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31 décembre 2009 4 31 /12 /décembre /2009 10:50
Christian Biseau Histoire de Galilée. (fin)
Christian Biseau
LPC n° 8 / 2009

Le Galiléen encourageait Ganaël à continuer sa route, à trouver ses mots pour habiller l'aventure de sa transhumance intérieure…

Il lui disait de ne pas s'étonner de se trouver seul, parce qu'il y a des choses qui sont si difficiles à dire avec des mots. Et qu'il y a d'autres façons de rejoindre nos compagnons pour leur dire silencieusement la plénitude de notre présent.

Et, d'un sourire, lui recommandait, si possible, de ne pas se prendre trop au sérieux.

***

Souvent, Ganaël s'était dit que ce qu'il vivait, c'était comme une sortie de la religion, mais au nom de la religion.

Comme s'il quittait une religion cantonnée dans le religieux, pour tenter de se mettre à l'écoute d'une parole radicale, toute neuve, toute entière tournée vers la vie.

***

Plus tard, Ganaël avait souvent revécu ces horribles journées, après Sa mort, où tout était devenu vide, où tout s'était écroulé de ce que le Galiléen avait semé.

… Naufrage des lendemains tant espérés de libération et de restauration…

C'est vrai que toutes les apparences allaient dans le même sens, et donnaient raison aux moqueurs, et à tous ceux qui s'en tenaient à la manière traditionnelle d'honorer leur dieu.

Si les choses s'étaient passées comme elles s'étaient passées, n'était-ce pas la preuve qu'il n'était pas celui qu'il prétendait être ?

Qui pourrait encore prendre au sérieux tout ce qu'il leur avait dit ?

Comment affirmer qu'il n'était pas qu'un petit prophète de Galilée comme, en ce temps-là, il y en avait d'autres ?

***

Et puis voilà que l'incroyable s'était produit…

… l'inattendue confiance qui peu à peu s'était emparée de Ses amis, et leur avait fait redresser la tête…

L'incroyable, ce n'était pas tellement d'employer le mot de "résurrection", car après tout, ça faisait partie de l'univers mental de bon nombre d'entre eux, et peut-être même que ça ne leur semblait pas une performance tellement extraordinaire.

L'incroyable, l'invraisemblable, c'était qu'il s'agisse de ce galiléen, dont tout le monde savait comment il avait fini.

Là était la découverte stupéfiante qui leur était tombée dessus, et qui avait commencé à leur ouvrir les yeux alors qu'ils avaient vraiment cru que le monde s'était définitivement vidé de toute lumière.

Alors, ils s'étaient mis à dire, tranquillement mais avec une force qu'ils ne se connaissaient pas, prêts à prendre tous les risques, que celui qui avait été misérablement condamné comme faux prophète et comme dangereux agitateur, voilà que Dieu s'était rangé de son côté, lui donnant raison, prenant son parti, cautionnant sa parole, son attitude, sa liberté. Et donnant tout leur poids à ces choses si inhabituelles et si renversantes qu'il avait osé dire de ce Dieu qu'il appelait son père.

Comme si c'était seulement maintenant qu'ils prenaient la vraie mesure de ce qu'ils avaient vu et entendu, de tout ce qu'ils avaient vécu avec lui. Maintenant seulement qu'ils le voyaient pour ce qu'il était.

Oui, sa vie avait tenu toutes ses promesses, et il était bien celui qu'on attendait.

Et ce qu'il avait éveillé autour de lui ne s'était pas éteint avec sa mort.

Malgré tout ce qu'on avait pu dire, malgré les sourires narquois des uns et les refus scandalisés des autres, c'est lui qui avait eu raison.

Raison de garder son inébranlable conviction, sa bouleversante confiance.

Raison de continuer à dire, même quand la mort venait, que le "règne" de son Père était tout proche.

Mais qu'il fallait maintenant apprendre à le regarder d'une façon tout autre que celle qui avait cours officiellement.

Ainsi donc, tout ce à quoi ils avaient été mêlés, et ce que, parfois, ils avaient confusément pressenti, voilà que tout se donnait enfin à voir dans sa vraie lumière.

Même ces sombres heures qui les avaient anéantis à l'ombre terrifiante de la croix.

Puisqu'en vérité ils savaient maintenant que Dieu habitait aussi le silence et l'abandon de cette croix.

***

"Il vous est bon que je m'en aille", leur avait-il dit.

Pourtant, il devait avoir tant de choses à dire encore. Leur esprit était si lent, bien sûr. Mais lui, il devait avoir dans la tête tant d'idées de nouvelles paraboles, parce qu'il restait tant de choses à leur suggérer, à leur dire, à leur expliquer, tant de chemins à ouvrir. Sûrement qu'il pensait à tout ce qu'il aurait voulu transmettre, à toutes ces choses qu'ils auraient bien du mal à comprendre.

