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23 octobre 2021 6 23 /10 /octobre /2021 08:00

 

Henri Persoz Une générosité qui voit large
Parabole du semeur
Henri Persoz
Matthieu 13,1-8 & 13-23

En ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s'assit au bord de la mer. De grandes foules se rassemblèrent près de lui, si bien qu'il monta dans une barque où il s'assit ; toute la foule se tenait sur le rivage. Il leur dit beau­ coup de choses en paraboles. « Voici que le semeur est sorti pour semer. Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin ; et les oiseaux du ciel sont venus et ont tout mangé. D'autres sont tombés dans des endroits pierreux, où ils n'avaient pas beaucoup de terre ; ils ont aussitôt levé parce qu'ils n'avaient pas de terre en profondeur ; le soleil étant monté, ils ont été brûlés, et, faute de racine, ils ont séché. D'autres sont tombés dans les épines ; les épines ont monté et les ont étouffés. D'autres sont tombés dans la bonne terre et ont donné du fruit, l'un cent, l'autre soixante, l'autre trente. Entende qui a des oreilles. »

Vous donc, écoutez la parabole du semeur : Quand l'homme entend la parabole du Royaume et ne comprend pas, c'est que le malin vient et s'empare de ce qui a été ensemencé dans son cœur ; tel est celui qui a été ensemencé au bord du chemin. Celui qui a été ensemencé en des endroits pierreux, c'est celui qui, entendant la Parole, la reçoit aussitôt avec joie ; mais il n'a pas en lui de racines, il est l'homme d'un moment ; dès que vient la détresse ou la persécution à cause de la parole, il tombe. Celui qui a été ensemencé dans les épines, c'est celui qui entend la Parole, mais le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole et il reste sans fruit. Celui qui a été ensemencé dans la bonne terre, c'est celui qui entend la Parole et comprend : alors il porte du fruit et produit l'un cent, l'autre soixante, l'autre trente.

Dans les trois évangiles synoptiques(1), cette histoire du semeur ouvre la série des paraboles. Cela ne peut être dû au hasard et nous conduit à penser qu'elle avait une spéciale importance dans la première Église, d'autant plus qu'elle est suivie de longues explications sur l'intérêt pour Jésus de parler en paraboles. Et pour une fois, la parabole est expliquée à la suite de son récit, et ceci dans les trois évangiles. Jésus parle d'ailleurs devant toute une foule qui se tient sur le rivage tandis que lui-même, pour pouvoir respirer, s'est réfugié dans une barque. Visiblement, nous sommes devant une histoire assez capitale et nous allons essayer de com­ prendre pourquoi. Les trois textes sont très proches les uns des autres, de même que celui de l'évangile apocryphe de Thomas. Les explications, elles aussi, sont proches, mais ne se retrouvent pas chez Thomas. Selon cette interprétation, la semence, c'est la Parole de Dieu. Le bord du chemin est le domaine de Satan qui s'empare de tout ce qui a été semé. Les pierres sont ceux qui n'ont pas de racines en eux-mêmes ; ils reçoivent la parole avec joie, mais à la première épreuve tout se dessèche, etc.

Cependant, la grande majorité des théologiens contemporains s'accorde à dire que les explications données, à la suite du récit proprement dit, ne proviennent pas de Jésus lui-même, mais d'une interprétation ultérieure de l'Église primitive.

Ces théologiens s'appuient sur trois arguments principaux :

  • Les explications fournies se situent dans un contexte qui ne correspond pas au temps de Jésus, mais à une époque ultérieure. Par exemple lorsque les persécutions sont évoquées. C'est seulement quelques décennies après la mort de Jésus que ses disciples commencèrent à être persécutés.
  • Cette parabole est aussi racontée, sous une forme très proche, dans l'évangile apocryphe de Thomas. Évangile qui a été écrit, dans sa version primitive, à une date très ancienne, peut-être la moitié du premier siècle, et dans un milieu palestinien assez indépendant des milieux plus hellénisés d'où sont issus nos évangiles synoptiques. Mais le texte de Thomas ne comporte pas les fameuses explications ; ce qui peut porter à croire que le corps de la parabole avait à l'origine une existence autonome, sans autre commentaire.
  • Enfin, et comme nous en avons parlé en introduction, ces explications de la parabole procèdent de la technique de l'allégorie qui consiste à établir des parallèles, parfois un peu osés: la semence c'est la Parole, le chemin c'est le domaine du diable, les épines représentent le souci du monde et la séduction des richesses etc. L'allégorie vient de la culture grecque. Elle n'est pas juive du tout et était peu utilisée dans les milieux palestiniens du temps de Jésus.
  • D'autres arguments existent encore, par exemple le fait que le vocabulaire utilisé dans ces explications est davantage celui de l'Église primitive que celui que l'on retrouve dans les paroles de Jésus. Et on ne voit pas bien pourquoi Jésus raconterait la parabole à toute la foule et ne donnerait la clef de compréhension qu'aux disciples seulement.

