ses engagements et de ses combats.

Vous le remarquez d’entrée de jeu : l’approche du mystère de Dieu par Légaut est existentielle. Elle n’est pas déconnectée de la recherche du sens de son existence qui est l’affaire de sa vie ; elle lui est intérieure. Pour lui, sa foi en Dieu ne sera jamais un ornement plaqué sur son existence, un héritage qu’il s’est contenté d’endosser de l’extérieur, une doctrine bien ficelée prête à consommer et à réciter.

Voyons donc en détail les trois chemins que Légaut a parcourus pour en arriver à une foi en Dieu qui soit crédible et inspirante pour lui.

1. Le premier chemin est celui de la décantation

Légaut démontre que pour l’homme moderne les représentations traditionnelles sur Dieu - toujours en vigueur - ont fait faillite. Il ne peut plus y adhérer.

1.1.

Ces représentations, nous les connaissons si nous sommes allées au catéchisme autrefois. Elles ont été élaborées durant les cinq premiers siècles de l'Église et définies comme dogmes, c'est à dire Vérités divines par les conciles des IVème et Vème siècles de notre ère. L'Église chrétienne devenant à partir de la fin du Vème siècle la religion officielle et exclusive de l'empire romain puis des régimes politiques occidentaux qui lui ont succédé, elles ont été imposées au peuple chrétien du Vème au XVIème siècle, y compris par le recours à la force.

Avec l'avènement de la modernité à partir du XVIIème siècle qui fut de la part de nombre de penseurs la revendication de soumettre à la raison les héritages reçus – jusqu’alors l’autonomie de celle-ci n’était pas reconnue -, les croyances religieuses traditionnelles commencèrent à être interrogées et remises en question par les découvertes des sciences. Mais l'Église catholique, sans entendre les questionnements pourtant pertinents, a maintenu telle quelle sa doctrine sur Dieu comme ses autres croyances. Elle continue aujourd’hui de professer les mêmes affirmations, selon elle immuables parce que révélées par Dieu, alors qu’un travail historique montre leur relativité : elles ont été élaborées dans une culture donnée et elles sont tributaires des représentations du monde, de Dieu, de l’homme de ce temps-là.

Ces affirmations sur Dieu sur lesquelles continuent de camper l’Église catholique sont rappelées solennellement dans le Catéchisme de l'Eglise catholique (CEC) publié par Jean-Paul II en 1992 et présenté comme la norme de la foi catholique. Énumérons-les pour l’essentiel :

- l’existence d'un Dieu omniscient et tout puissant s'impose pour expliquer le mystère de l'univers et celui de l'homme.

- ce Dieu est le créateur du vaste univers : « Dieu tout puissant a créé le ciel et la terre » (CEC 293) ; « de rien » (296), « par sagesse et par amour » (295), d'une manière « ordonnée et bonne » (299).

- Dieu est aussi le créateur de l'homme. Si l'Église accepte depuis une trentaine d'années la théorie de l'évolution des espèces, elle maintient que « L'homme est la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour lui-même » (CEC 356) ; Il est d’ailleurs intervenu lors de son apparition pour lui créer une âme immortelle, ce qu'il continue de faire à la conception de chaque l'enfant (CEC 306).

- Dieu est encore le maître de l'histoire humaine et de chacune des histoires individuelles. Il « garde et gouverne par sa providence tout ce qu'Il a créé. » (CEC 302).

- ce Dieu prend l’initiative de se révéler spécialement dans le cadre de la religion juive (CEC 1961-1964) puis définitivement en Jésus en qui il s'incarne. Sur plusieurs siècles, il dévoile explicitement sa volonté en indiquant à l’homme le chemin de la vraie vie (la morale naturelle) (CEC 1950-1960).

- enfin, l'histoire humaine aura un terme à l’heure voulue par Dieu ; il coïncidera avec la résurrection de tous les humains, les uns promis à un bonheur éternel, les autres à un malheur éternel selon qu'ils auront suivi ou non la loi de Dieu (CEC 668-682).