Mais il était parti. Pourtant on n'en était qu'au tout début du chemin. A peine étaient-ils revenus de leurs rêves imaginaires, leurs regrets et leurs illusions, à peine l'avaient-ils reconnu à leurs côtés - il était là, mais ils avaient eu tant de mal à le voir -. Il le savait, mais il était parti. Si tôt. Sur la pointe des pieds. Alors que tout ne faisait que commencer.

Juste au moment où la voie était devenue totalement libre pour l'aventure humaine.

Drôle de façon de faire route avec nous…

***

Alors, souvent, Ganaël était allé revoir Ses amis, les écouter. Il saluait leur courage et leur enthousiasme. Et il devinait leur frustration quand ils peinaient à expliquer le bouleversement qu'ils vivaient, le tourbillon qui s'était engouffré en eux, leur peur de passer pour des fous, et l'impossibilité pour les autres d'y croire d'emblée.

Mais il se méfiait aussi de cette ardeur à convaincre qui les poussait à enjoliver, bien inutilement, tant de choses.

Et quand il entendait certains affirmer : "C'est simple, confessez sa résurrection, reconnaissez-le comme fils de Dieu, et vous serez l'un des nôtres", il avait envie de leur dire : "Votre langage est bien rude et péremptoire, mes amis…, ne m'en veuillez pas si ma quête à moi est plus souterraine et silencieuse…

… et qu'importe si ma confiance prend un autre chemin que celui que vous proclamez avec tant d'assurance !"

Il savait qu'il restait au début du chemin, et que bien d'autres l'avaient précédé.

Il se désolait de sa maladresse à comprendre et à accueillir, et bien sûr de son incapacité à éclairer la route de ses voisins.

Mais, jour après jour, de toutes ses forces, il apprenait à laisser se creuser au plus profond de lui la brèche ouverte par le destin si singulier de ce fils d'homme.

La brèche, magnifiquement pauvre, où désormais pouvait s'engouffrer l'aventure humaine.

***

En fait, c'est auprès de Sa mère que Ganaël aimait se rendre.

Elle savait si bien se taire.

Et il y avait tant de paix dans son sourire.

Elle ruminait, paisiblement, tout ce qui s'était passé.

On voyait qu'elle était de plain-pied avec le mystère.

Et quel bonheur quand elle se laissait aller à quelque confidence, ou à raconter quelque souvenir !

Et puis, disait-elle, il y a ces étranges paroles, venues du haut d'une croix,

celles qui murmurent que la détresse de la mort, faite bien sûr de terreur, de révolte, de résignation, de solitude surtout, de ce terrible et incompréhensible soupçon d'être abandonné,

… peut aussi être une détresse qui se donne, qui s'abandonne, qui se remet "entre ses mains"…

… et donc que tout, y compris le plus obscur de nous-même, peut toujours être repris, réécrit…,

et qu'un devenir inattendu peut s'ouvrir là où tout était terminé.

Alors, il osait la questionner, surtout sur ce qui s'était passé après Sa mort.

"Je sais, disait-elle, on ne peut s'empêcher de chercher des preuves irréfutables…"

Mais elle n'aimait guère s'attarder sur ce qu'elle avait vu, ou non.

Elle aimait dire qu'elle ne savait qu'une chose : que Son père était le nôtre aussi, par-delà l'ombre de la mort. Et qu'il se tenait à nos côtés. Et que ni le temps ni la mort ne pouvaient rien contre ça.

Et elle disait qu'il n'y avait rien d'autre à savoir, et qu'elle n'avait pas besoin de comprendre, ou d'imaginer, le comment des choses.

Et elle ajoutait qu'il ne fallait pas faire dire à son fils que la mort ne nous atteindrait plus. Rappelez-vous, disait-elle, il a seulement dit que nous étions aimés. Discrètement, éperdument, douloureusement bien sûr, accompagnés jusqu'à l'aboutissement de notre voyage en terre d'humanité. Attendus. Patiemment, avidement, intimement. Et qu'un chemin était ouvert du côté de la vie donnée, et de la nue confiance.

Vous voyez bien que nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

Et après un long temps de silence, elle avait dit : "Oui, il a été « relevé » ; oui, il a traversé l'inconnu de la mort. Mais quand il parle d'une vie qu'aucune mort ne pourra plus défaire, ce n'est pas comme ce que vous rêvez avec votre soif toujours renaissante d'éternelle survie, pas comme le suggère votre imaginaire…"

Et elle souriait avec indulgence des choses étonnantes que les uns et les autres ne pouvaient s'empêcher de raconter. "Laissez-les faire, disait-elle, ils ne savent pas, ils ne peuvent pas dire les choses autrement. Mais c'est ce qui les habite, au fond et au meilleur d'eux-mêmes, qui est si beau, et qui porte tant de lumière…"

… Sans aucun doute, elle aurait bien souri aussi si elle avait su tout ce que, plus tard, croyant bien faire, on raconterait sur elle…

***

Il était venu pour inaugurer une nouvelle religion ou fonder une toute nouvelle église ?

