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3 décembre 2022 6 03 /12 /décembre /2022 09:00

 

bateau lpc La vérité du religieux
Bruno Latour

Bruno Latour (1947-2022), professeur associé au Medialab de Sciences Po, a notamment publié « Face à Gaïa ». Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique (2015), « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » (2017) et « Où suis-je ? » Leçons du confinement à l’usage des terrestres (2021).

Ce texte est la transcription d’une interview, il s’agit donc d’une expression orale. Lien vers la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=pE2cgibOw2k

Nicolas Truong : Bruno Latour, dans « Jubiler ou les tourments de la parole religieuse », vous écrivez ceci :

« Voilà ce dont il voudrait parler, voilà ce dont il ne parvient pas à parler, il a comme un bœuf sur la langue, un embarras de parole, impossible d’articuler, il ne parvient pas à partager ce qui depuis si longtemps lui tient tellement à cœur devant ses parents, ses proches. Il est obligé de dissimuler, il ne peut que bégayer, comment avouer à ses amis, ses collègues, ses neveux, ses élèves. »

Alors, lui, Bruno Latour, c’est vous. Je n’ai pas à vous demander si vous croyez ou si vous ne croyez pas, parce que je sais que ce n’est pas ainsi, ni personnellement, ni philosophiquement, que les choses se disent, mais tout simplement vous demander pourquoi il est si difficile de parler religieusement ?

Bruno Latour : Il y a un type de véridiction, de vérité religieuse, qui est très particulière parce que ce sont des propos qui ont la particularité de convertir, de transformer ceux à qui on parle.

Un prédicateur, un croyant, un chrétien, par sa parole, par ce qu’il dit, modifie l’existence de celui à qui il s’adresse. On voit que ce n’est pas ce que cherche à faire un scientifique dans son laboratoire, c’est pas ce que fait une femme politique dans ses élections, c’est pas ce que fait un jury. C’est un truc, c’est encore une fois un mode de véridiction complètement particulier qui a sa propre tonalité, qui a ses propres conditions de féliciter, c’est-à-dire que ça peut rater, et ça rate très souvent. Il suffit d’aller dans un prêche. J’ai enterré ma pauvre sœur il y a quelques jours, et le prêche était catastrophique ; ces prêches d’enterrement qui sont absolument sinistres, c’était un raté complet de l’acte d’élocution, qui n’a converti absolument personne dans l’église. Donc ça rate souvent.

Ce qui est très intéressant pour tous ces modes de véridictions différents, c’est qu’ils peuvent rater, ils réussissent rarement. Les faits scientifiques c’est rarement trouvé, et de même l’énonciation religieuse, elle est rare. Mais il se trouve aussi que cette forme très curieuse de parole, qui modifie celui à qui on parle est associée avec l’idée de vérité absolue, en quelque sorte. Et le grand égyptologue Jan Assmann, que j’aime beaucoup, qui a écrit des tas de livres très intéressants sur la question, introduit cette idée tout à fait passionnante, que ce que nous appelons religion dans notre culture à nous, d’occidentaux, c’est en fait une religion qui introduit la « vérité » dans les questions religieuses. Or jusqu’ici, une religion n’avait pas à être vraie. Elle était la religion des Grecs, elle était la religion même d’Athènes, mais pas de Sparte. C’étaient des religions qui étaient des formes civiques, mais pas que civiques et qui n’exigeaient pas qu’on croie que c’est la religion vraie. Et qu’est-ce-que vraie, c’est là où les modes d’existences sont très importants, il y a vrai au sens de la véridiction : je transforme par ce que je dis la personne à qui je m’adresse, c’est ce mode de vérité de la conversion qui se transporte de millénaire en millénaire à travers les actes de charités disons, des actes qui définissent, disons, ce qu’on peut appeler la foi et puis il y a la vérité qui risque de basculer sur les autres formes de vérités et dire « notre dieu est le vrai dieu ». C’est ce qui se passe, d’après Assmann avec le judéo christianisme. Nouveauté complète, aucun grec n’aurait dit Apollon c’est le vrai dieu ou Zeus c’est le vrai dieu. S’introduit dans le monde, on peut dire, cette idée stupéfiante que peut être associé à la notion de dieu la notion de vrai dieu. Et du coup « vrai » a commencé à manger ou à mordre sur les autres formes de vérités, où le religieux se met à envahir les autres modes et dire « je ne suis pas seulement vrai dans mon mode, je suis aussi vrai en morale, je suis aussi vrai en science, bizarrement, je suis aussi vrai en droit ». Mais la catastrophe, le moment d’incompréhension du religieux, qui justifie, qui explique les deux phrases par lesquelles vous avez commencé, c’est avec le politique. C’est-à-dire cette idée que du moment que la religion est vraie, dans son propre mode, elle est aussi vraie et a vocation hégémonique, à s’occuper du politique. Et donc ce que Spinoza, notre grand maître à tous, introduit à une autre époque, dans un traité extraordinaire qu’il appelle justement traité, le mot est un peu étrange, théologico-politique, doit essayer de démêler à son époque cette question essentielle : « Est-ce qu’on peut sauver le politique avec son propre mode de vérité du religieux avec son propre mode de vérité ? » Cette question qui se pose au XVIIe siècle, je signale, se pose aussi aujourd’hui. Parce que nous avons aussi quelques problèmes de théologico-politique. Pas simplement avec la religion chrétienne, mais avec les autres religions aussi. Donc ça m’a beaucoup passionné d’extraire le type de véridiction propre au mode religieux pour pouvoir dénouer ce lien avec la vérité au sens politique cette fois ci. C’est-à-dire que ce qui va se passer, et ça se passe en plusieurs étapes, au moment évidemment de Constantin, ça se passe au moment où la religion chrétienne devient une institution, ça se repasse au 12e siècle avec l’invention de ce que l’on appelle le césaropapisme, c’est-à-dire l’idée que la religion chrétienne a maintenant la gestion générale d’une administration, d’une civilisation, qu’elle va s’occuper de tout, de la morale intérieure des cœurs aussi bien que de la politique, etc. Ça va recommencer évidemment plus tard et on va perdre à la fois la justesse du mode politique et la justesse du mode religieux. Donc il y a une question théologico-politique, le terme parait très bizarre mais il est très important, qui va se poser tout au cours de l’histoire, et ce que j’essaie dans ce livre et dans des tas d’autres opérations, c’est de sauver l’originalité de la vérité propre au religieux pour ne pas être confondu ni avec la croyance, ni avec le fait que c’est un moyen d’ordonner le monde, de s’occuper de morale, de s’occuper de politique.