1.2. Pourquoi, selon Marcel Légaut, ces représentations traditionnelles de Dieu ont-elles fait faillite ?

« De telles conceptions... sont légitimement contestées, écrit-il

- non seulement par la connaissance des lois qui règnent sur le monde de la matière et de la vie,

- des lois non moins puissantes qui régissent les groupes humains, au niveau des réalités sociales, économiques et politiques,

- mais aussi par la connaissance de ce qui dans l'intime de l'homme relève des disciplines scientifiques. » (DS 12)

1.2.1. La première objection de Légaut découle de « la connaissance des lois qui règnent sur le monde de la matière et de la vie »

- Marcel Légaut est au fait des prodigieuses découvertes en astrophysique qui ont eu lieu depuis Copernic et qui se sont accélérées au cours du XXème siècle. Il sait que les conceptions de l'univers à partir desquelles on a élaboré autrefois les représentations d'un Dieu créateur d'un monde bon et ordonné ont été révolutionnées de telle sorte qu’elles ne sont plus recevables par ceux de nos contemporains qui réfléchissent.

« Dieu n'est pas à proprement parler la cause des phénomènes que nous pouvons observer par les sens ni de ceux qui débordent les horizons des sens que la raison, grâce aux sens, sait encore détecter. Dieu n'est pas la première des causes dont la science peut parler avec autorité quand cette notion a encore valeur à ses yeux dans la zone du réel où elle a accès. Cette première cause, sans nul doute, n'existe pas. Ainsi son définitivement dépassées les conceptions sur l'action de Dieu dans le Monde qui ont prévalu dans toutes les religions depuis un passé des plus lointains. » (DS 14 -15)

« Depuis que l'Univers se découvre à l'homme dans des dimensions que celui-ci ne peut plus dire que d'une façon abstraite, et qu'il se montre d'une complexité qui sans doute ne relève pas seulement de l'inadéquation des concepts utilisés, tout essai de pensée sur Dieu mené exclusivement à partir du Monde de la matière et de la vie afin d'en expliquer l'origine, de rendre compte de son ordonnance et de son évolution à l'inimaginable histoire, paraît par nature irrémédiablement sans commune mesure avec son objet. » (DS 15 ; VSM 189)

- Quant à l'affirmation professant que Dieu a « tout créé pour l'homme » et que « L'homme est la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour lui-même », Marcel Légaut ne peut y adhérer en raison de la connaissance actuelle de l'immensité et de la complexité de l'Univers.

« Plus l'homme accroît ses connaissances sur le Monde de la matière et de la vie dont il est issu, d'un Monde qui se révèle à lui d'une immensité sans bornes dans le temps et l'espace, plus il se découvre infime et éphémère... Ne serait-il pas simplement un phénomène accidentel de conscience de la plus extrême improbabilité, un phénomène en lui-même privé de sens dans un univers dont la seule raison d'être est d'exister ?

Et de même qu'à travers les années-lumière, nous voyons les astres naître puis s'éteindre, continuant à suivre immuablement leurs trajectoire d'errance dans un espace démesuré de silence et de vide, notre humanité ne va-t-elle pas elle aussi, après une émergence relativement récente, disparaître à son tour et laisser la terre, après une brève présence de quelques activités de vie puis de conscience, redevenir une matière de nouveau inerte, jusqu'au moment où une autre émergence de vie et peut-être de conscience apparaisse ailleurs pour enfin disparaître à son tour ? Tel est le doute que tout homme doit affronter s'il a le courage de regarder le réel tel que maintenant celui-ci se manifeste objectivement à lui grâce à ce que les sciences lui en montrent... un réel d'une radicale inhumanité, soumis à une loi de fer qui semble lui être consubstantielle et être la condition même de son existence. » (DS 13-14)

Un peu plus loin : « Désormais on ne peut plus, comme jadis, à partir de Dieu justifier la présence des hommes. » (DS 15).

1.2.2. La seconde objection découle de la connaissance « des lois ... qui régissent les groupes humains, au niveau des réalités sociales, économiques et politiques ».

Ici, Légaut fait référence aux travaux de la sociologie, de l’ethnologie, de l’histoire...

