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29 octobre 2022 6 29 /10 /octobre /2022 08:00

 

Jacques Musset Quel rapport des chrétiens avec les athées, les agnostiques et autres croyants?
Jacques Musset
Extrait de son livre « Repenser Dieu dans un monde sécularisé » Karthala 2015

Notre monde, et plus petitement notre pays, est devenu un grand village où coexistent des humains de différentes convictions : des chrétiens, des musulmans, des bouddhistes, des animistes, des hindouistes, des athées et des agnostiques, etc... Comment les membres de ces diverses voies spirituelles peuvent-ils vivre non seulement en se respectant, en collaborant, mais en s'enrichissant mutuellement? Dans cette perspective, avec quels regards et selon quelles attitudes les chrétiens croyant au « Dieu » de Jésus ont-ils à envisager leurs relations avec leurs contemporains qui croient autrement qu'eux?

Les impasses

Ce serait souhaiter que les athées, agnostiques et autres croyants deviennent chrétiens, parce qu'il leur manquerait quelque chose. On m'a cité le cas d'un groupe des femmes chrétiennes qui se réunissent chaque semaine pour prier afin que leur maris incroyants se convertissent à l 'Évangile. Cette attitude manifeste pour ceux qui la partagent la prétention de détenir la Vérité avec un grand V.

Elle est inacceptable. Elle signifierait qu'ils connaissent les « pensées » intimes de «Dieu» dont ils sont dépositaires. Bien malin qui peut le revendiquer. Les responsables du catholicisme sont pourtant persuadés que leur Église est le lieu où « Dieu » se révèle en plénitude, et considèrent au mieux les valeurs des autres voies comme des pierres d'attente à la reconnaissance de la Vérité intégrale. Cette conviction est perverse, car elle mène au totalitarisme lorsque les conditions sont réunies pour imposer sa loi. On a vu dans le passé du côté chrétien et dans le présent du côté des islamistes radicaux les exclusions et les persécutions qui en découlent. Faute de contraindre aujourd'hui en Occident ceux qui professent une autre voie - on est même poli et affable avec eux dans les réunions interreligieuses -,on n'en pense pas moins. Le christianisme, et dans le christianisme le catholicisme, est ce qui est le meilleur. La plupart des autres religions le prétendent pour elles-mêmes. Le penser en son for intérieur et s'entretenir dans cette pensée est une aberration. Une vraie relation avec autrui est dès lors impossible parce que pipée.

Ce serait aussi de considérer que sa propre manière de vivre est meilleure que celle des autres, puisqu'on est guidé par l'Évangile, qu'on suit les commandements de « Dieu » et de l'Église, qu'on participe à la messe, qu'on y communie; qu'on est marié à l'Église et toujours fidèle... Ceux qui ne connaissent pas l'Évangile, pense-ton, manquent de références, d'éducation chrétienne, sont livrés à eux-mêmes et sont guettés par l'esprit de facilité.

Grave erreur en réalité, qui révèle une myopie caractérisée et même une cécité complète ! Car à moins de vivre dans une bulle catholique, comment ne pas voir qu'autour de soi des gens de toutes convictions autres que chrétiennes témoignent d'une qualité d'existence qui n'a rien à envier à ceux qui prennent l'évangile au sérieux et le traduisent en actes. Ces non­ chrétiens font preuve également d'attention concrète à autrui, ne rechignent pas pour s'engager à leurs risques et périls pour défendre d'autres humains menacés, marginalisés, rejetés, prennent position contre des situations d'injustice, ne se laissent pas entraîner par des idéologies distillant mépris, repliement sur soi et racisme, et les combattent non seulement en paroles mais par des actes de solidarité et d'ouverture. Ceux qui dénient aux non-chrétiens cette qualité d'humanité, qui a les mêmes couleurs que celle incarnée par Jésus, ressemblent aux juifs du temps de Jean-Baptiste qui se croyaient supérieurs aux autres peuples parce que, disaient-ils, « Nous avons pour père Abraham ». Illusion, leur répondait Jean-Baptiste du tac au tac : « Car des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham ». Une réponse semblable peut leur être faite aujourd'hui inspirée de la belle expression de Gérard Bessière : Mais les amis, n'avez-vous pas vu que "L'Evangile est dans la rue", il n'est le monopole de personne !