Franchement, tu peux penser que ça a été plutôt l'affaire de ceux qui avaient pris sa suite. Leur façon, avec les mots qui étaient à leur disposition, de continuer à mettre leurs pas dans la trace qui avait si définitivement illuminé leur paysage, et de rendre compte de Son absence, et du retard de ce "royaume" pourtant annoncé imminent.

Mais, de toute manière, c'est bien une immense aventure qui prenait là son élan…

De tout ça, il est vrai que beaucoup pensent qu'il ne resterait plus rien. Non, parfois, sans raideur ni certitudes…

Pourtant, rappelle-toi…

… Rappelle-toi comme les uns s'étaient détournés de lui, déçus qu'il ne prenne pas la tête de l'épopée victorieuse dont ils rêvaient. Et comme les autres lui reprochaient de tourner le dos à sa religion, de prendre des libertés avec le shabbat, d'oser relativiser la Loi, de contester le Temple, …

de prétendre qu'il y avait un autre chemin, au-delà de l'enclos religieux où ils se rassuraient…

Ils n'avaient pu supporter cette façon si familière qu'il avait de parler de son père comme de quelqu'un venu accompagner nos pas. Car alors, à quoi pourrait donc servir leur pouvoir ?

… Et ces paroles insensées, proférées avec tant d'assurance, d'autorité, de liberté, sur ce royaume qui serait là, maintenant, à notre porte, alors que pourtant, de toute évidence, rien ne semblait avoir changé du malheur du monde…

Et quelle idée de s'entêter à chercher la vérité des choses du côté des petits, de s'incliner devant les mal-fréquentables, et de rester aux côtés de tous ceux dont un jour la vie s'était déchirée !

Alors que s'il était devenu un juif libre, un homme libre, s'il était allé de l'autre côté de l'horizon pour dessiner un paysage insoupçonné, c'était parce que justement c'est là que l'avait conduit sa fidélité. Jusqu'au bout. Jusqu'à être prêt à en mourir.

Inaugurant ce chemin totalement neuf, magnifique de liberté et de tendresse.

Bien plus, bien mieux, que ce qu'on appelle une religion.

C'est pourtant vrai que tu n'as rien de plus, que tu ne sais rien de plus que tes amis incroyants, athées ou agnostiques.

Que les "consolations religieuses" ne te touchent guère.

Que personne ne saura à ta place quelle est la bonne route pour toi,

que la mort est la même pour tous. Et le long chemin de la maladie.

Et le spectacle des tourments de l'histoire des hommes et de la violence du monde.

Et l'âpreté de chaque pas tendu vers une planète où chacun aurait un peu plus, un peu mieux, sa place.

Et que le mystère reste le mystère.

Sauf que, sur ton chemin d'humanité, tu sais maintenant que même quand la nuit te brutalise, elle reste habitée par le secret d'un regard capable de s'étonner de toi, ne te quittant pas des yeux, même quand tu t'enfonces dans le brouillard,

veillant à sa façon sur toi, et tous les autres,

et sur l'immensité du monde.

Et donc quand on dit que le royaume est parmi nous, tu es invité à regarder au-delà des montagnes de lâcheté, d'indifférence et de cruauté, celles qui t'entourent, et celles qui sont en toi,

pour accueillir les traces de cette proximité, si discrète, si silencieuse,

si présente quand chacun se fait humain pour l'autre,

et donc ouvrant le passage vers la vie…

… même quand tout semble perdu…

Alors - et qu'importe si ce n'est que par moments - il pourra t'être donné de voir les choses du monde se remettre enfin à l'endroit, et tu pourras, par moments bien sûr, quitter le découragement de tes tâtonnements.

Alors aussi pourront se hasarder, délivrés de la peur, des mots bouleversants, bousculant toutes tes résistances.

Et les brumes de tous les désenchantements seront impuissantes à cacher la promesse qui a pris possession de l'horizon.

"Tout ce que je sais du ciel me vient de l'étonnement que j'éprouve devant la bonté inexplicable de telle ou telle personne, à la lumière d'une parole ou d'un geste si purs qu'il m'est soudain évident que rien du monde ne peut en être la source." (Christian Bobin)

Christian Biseau

Published by Libre pensée chrétienne - dans Récit