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1 octobre 2008 3 01 /10 /octobre /2008 09:35
Herman Van den Meersschaut L'aveugle clairvoyant et la foule aveugle.
Essai de lecture symbolique de Marc 10, 46 à 52
Herman Van den Meersschaut
LPC n° 3 / 2008

Lorsqu'on s'intéresse à un court passage des évangiles, il est important de le situer dans son contexte. L'épisode qui nous occupe se présente à la fin de la quatrième section (1) de l'Evangile de Marc, juste avant l'entrée de Jésus à Jérusalem où celui-ci sera acclamé comme "Fils de David".

Cette section (du chap. 8, 31 au chap. 10, 52 inclus) se présente comme une prédication sur "l'éthique du Royaume" destinée aux premières communautés. Deux thèmes s'entrecroisent : les conditions à remplir pour "suivre Jésus", c'est-à-dire l'accompagner jusque dans sa mort, et l'idée que Jésus est venu "non pour être servi, mais pour servir", ce qui vaut également pour les disciples. Ces thèmes sont illustrés par des récits montrant que Jésus a un tout autre rapport que ses contemporains au pouvoir et aux biens matériels, mais aussi aux femmes, aux enfants et aux plus faibles.

C'est en conclusion de cette section, un peu comme un résumé, que vient la guérison d'un aveugle "qui suit Jésus".

Comme nous l'avons suggéré précédemment (cfr. revue n° 2 page 7), nous essaierons donc de lire ce récit comme une "parabole en action".

V.46. : "Ils arrivèrent à Jéricho. Lorsque Jésus sortit de cette ville avec ses disciples et une grande foule, un aveugle appelé Bartimée, le fils de Timée, était assis au bord du chemin et mendiait."

En une phrase, le décor est planté et les personnages en place. Observons-les.

Le décor :

Nous sommes à Jéricho, une petite ville au bord du Jourdain surnommée la ville des palmiers. Il y fait bon vivre dans la fraîcheur de l'oasis. Dans l'évangile, la ville est souvent le lieu symbolique des activités humaines, des trafics et des échanges commerciaux. Ici, on sort de cela pour prendre le chemin qui rejoint Jérusalem par une longue et pénible montée sinueuse à travers le désert de Judée. Pour ceux qui connaissent les lieux, l'image est claire. Le chemin représente évidemment la vie où nous marchons avec les autres et dans laquelle il s'agit de trouver sa place. Il est aussi le symbole de notre cheminement spirituel qui, inévitablement, passe par le désert. Le chemin, en grec, c'est aussi la voie, La Voie que Jésus propose, la Bonne Nouvelle du Royaume et des Béatitudes. Ici, c'est un chemin bien difficile que Jésus va emprunter et il nous invite à l'y suivre.

Les personnages :

Les disciples et une grande foule qui entourent Jésus : ils passent, sans le remarquer, devant un mendiant aveugle assis au bord du chemin.

La foule impersonnelle où se perdent les disciples marche sur le chemin à la suite de Jésus. Bartimée, lui, parce qu'il est aveugle donc improductif et marginal, est hors de la ville, mis à la porte, en marge, exclu de la société. Il nous est difficile aujourd'hui d'imaginer un monde sans lunettes, mais, à l'époque, la cécité ou simplement une vue déficiente provoquait irrémédiablement l'exclusion du monde du travail et donc la pauvreté d'un grand nombre de personnes. Mais, au-delà du handicap physique, l'aveuglement exprime ici, plus largement, l'incapacité dans laquelle se trouve Bartimée de voir un avenir s'ouvrir à lui. On perçoit bien ici l'intérêt qu'il y a à interpréter symboliquement l'aveuglement. Si l'on oublie que Bartimée est atteint de cécité, on peut lui faire endosser toutes les détresses que l'homme peut vivre : abandon, chômage, pauvreté, racisme, famine, exploitation, etc. Ne nous sommes-nous pas tous retrouvés, à un moment ou l'autre, dans une de ces situations dramatiques, peu importe quelles en étaient les causes ?

Mais nous verrons que notre homme ne s'y résigne pas pour autant.

V.47. "Quand il entendit que c'était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : Jésus, Fils de David, aie pitié de moi !"

"Fils de David" était le titre messianique le plus populaire. Si les pauvres et les rejetés attendaient de lui qu'il "apporte aux pauvres une bonne nouvelle et prenne soin des désespérés" (Isaïe : 61, 1), le peuple, lui, attendait plutôt un Messie politique, un homme fort qui purifierait Jérusalem de l'occupant romain et restaurerait ainsi la grandeur d'Israël.

D'une part un homme compatissant et serviteur, de l'autre un homme de pouvoir et d'honneur.

Bartimée est peut-être aveugle, mais il n'est ni sourd, ni muet. Il a entendu Jésus et il crie sa détresse. C'est le cri déchirant d'une vie niée, humiliée. Il lance un appel personnel, d'homme à homme… Dans le Royaume que Jésus annonce, avouer sa faiblesse et appeler à l'aide n'est pas une honte. Son intuition lui dit qu'il sera entendu.

V.48. "Beaucoup lui faisaient des reproches et lui disaient de se taire, mais il criait encore plus fort : Fils de David, aie pitié de moi !"

La foule veut réduire au silence ce gêneur, cet individu qui semble n'avoir rien compris. Le Fils de David n'est pas venu pour s'occuper des indigents. Il n'y a pas de temps à perdre si la libération d'Israël est en vue. Cependant, Bartimée crie de plus belle, seul face à tout ce monde ! Personne ne réagit, personne n'est touché par son appel, même pas les disciples. Serait-il donc le seul à être vraiment conscient que Jésus n'est pas venu pour dominer, mais pour servir ?