Ce serait encore se regrouper entre chrétiens (parti politique chrétien, syndicalisme chrétien, école chrétienne, patronage et groupe de sport chrétien...) pour ne pas se laisser contaminer par le monde qui est mauvais et au mieux pour le transformer selon la doctrine et la morale de l'Église. Ce fut l'une des grandes tentations de la religion juive après le retour des déportés de Babylone à la fin du VI° siècle avant notre ère. Croyant retrouver la situation d'antan, ceux-ci durent déchanter : ils avaient perdu leur indépendance politique et devaient relever les ruines de leur ville. Leur tendance fut de resserrer les rangs, de se donner des règles strictes d'identité à ne pas enfreindre, de ne pas frayer avec les non-juifs, bref de se renfermer sur eux­ mêmes. Peine perdue, il y eut toujours de la part d'individus ou de groupes juifs des protestations contre cette tendance à la ghettoïsation. Lisez les livres de Ruth et de Jonas, ces ouvrages assez courts sont des détonateurs dans le béton des certitudes illusoires.

Ce serait enfin considérer que la loi « naturelle » et la morale données par « Dieu » aux hommes, et dont l'Église se veut la gardienne et l'interprète autorisée, doivent être défendues à tout prix dans une société permissive qui s'est affranchie de la tutelle ecclésiastique et qui ne reconnaît comme guide des conduites humaines que la réflexion humaine éclairée par la raison et soumise au débat. Ainsi des lobbies chrétiens tentent­ ils d'imposer leurs convictions lors de la discussion de certaines lois qui leur paraissent des blasphèmes. Il en a été ainsi depuis plus d'un siècle, par exemple lors de la législation reconnaissant le divorce, la contraception, l'avortement et tout dernièrement le mariage entre homosexuels, ces derniers étant perçus comme des malades par un certain nombre de chrétiens. Ce forcing qui souhaiterait que la société tout entière adopte les positions chrétiennes officielles (que ne partagent pas d'ailleurs tous les chrétiens) est inacceptable. En effet la société française, comme celles des pays européens, n'est plus un pays de chrétienté; elle est formée de citoyens aux convictions différentes. On ne peut pas imposer à tous les règles d'un groupe particulier autrefois majoritaire. L'Etat a le devoir de promouvoir des lois qui permettent à la diversité des citoyens de coexister pacifiquement, dans le respect mutuel. C'est le sens de la valeur essentielle de la laïcité. La loi sur le divorce, par exemple, définit un cadre juridique pour protéger les intérêts des époux qui se séparent, mais ne nuit aucunement aux époux qui souhaitent rester ensemble. De même, la loi sur la contraception n'oblige aucune femme à y faire appel, mais permet à celles qui y recourent de vivre un amour conjugal apaisé et une maternité responsable. Les chrétiens qui ne le comprennent pas vivent dans la nostalgie d'un monde qui n'existe plus.

Le souhaitable

Les chrétiens qui considèrent le « Dieu » de Jésus comme la source inspirante de leur humanisation ne devraient jamais oublier qu'ils partagent d'abord la même humanité avec tous les hommes et femmes au milieu desquels ils vivent, quelles que soient les convictions de ces derniers. Que tous ont en commun, puisqu'ils sont humains, l'exigence de s'humaniser en cherchant à vivre vrai et à penser juste dans tous les secteurs de leur vie personnelle et sociale.

Que cette recherche d'authenticité les conduit à être à l'écoute des appels qui sourdent de leur conscience et à expérimenter ce qui en résulte : ouverture à l'inconnu, refus du mensonge, remise en cause de ses certitudes non critiquées, renoncement aux préjugés, don de soi, solidarité envers autrui maltraité ou rejeté, participation active à la marche de la société.

Tous ceux qui s'efforcent de vivre ainsi constatent en eux­ mêmes et chez d'autres personnes cette grandeur de l'homme qui manifeste ses fruits dans leur commune fragilité et vulnérabilité.

