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1 janvier 2014 3 01 /01 /janvier /2014 23:27
Christian Biseau Le temps de Maryam.
Christian Biseau
LPC n° 24 / 2013

Un matin, Ganaël s'était précipité chez Maryam.

- Tu sais la nouvelle ? demanda-t-il, tout excité. Ils disent qu' Ieshoua est le fils de Dieu.

Ganaël, un brin narquois, s'attendait à voir Maryam partager son sourire.

Mais elle se taisait. Puis :

- Bien sûr, je suis bien placée pour savoir de qui est mon fils. Mais, ami Ganaël, il ne faut pas écouter seulement la surface des choses.

Ganaël n'en revenait pas.

- Mais que veux-tu dire ? Fils de Dieu… quand même !

Elle fit asseoir Ganaël, et se mit à lui parler, comme jamais encore elle ne l'avait fait, elle qui, d'habitude, préférait se taire, ou se contenter de hocher la tête.

- Ecoute-moi, dit-elle.

Et elle raconta, depuis le début.

Le jour où son fils lui avait annoncé qu'il partait. Elle se souvenait si bien, si précisément, de chacun des mots qu'il avait dits ce jour-là, et surtout de son ton grave, mais paisible, et totalement déterminé... Elle, tétanisée, comprenant d'instinct que c'était un départ sans retour.

Par la suite, par les uns ou par les autres, elle avait eu des nouvelles. Elle avait appris qu'il s'était rendu auprès du Baptiseur. Et puis qu'il s'en était séparé. Et qu'il était parti au désert. Seul.

- Quelle idée d'aller s'enterrer au désert !, disaient certains.

- Mais c'est justement à ce moment, disait-elle, que mon esprit avait commencé à s'ouvrir, à entrevoir qu'il s'agissait bien d'un destin hors du commun.

Si bien qu'elle n'avait pas été tellement étonnée quand, ensuite, elle avait appris les guérisons, et les rassemblements de plus en plus importants quand son fils prenait la parole.

Et puis il y avait eu cette affreuse période, si sombre, où elle avait douté. Les miracles, oui. Les discours, oui. Mais pourquoi ces fréquentations ? Et pourquoi s'opposer à la synagogue, tenir tête aux prêtres, dire ce qu'il osait dire de la Loi…. Comment était-ce possible ? Comment avait-il pu en arriver là ? Est-ce qu'il oubliait d'où il venait ?

L'entourage disait qu'il avait perdu la raison, que ses succès lui avaient tourné la tête. Et que tout ça finirait mal. Et ne pourrait que déshonorer la famille.

Alors, elle avait cédé, elle les avait accompagnés quand ils avaient décidé d'aller le chercher pour le ramener au village.

Quand ils l'avaient retrouvé, et se tenaient devant lui, c'est elle qu'il avait regardée en premier. Et elle avait lu l'incompréhension dans son regard. Et une immense tristesse.

C'en était trop pour elle. Elle avait délaissé le groupe, était partie à l'écart, et s'était mise à pleurer.

Et lui l'avait cherchée.

Maintenant il se tenait auprès d'elle, et lui souriait.

- Mère…

Mais elle s'était redressée, l'avait pris dans ses bras.

- Tais-toi, mon fils, ne dis rien… Je te demande pardon… Va, mon fils, fais ce que tu dois faire. Tu es ma lumière, quoi qu'il arrive.

Et au travers de ses larmes, le sourire était revenu.

- Oh Mère, si tu savais comme j'ai besoin de savoir que tu es auprès de moi ! …

Ensuite, elle était allée chercher les uns et les autres.

- Nous rentrons, avait-elle dit, avec une autorité qu'ils ne lui connaissaient pas. Ils ne comprenaient pas grand-chose à ce qui se passait. Mais vraiment personne n'aurait songé à lui résister.

- C'est ce jour-là, dit-elle à Ganaël, que je me suis éveillée.

A partir de ce jour, elle était prête. Prête à entendre les choses les plus extraordinaires, comme les plus humbles. C'était comme si elle savait, avant même qu'on lui rapporte les faits.

Et quand on lui disait, sans trop comprendre, que, chaque fois qu'il le pouvait, il partait seul, à l'écart, au désert quand c'était possible, et qu'on ne savait trop pourquoi, ni ce qu'il y faisait, elle, elle savait.

Sans doute était-elle la seule à ‘entendre' la vérité des choses, celle d'une intimité qui, de plus en plus, prenait possession de son fils.

Et devant laquelle, de toute son âme, elle s'effaçait.

***

Ganaël essayait de comprendre. Il voulait en avoir le coeur net.

Il retourna donc chez Maryam.

- Il faut que tu m'expliques encore, Maryam, pour "Fils de Dieu".

- D'abord, mon ami, de quel Dieu parles-tu ?

- Mais nous savons bien, nous, qui est Dieu. N'est-ce pas toute la fierté de notre peuple et de toute notre histoire ? C'est bien à nous qu'il a été donné de connaître le vrai Dieu.