La foule, bien souvent, empêche de penser librement. Dans une foule, si on n'y prend garde, on perd vite sa personnalité et ses facultés de discernement, de clairvoyance. La foule ne pense pas, les meneurs pensent pour elle et, ici, ce n'est pas Jésus qui la mène mais sans doute des disciples qui voyaient en lui un libérateur politique. On pourrait dire que, dans ce récit, c'est plutôt la foule qui est aveugle, puisqu'elle se trompe lourdement sur la mission réelle de Jésus. Ne pas se laisser piéger, se démarquer ostensiblement de cette foule suppose une forte personnalité et un grand courage. C'est pourtant ce que fera Jésus.

V.49. "Jésus s'arrêta et dit : Appelez-le. Ils appelèrent donc l'aveugle et lui dirent : Prends courage, lève-toi, il t'appelle."

Jésus est le seul à réagir, il arrête tout pour une seule personne et lui prête toute son attention. Il ne s'arrête pas pour une vétille, mais pour l'essentiel. Il s'arrête devant la souffrance humaine et oblige ainsi la foule à faire de même. Voulant impliquer les disciples et la foule dans sa démarche, il leur demande d'appeler eux-mêmes le mendiant. "Ils l'appelèrent donc…". Ce n'est pas le grand enthousiasme, mais certains semblent en tout cas interpellés et transmettent le message en l'encourageant vivement à se remettre debout.

V.50. "Alors il jeta son manteau, bondit et vint vers Jésus."

Avec la réaction de Bartimée, on assiste, dans une explosion de joie, à un véritable déchaînement, une libération, une nouvelle naissance. Il se dépouille de son vieux manteau qu'il jette là à terre, comme si c'était un changement de peau, un changement d'homme. Laissant là son ancienne vie, il se découvre tel qu'il est devant celui en qui il met toute sa confiance…, une confiance aveugle.

V.51, 52. "Jésus lui demanda : Que veux-tu que je fasse pour toi ? L'aveugle répondit : Rabbouni, que je voie. Et Jésus lui dit : Va, ta foi t'a sauvé. Aussitôt, il put voir et il suivait Jésus sur le chemin."

Il est amusant de remarquer comment, aux versets 35 et 36 qui précèdent ce récit, les apôtres Jacques et Jean s'adressent impérativement à Jésus en disant : "Nous voulons que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander". Jésus leur répond : "Que voulez-vous que je fasse pour vous ?". Exactement la même question qu'avec Bartimée. Et que demandent donc ces apôtres ? : "Quand tu seras dans ton règne glorieux, permets-nous de siéger, l'un à ta droite, l'autre à ta gauche". Leur demande et celle de Bartimée sont diamétralement opposées. Les apôtres n'attendent que pouvoirs et honneurs ; le mendiant de Jéricho n'attend qu'amour et compassion. Notre aveugle se révèle bien plus clairvoyant sur la mission de Jésus que les apôtres aveuglés par leur recherche de promotions personnelles.

Personnellement, je trouve que la question : "Que veux-tu que je fasse pour toi ?" résume tellement bien l'engagement de Jésus au service de ses frères.

Mais que demande Bartimée lorsqu'il dit "que je voie" ? Sans doute espère-t-il que la lumière éveille sa vie, qu'il retrouve sa dignité, qu'il soit respecté et reconnu dans sa différence, et qu'un avenir heureux s'ouvre enfin à lui au sein d'une communauté de frères où se vit l'entraide et la solidarité. Le Royaume annoncé par Jésus, au fond !

Mais la réponse de Jésus est curieuse. Il ne dit pas : "Vois, ta foi t'a sauvé" mais "Va, ta foi t'a sauvé", comme si Jésus ne lui rendait pas la vue… En fait, dans cet aveugle clairvoyant, Jésus reconnaît un vrai disciple et, lui donnant toute sa confiance, l'envoie travailler lui-même à la construction de ce monde dont il rêve. Il était assis et mendiait, maintenant il est debout et devient acteur de sa propre vie en suivant Jésus sur le chemin.

Ce que l'on traduit par "suivre", c'est le verbe grec "akolouthéo" qui veut dire d'abord : faire route avec, accompagner (d'où le mot "acolyte"). Bartimée fait route avec Jésus, il l'accompagne. Accompagner suggère échange, communion possible, encouragement. Je marche avec toi, marche avec moi, marchons ensemble. (2)

Suivre Jésus, ce n'est pas suivre aveuglément un certain nombre de rites et de règles morales, c'est adhérer pleinement à sa vision profondément optimiste de la vie et de l'homme en particulier.

Faire route avec Jésus, avec nos frères humains, c'est vivre en profondeur l'expérience de la rencontre avec l'autre, dans le plus grand respect de sa différence en se laissant guider par la compassion et, avec une grande disponibilité d'écoute, se mettre à son service. Cela n'est pas sans risques. Pour Jésus cela peut aller jusqu'à donner sa vie pour ceux qu'on aime. Si chacun vit cela, il y a réciprocité et donc entraide et solidarité. Voilà l'utopie du Royaume que Jésus nous invite à réaliser ensemble, ici et maintenant avec nos proches et tous ceux qui croiseront notre chemin.

Herman Van den Meersschaut

(1) Certains exégètes divisent l'Evangile de Marc en six sections qui correspondent au plan que l'auteur a élaboré. La division en chapitres date du Moyen-Age et est l'œuvre d'Etienne Langdon en 1226. (retour)
(2) D'après le courriel de Ch. De Duytschaever du 13 juin 2008. Merci Christian ! (retour)

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