C'est pourquoi, nous allons essayer de comprendre cette parabole sans nous aider des explications allégoriques que les synoptiques lui ont données.

Les semailles au centre de la vie

« Voici que le semeur est sorti pour semer. Comme il semait… ». Trois fois la racine semer en ce début de l'histoire, pour bien planter le décor, pour bien souligner ce geste auguste du semeur devenu légendaire, mais d'une certaine façon au centre de toute la vie. Il y a dans les semailles toute la promesse pour les moissons, qui d'ailleurs terminent notre histoire. Et ce cycle des semailles et des moissons évoque tout le travail de la terre qui donne la nourriture et permet de survivre. Nous sommes ainsi, avec ce travail fondamental de la nature et des hommes, confrontés au mystère de la vie : comment ce petit grain complétement inerte, complétement mort, peut-il à nouveau se développer et croître et nourrir les hommes ? L'apôtre Paul a utilisé ce mystère pour expliquer ce que peut être le sens de la résurrection. Et comment pourrions­nous vivre encore aujourd'hui sans que les semeurs sèment et que les moissonneurs moissonnent ?

La semence en grec c'est sperma. Elle évoque aussi la descendance, la postérité, ce travail des générations qui se suivent et entretiennent l'œuvre de Dieu, comme il l'avait promis à Abraham. Bref, évoquer les semailles, c'est évoquer la bénédiction même de la vie, ce processus mystérieux qui nous échappe en bonne partie et qui fait que, depuis la nuit des temps, la vie est sur la terre et les hommes en sont les principaux bénéficiaires.

Ce geste du semeur a pris dans la Bible, comme dans le langage courant, un sens figuré et est utilisé pour tout travail, toute action humaine, qui plus tard portera ses fruits. C'est ainsi que les Proverbes (11,18) précisent : " Celui qui sème la justice recevra sa récompense » et que le prophète Osée (8,7) énonce cette sentence devenue célèbre « Qui sème le vent récolte la tempête ". Tandis que le Psaume 126 dit de son côté :" Qui sème dans les larmes récolte dans la joie » Et l'apôtre Paul nous explique dans l'épître aux Galates (6, 7) : " L'homme récoltera ce qu'il a semé ", et dans sa deuxième lettre aux Corinthiens : " Celui qui sème peu moissonne peu ". Une seule fois, dans la Bible hébraïque, la semence est comparée à la parole de Dieu. C'est dans Ésaïe 55,10-12, qui peut se résumer comme suit : " Comme descend la pluie et qu'elle ne retourne pas là­ haut sans avoir saturé la terre, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma parole, du moment qu'elle sort de ma bouche, elle ne retourne pas vers moi sans résultat."

L'ensemble de ces citations nous invite donc à retenir, de cette idée de semailles, une compréhension plus large que la simple diffusion de la Parole. Ces semailles évoquent toute l'activité humaine, celle qui sert à perpétuer la vie, à vivre mieux. Cette activité que Dieu nous a confiée et dont nous sommes redevables. Cette activité dont Albert Schweitzer disait : " Celui qui a été comblé de bienfaits pour la vie est tenu d'en répandre à son tour dans la même mesure " (2)

Semer à tous vents

Et ceci nous permet de revenir à la parabole. En ce temps-là, dans ce pays pauvre d'Israël, accablé d'impôts par les Romains, un grain était un grain. Il ne fallait pas le perdre et bien faire attention de ne rien envoyer hors des limites du champ, là où se trouvaient les épines, les chemins de traverse et les pierres. Un bon semeur ne sème pas hors des limites de la bonne terre. C'est la première chose à savoir dans ce pays de misère.