Cette prise de conscience les émerveille, les pousse à s'humaniser toujours davantage. « Ceux qui ne croient pas au Ciel » se garderont de nommer « Dieu » la source intime de cette expérience. Les uns suspendent leur jugement. Les autres professent un athéisme qui est une conviction indémontrable. Le croyant chrétien, lui, nomme « Dieu » au cœur de cette expérience, ce qui est aussi une conviction indémontrable. Il trouve dans sa référence à Jésus un esprit pour orienter son existence mais ne reçoit pas de lumière particulière pour conduire sa vie dans le détail des choix et décisions à prendre au fil des jours. Sa foi n'est pas un supplément d'humanité qui comblerait un manque mais une façon singulière de vivre l'humanité commune.

Croyants et incroyants, ce qui les unit les uns et les autres, c'est l'exigence intime de vérité dans la façon d'inventer leur vie, ce qui fait qu'ensemble, sur ce terrain qui englobe tous les secteurs de l'existence humaine, ils ne peuvent que se rejoindre et conjuguer leurs recherches et leurs pratiques pour s'approfondir individuellement, mutuellement, collectivement et se mobiliser pour agir en vue d'un mode plus humain. Comment un chrétien persuadé que sa foi en l'humain est le chemin de sa foi en «Dieu» ne se réjouirait-il pas d'être enraciné et de s'incarner toujours davantage dans l'aventure commune à tous les humains.

Puisque croyants et incroyants partagent la même humanité et sont redevables ensemble de promouvoir les conditions de vie les meilleures pour tous les humains, il convient aux chrétiens de s'accorder avec tous sur les valeurs humaines devant inspirer les chantiers communs. C'est un travail capital pour orienter le choix et la conduite des actions qui seront entreprises et leur donner sens. Il exige recherche et débat. Chacun les ressource par ailleurs à ses conceptions singulières. Ainsi sur toutes les questions vitales qui touchent à la vie humaine et à sa qualité (début et fin de vie, vie de couple, vie citoyenne, santé, etc.) la réflexion pour un chrétien ne peut se faire qu’en concertation avec d’autres. On peut vérifier alors que l’on peut diverger entre chrétiens sur des analyses de situations et se retrouver en connivence avec des non-chrétiens. Ce qui est tout à fait normal. L’évangile ne rend pas extralucide sur ce qu'il faut penser et faire. Cela ne supprime pas, loin s'en faut, la nécessité de se retrouver entre chrétiens pour se ressourcer à l'Evangile et faire mémoire de Jésus dans la cène. Dans cette vie communautaire, le spécifique n'est pas de s'accorder sur des analyses politiques et économiques, ni de bâtir des projets concrets de transformation sociale, mais de s'imprégner de l'esprit qui animait Jésus afin de l'incarner et de l'actualiser dans sa pensée et ses choix quotidiens.

Il découle de ce qui précède que, pour des chrétiens, partager la réflexion et trouver des connivences avec des non-chrétiens sur des enjeux qui concernent tout le monde, appelle un engagement commun pour faire advenir les transformations qui s'imposent. Cet engagement commun est indéfiniment diversifié depuis des actions dans les quartiers et les associations locales jusqu'à des actions politiques visant à améliorer la législation, en passant par des mobilisations pour perfectionner des fonctionnements et des organisations, etc. Chacun y va de ses capacités, de ses atouts, de ses charismes. Tout apport est capital. L'important est de faire sa part, comme nous y invite Pierre Rabbhi dans sa parabole du colibri. Son aventure qui promeut l'agrobiologie regroupe des personnes de nombreux pays qui, croyantes ou non, ont comme dénominateur commun le respect de la terre, la façon respectueuse de la cultiver, le souci d'en partager équitablement les fruits et le goût de ce qu'il appelle la sobriété heureuse. De multiples initiatives qui associent croyants et non­ croyants en vue d'un vivre humain authentique quadrillent notre pays et le monde. Ecoutez chaque midi sur France Inter entre 12 h 30 et 12 h 45 l'émission « Carnets de campagne » animée par Philipe Bertrand : vous serez émerveillés.