Ainsi conteste-t-il la doctrine traditionnelle sur Dieu professant qu'en l'homme créé est écrite « la loi naturelle immuable (qui) exprime le sens moral originel permettant à l'homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge. » (CEC)

De plus, face à la diversité constatée des modes de vie et des valeurs des humains à travers le monde, Légaut ne craint pas d’affirmer : « On ne peut plus donner à la vie humaine un sens tout à fait général et exhaustif tant, depuis les millénaires perdus dans le passé où sur la terre l'espèce humaine a émergé du Monde de la matière et de la vie, les êtres se manifestent d'une extrême diversité... dans les moyens dont ils disposent et dans les exigences personnelles dont ils prennent conscience... » (DS 15)

1.2.3. La troisième objection relève de « la connaissance de ce qui dans l'intime de l'homme relève des disciplines scientifiques. » (DS 12)

Ici Légaut se réfère à la psychologie, à la psychanalyse... En fonction de ce que ces sciences humaines nous découvrent de la nature et du fonctionnement de l’homme, de ses fragilités natives comme de ses possibilités, la description de l’homme sorti des mains de Dieu, dans un état « de sainteté et de justice originelle » et dispensé de souffrance et de mort, est de l’ordre du mythe. Il en est de même de la faute originelle de l’homme contre Dieu qui l’aurait privé de tous ces avantages et plongé dans la souffrance et la mort. Il n’est plus possible de parler ainsi pour rendre compte du mal présent dans l’histoire humaine. La croyance dans la transmission de la faute originelle à tous les humains est une hypothèse totalement périmée.

La position de Légaut est sans appel : « Jadis, la question du sens de sa vie ne se posait pas à l'homme comme maintenant... La réponse en était donnée par la religion tant celle-ci avait encore de puissance sur lui et précisait par sa doctrine, d'une façon assurée qui paraissait suffisante à tous, ce qu'était l'homme à partir de ce qu'elle affirmait de Dieu. Dieu n'était-il pas le créateur, la cause des phénomènes qui émerveillaient l'homme ou le terrorisaient, de tous les événements heureux ou malheureux ?... Elle a besoin d'être profondément révisée de nos jours... en raison du développement extraordinaire des connaissances du réel que l'homme acquiert là où ses sens et sa raison lui en permettent l'accès » (DS 11)

1.2.4. En conclusion de sa cascade d’objections et de réfutations de la doctrine traditionnelle sur Dieu, Légaut enfonce le clou :

« Les bases sur lesquelles, dans la chrétienté d'hier, on fondait solidement et on bâtissait avec minutie l'édifice théologique qui expliquait la raison d'être du Monde et la présence des hommes... sont maintenant ébranlés sans remèdes... » (DS 16)

« Sont définitivement périmées les facilités qu'on pouvait jadis se permettre d'utiliser pour fonder en raison, d'une façon irréfutable, une croyance en Dieu qui, de ce fait, s'imposait à tout homme quel que soit son état spirituel. Sont définitivement périmées aussi les facilités qu’autorisait une vue humanisée du Monde où l'homme était installé de droit divin, où il trouvait sa place et connaissait sa raison d'être sans avoir à en faire personnellement une véritable découverte. » (DS16)

Cependant, tout en affirmant que « les sciences exactes ont chassé Dieu du monde de la matière et de la vie » (DS 18), il ne rejoint pas les prétentions de ceux pour qui les sciences humaines, en manifestant l’extrême complexité du fonctionnement humain, expriment la totalité de l’homme. Si nécessaire que soit leur lucidité pour mettre en lumière les conditionnements de toutes sortes qui pèsent sur l’homme, elles ne peuvent déduire que celui-ci n’en est que la résultante passive. En dépit des pressions internes et externes qui pèsent sur lui, l’être humain a la capacité de s’interroger sur le sens de sa vie, de reconnaître le mystère qu’il est en lui-même, de s’engager dans l’accomplissement de sa propre existence. (DS 18 à 20) « Désormais la critique qu'exercent les sciences humaines conduit au moins à relativiser, en l'inscrivant dans le temps et le lieu de son origine, ce qui, dans le passé, était regardé comme vérité absolue ». (DS 16)

Jacques Musset - décembre 2017

Abréviations des livres de Légaut cités ici avec la date de leur 1ère édition

  • HRH : L’homme à la recherche de son humanité, 1971
  • PP : Patience et Passion d’un croyant, 1976
  • PH : Prières d’hommes, 1978
  • LV2 Deux chrétiens en chemin : Marcel Légaut-François Varillon, 1978
  • DS : Devenir soi - Recherche le sens de sa propre vie, 1980
  • VSM : Vie spirituelle et modernité, 1992