Et voilà que celui-là sème à tous vents, sans trop faire attention, déborde de tous côtés, envoie les précieux grains sur les rochers, dans les épines et sur les chemins. C'est dans ce comportement singulier, voire déraisonnable, dans ce qui peut apparaître comme du gaspillage, que nous devons rechercher la pointe de la

parabole, qui se trouve bien souvent dans ce que l'histoire présente d'anormal.

Ce semeur est un généreux, un utopiste. Bien sûr, il y a des rochers et des épines. Mais s'il les évite, il devra éviter aussi la bonne terre juste à côté de ces obstacles. Il a le choix entre : éviter les obstacles et ne pas ensemencer toute la bonne terre ; ou bien perdre une partie de la précieuse semence tombée sur des terrains hostiles, mais être sûr que toute la bonne terre donnera le maximum, et que la moisson sera la plus belle.

Voilà donc cette parabole du Royaume. Elle parle d'un semeur généreux qui n'a pas peur de perdre sur les mauvais terrains, pour gagner sur les bons. Et rappelons-nous que, d'après la loi juive, toutes ces terres au bord du champ sont justement celles que l'on ne moissonne pas, pour en laisser la jouissance au pauvre et à l'émigré. Raison de plus pour bien les ensemencer.

Si nous pensons que ces semailles représentent l'activité humaine et généreuse, nous savons que certains efforts seront perdus, à cause de la vanité et de la cupidité de certains, qui ont trop le souci du monde, comme dit le texte. Mais d'autres efforts permettront à ceux qui en ont vraiment besoin, de survivre. Mieux vaut perdre sur ceux qui ne le méritent pas, pour être sûr que tous ceux qui le méritent recevront les grains bienfaiteurs, les grains de la vie. Dieu lui-même, dans sa générosité, dans son amour, accepte de perdre du temps, de l'énergie, avec les méchants, pour sauver les justes. Ainsi, cette histoire de Sodome dans le livre de la Genèse (18,16-33). Dieu, après une dure négociation avec Abraham, accepte de ne pas détruire la ville pour sauver les seuls dix justes qui s'y trouvent, alors que tout le reste n'est que canaille. L'évangile de Matthieu nous dit que Dieu fait briller le soleil et tomber la pluie sur les bons et les méchants à la fois. Si Dieu lui-même, dans sa prudence, ne sépare pas le bon grain de l'ivraie, comment le pourrions-nous ?

Semer à perte

Nous voyons tous les jours des situations qui posent le même problème que celui de la parabole. Sommes-nous sûrs que tous ceux qui viennent bénéficier des actions charitables des associations ou des particuliers le méritent vraiment ? Et qu'ils ne reçoivent pas des grains qui ne leur serviront à rien parce qu'ils lèveront aussitôt, puis retomberont, faute de racines ? Nous réalisons bien que, pour ensemencer le champ du monde, il faut des gestes larges qui dépassent le strict calcul de l'efficacité. Il faut accepter des semences qui ne donneront rien, des actions qui s'avéreront inutiles, du temps et de l'argent perdus. Il faut être comme ce semeur généreux qui a des gestes larges et qui perdra des graines.

Dans son livre « Une vie » (3), Simone Veil raconte que, délivrée des camps de concentration, elle a traversé toute l'Europe en train, dans des wagons à bestiaux. Avec elle, tous ces prisonniers qui étaient à peine libérés, mouraient de faim et de soif dans ces wagons à découvert. Lorsqu'ils traversèrent la banlieue de Prague, les habitants, du haut de leurs fenêtres, leur jetaient de la nourriture. Les trois quarts tombaient à côté. Mais un quart tombait bien et sauvait des vies. Cet épisode nous fait penser à la parabole et à tous ces hommes de Dieu qui sèment sur la terre et n'hésitent pas à perdre du temps et de l'argent pour sauver le maximum et pour que la moisson soit belle.

Henri Persoz

(1) Qui signifie en grec « vue commune ». Ainsi sont nommés les évangiles de Matthieu, Marc et Luc parce qu'ils présentent des vues des événements assez proches les unes des autres. (retour)
(2) E. Christen, Schweitzer l'Africain, Genève, Labor et Fides, p. 36. (retour)
(3) Simone Veil, Une vie, Paris, Stock, 2007. (retour)
Published by Libre pensée chrétienne