- Oui, je sais. Nous pensions, en toute bonne foi, comme tu le dis, savoir qui est Dieu. Comme s'il n'y avait pas de mystère. Et mon fils, lui, a montré un autre chemin, selon ce qui l'habitait de plus en plus.

Et c'est, je crois, ce qu'il avait de plus important à nous dire : qu'à sa manière, Dieu est du côté des plus petits d'entre nous, ceux que la vie a brutalisés, ceux qu'on dit impurs et qu'on met à l'écart à cause de ça.

Rappelle-toi comme il les aimait ! Et comme il était fier quand il les voyait, malgré tout, se remettre debout !

C'est que notre Dieu n'a que faire de la docilité de serviles sujets.

Et qu'Il n'aime rien tant que voir un vent de liberté venir caresser le visage des humains.

Et tu te souviens comment Ieshoua aimait dire : 'Abba' ?

- Peut-être, dit Ganaël, mais il a quand même été abandonné à la fin.

- Qui te dit, mon ami, qu'il a été abandonné ?

***

Au bord du chemin, une femme de son âge, portant sur son visage la plus totale des désespérances.

Maryam l'avait tout de suite reconnue : la mère de Judas.

Elle savait qu'elle aurait un jour à affronter ce regard. Elle savait que cela devait arriver tôt ou tard. Et, depuis des années, elle appréhendait ce moment.

Maryam attendait, comme pétrifiée. La femme, elle, sanglotait.

Et puis elle se mit à parler.

Elle dit ce jour maudit où on l'avait conduite auprès du corps convulsionné de son fils. On venait de le détacher de la branche et on avait jeté, par-dessus, un bout d'étoffe blanche.

- Mon fils avait pourtant été un vrai compagnon. Il aimait Ieshoua autant que les autres. Qu'est-ce qui s'est passé ? Quel désespoir s'est saisi de mon petit ? Pourquoi ?

Et maintenant tous l'ont renié, ils l'ont chargé de tout comme un bouc émissaire. Pour toujours il va rester celui qui a trahi. Et de moi on dit, et on dira : c'est la mère du traître.

La femme pleurait. Longuement, Maryam avait pleuré avec elle, silencieusement, sachant bien qu'il n'était pas en son pouvoir de mettre fin à toute cette douleur.

Et puis elle avait pris ses mains dans les siennes.

Et l'avait embrassée.

***

Ilane habitait le même village. Elle l'avait connu enfant, et elle avait remarqué depuis toujours sa façon de ne jamais baisser la tête, même quand on le réprimandait ; et surtout sa façon de prendre la défense des uns ou des autres en difficulté, surtout les plus faibles, ou ceux dont on se moquait trop facilement.

Elle l'avait vu grandir, la même fierté dans son regard, assoiffé de justice.

Certains même haussaient les épaules, le traitant d''idéaliste'.

Mais maintenant, Ilane ne faisait plus que de brèves apparitions au village. Nul n'aurait pu dire où il se cachait. Tout le monde savait qu'il était devenu un zélote.

Maryam admirait le total dévouement d'Ilane à la cause à laquelle il s'était donné. Elle approuvait, oh combien, son désir passionné d'un monde moins injuste, en commençant par la libération du joug romain. Elle-même avait assez dit que les trônes des puissants seraient renversés tandis que les petits, les humbles, seraient élevés.

Mais, plus d'une fois, elle avait mis Ilane en garde, pensant au chagrin de sa mère si les Romains parvenaient à lui mettre la main dessus. Chaque fois, Ilane répondait qu'il ne pouvait être question de pactiser avec l'ennemi, qu'il ne fallait pas lui demander de se résigner, ou de se contenter de petits compromis.

Maryam opinait, mais elle disait aussi que tous les moyens ne permettent pas de construire, que la brutalité ne s'accorde pas avec la recherche de la justice, et qu'en aucun cas, la plus belle des causes ne saurait avancer à coup d'assassinats.

Et qu'au creux de chacun des pires oppresseurs se cache aussi une lueur d'humanité.

Ilane secouait la tête, répondant que si tout le monde se retire, ou baisse les bras, l'occupation avait encore de beaux jours devant elle.

Mais Maryam ne parlait pas de baisser les bras, mais d'une autre façon de peser sur le cours des choses.

Et elle pensait à tant de paroles de son fils.

Et pas seulement à ses paroles.

***

Incroyable gentillesse de son jeune voisin Micha. Désireux, toujours, de rendre service.

C'était sur lui que Maryam se reposait pour les petits travaux de la maison qui, maintenant, excédaient ses forces.

Et Micha se sentait bien dans cette maison.

Il savait qu'il pouvait épancher, librement, son coeur. Même s'il n'avait encore jamais osé parler de certaines choses qui secrètement le tenaillaient.

Maryam n'ignorait rien de ce qui se disait dans le quartier, à voix basse, très basse, au sujet des attirances de Micha.