À travers ce que vivent les chrétiens en lien avec des incroyants et les croyants d'autres voies spirituelles dans les échanges et les actions qu'ils mènent ensemble, les premiers peuvent témoigner de l'enrichissement qu'ils retirent du contact avec les seconds. Parmi ces derniers, il y a des gens d'une disponibilité, d'un désintéressement, d'une générosité, d'une qualité d'écoute et d'attention, d'une capacité à remettre en cause ses idées et ses préjugés. Quel enseignement pour leurs compagnons chrétiens lesquels, comme n'importe qui, peuvent être tentés par la routine du regard, de la pensée et de l'action ? Sans le savoir, ces incroyants et ces croyants autrement renvoient à l'Évangile leurs camarades chrétiens. L'inverse est tout aussi vrai : des croyants chrétiens réveilleront par leur humanité rayonnante leurs amis incroyants ou croyant autrement. Dans le respect mutuel, l'estime profonde et la confiance, tous seront à l'école de uns des autres en partageant le meilleur de ce qu'ils sont. Ce n'est pas une petite expérience de s'en faire l'aveu et de le reconnaître. Qui peut dire les fruits qui en résultent?

On peut ajouter que si l'occasion se présente naturellement (car ce n'est pas un but et ce ne peut être qu'exceptionnel), les chrétiens accepteront de témoigner de leur foi chrétienne en « Dieu » et les autres de ce qui les anime en profondeur. Cela peut se faire en marge des activités communes, dans une conversation personnelle ou à plusieurs et sans doute après avoir tissé des liens de confiance et de respect. Le chrétien pourra ainsi montrer que le « Dieu » auquel il croit n'a rien à voir avec des représentations d'un « Dieu » que les autres rejettent et qu'il récuse lui-même, que sa foi n'est pas une assurance-vie, ni une assurance après la mort, qu'il nomme « Dieu» la source de l'expérience du plus humain de l'humain qui en lui et chez les autres ne cesse de l'étonner, qu'il suit les traces de l'homme de Nazareth qui s'est référé à cette source intérieure en pratiquant son œuvre de libération auprès de ses contemporains ... L'ami incroyant ou croyant autrement lui racontera son itinéraire, ce qui l'a éveillé, ce qui l'a rebuté, ce qui l'a conduit à vivre selon les valeurs auxquelles il adhère. Des chrétiens et des non-chrétiens ont fait dans le passé et font toujours cette expérience d'écoute mutuelle et de connivence, au niveau du partage des convictions qui animent chacun.

Au- delà des mots employés, au-delà des « professions de foi » relatives à l 'histoire de ceux qui les prononcent, affleure la vérité nue et silencieuse des existences qui met les êtres en communion.

Enfin, il est un chantier où chrétiens et non-chrétiens ont à collaborer pour le bien commun de tous, c'est la défense de la laïcité qui assure la coexistence pacifique de tous les citoyens du pays quelles que soient les convictions religieuses ou autres qu'ils professent et s'efforcent de vivre. En France, il a fallu plusieurs siècles pour parvenir en 1905 à la loi de séparation des religions et de l'Etat qui est la base d'une vie sociale apaisée, où chacun est respecté dans ses convictions singulières sans qu'aucune religion ou voie spirituelle n'impose sa loi à l'État. Celui-ci se réfère à des valeurs, socle qui réunit tous les citoyens dans une même identité nationale. Chrétiens ou non n'ont jamais fini de défendre la laïcité vis-à-vis des dérives et empiétements possibles de la part de l'État comme des religions. Un État laïc peut en effet ne pas respecter la laïcité en privilégiant indûment une religion ou en laissant se développer un communautarisme religieux qui prend le pas sur l'appartenance citoyenne. Une religion peut de son côté manquer à la laïcité en faisant pression sur l'État afin de l'intimider et l'empêcher de légiférer sur une question qui a trait au bien commun. La vigilance s'impose pour ne verser ni dans le sectarisme ni dans la démission. La solidarité éclairée et ferme des citoyens pour défendre la laïcité au-delà de leurs appartenances particulières est le meilleur garant d'une paix sociale fondée sur des valeurs communes.

Jacques Musset

Published by Libre pensée chrétienne