- Tu ne devrais pas le recevoir ainsi, lui disait-on. N'as-tu pas compris ce qu'il était ? Ne sais-tu pas ce que disent nos livres de ceux dont les penchants sont dévoyés ?

- Je connais nos livres tout autant que vous. Et les menaces de mort écrites dans notre Loi. Mais, voyez-vous, il y a longtemps que je ne me sens plus liée par des textes qui appellent au meurtre. Et que j'ai pris ma liberté par rapport à eux.

Et vous, auriez-vous oublié le chemin que nous a montré Ieshoua ? Comme si ce n'était pas un chemin de liberté ! Et comme si son Dieu était un Dieu de menace et de colère !

Un jour, Micha avait dit combien il regrettait de n'avoir été qu'un enfant quand Ieshoua était là.

- J'aurais tellement aimé le connaître 'en vrai'.

- Je le regrette, moi aussi. Je le regrette pour toi, Micha, et aussi pour lui. Je sais le bonheur qu'il aurait eu à te connaître.

Il y aurait eu tant de confiance entre vous.

Ce soir-là, personne, dans le quartier, n'avait compris pourquoi Micha était rentré chez lui en chantant et en dansant.

***

Il arrivait à Maryam de retourner à la synagogue, comme avant. N'y avait-il pas là toutes ses racines ? Et pourtant elle n'ignorait rien des distances qui s'étaient creusées. Elle savait que maintenant, elle était aussi ailleurs.

Souvent, elle y croisait Hillel.

Maryam avait toujours admiré son érudition. Plus d'une fois, ses prises de parole la dépassaient, mais c'était un homme droit, et Maryam n'avait jamais renoncé à comprendre et à aimer leur histoire commune.

De son côté, Hillel était sincèrement curieux de l'itinéraire de Maryam. Ils étaient restés amis, et avaient goût à se parler, même si parfois, Hillel ne pouvait s'empêcher de s'enflammer, et de partir dans des considérations échevelées sur tel ou tel verset de la Torah.

Ou bien, car il n'était pas à une contradiction près, il arrivait qu'il traverse des périodes de noir pessimisme. "Que peut-on bien dire de Dieu ?", "Peut-on vraiment en parler comme de Quelqu'un ?".

Ou encore, il partait dans d'interminables et fumeuses considérations, à la mode chez certains de ses amis, à propos du "divin".

Et puis, quand il voyait Maryam relâcher son attention, il s'arrêtait net, s'excusait de s'être ainsi emporté, et demandait doucement ce que elle, elle pensait.

Un jour, alors qu'il la faisait parler de son fils, Maryam avait eu ces quelques mots :

- Au fond, tout ce qui est arrivé, c'est comme une histoire d'amour.

Hillel avait mollement protesté, pour la forme, disant savamment que le mot 'aimer' était bien flou, risquant de s'enliser dans un sentimentalisme plus ou moins infantile.

- Tes amis, Maryam, n'échappent pas toujours à ce risque, tu le sais.

Elle le savait. Mais ne pouvait s'empêcher de continuer :

Quand je parle d' "aimer", je veux juste dire quelque chose comme : s'émerveiller de l'autre, de ce qu'il est.

Malgré tout ce qui crie le contraire.

Malgré toutes les questions sans réponse.

Ieshoua savait si bien dire que l'amour est le seul lieu où l'humanité peut devenir semence d'éternité, que rien d'autre ne peut tenir tête à l'abîme.

Et que chaque homme, chaque femme, est un secret, disposé à l'immense.

***

Un autre jour, Hillel, toujours curieux, lui avait demandé des nouvelles de la religion naissante qui, chacun le voyait, se répandait dans tout le pays, et même au-delà.

- Franchement, avait dit Maryam, l'important est-il d'appartenir à tel ou tel groupe ? Et mon fils a-t-il vraiment voulu inaugurer une religion ou fonder un nouveau temple ?

Elle expliquait comment ça avait été plutôt l'affaire des compagnons qui, après son départ, avaient repris le flambeau. Et leur façon à eux de continuer à mettre leurs pas dans la trace qui avait si définitivement illuminé leur paysage.

- Mais, de toute manière, c'est bien une immense aventure qui avait pris son élan…

Bien plus, bien mieux, que ce qu'on appelle une religion.

Et comme Hillel ne semblait pas convaincu, Maryam avait continué :

- De tout ça, il est vrai que beaucoup pensent qu'il ne va bientôt plus rien rester.

Et il est vrai aussi que nous n'avons rien de plus, que nous ne savons rien de plus, que le commun des gens.

Et que le mystère reste le mystère.

Sauf que, ami Hillel, sur notre chemin d'humanité, nous savons maintenant que même quand la nuit nous envahit, elle reste habitée par le secret d'une Présence, veillant à sa façon sur nous, et sur l'immensité du monde.

(…à suivre)

Christian Biseau

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