Nicolas Truong : Et pourtant, on a l’impression à vous lire, à vous suivre que le théologique peut non pas venir au secours du politique, mais peut essayer de prendre en charge, en fait, la question écologique, voire climatique puisqu’il y a une lettre encyclique du pape qui date de 2015 qui s’appelle « Laudato Si ». Un texte qui articule le cri de la terre et le cri des pauvres.

Est-ce qu’il n’y a pas une sorte, non pas de contradiction, mais de paradoxe qui ferait que finalement le théologique, aujourd’hui, à travers notamment cette encyclique, peut prendre en charge ou aider à sortir de cette énigme de l’impuissance face à la crise climatique et en même temps, ce que vous dites avec Jan Assmann, c’est-à-dire ce monothéisme qui a peut-être commis la faute des modernes, d’une certaine manière, c’est-à-dire de vouloir, là encore, à la fois séparer nature et culture et prouver, montrer l’hégémonie de son mode d’existence.

Bruno Latour : Ce qui se passe avec le moment écologique, en tout cas, c’est que ça rouvre un espace ou une obligation d’interprétation pour des théologiens coincés depuis trois siècles dans cette affaire de spirituel, disons. Au moment où la science commence à prendre son hégémonie à elle, elle déplace, en fait, l’hégémonie religieuse et les malheureux religieux n’ont plus qu’à parler du surnaturel. C’est encore extraordinairement compliqué d’aller voir des évêques et des prêtres et leur expliquer que l’écologie ouvre une énorme chance de retrouver des questions absolument classiques chez les pères de l’église d’autrefois, c’est-à-dire, ça s’appelle l’incarnation. C’est-à-dire que justement, c’est du monde dont il s’agit et pas du ciel. Et que c’est une tradition de l’Eglise elle-même, mais qui a été abandonnée, donc ce n’est pas que l’écologie va devenir la nouvelle idéologie religieuse, c’est qu’elle ouvre une possibilité. On va pouvoir saisir dans l’écologie quelque chose de tout à fait nouveau qui est cet extraordinaire fusion impossible à imaginer dans un monde laïc : le cri des pauvres et le cri de Gaïa. C’est tout-à-fait extraordinaire, vous avez eu raison de citer cette phrase qu’évidemment ça n’a aucun sens du point de vue de la cosmologie des modernes, la terre ne crie pas et les pauvres, ils crient et on ne les entend pas trop et ce ne sont pas les pauvres, c’est des socialement défavorisés, ce n’est pas « pauvre » au sens de la théologie. Donc il s’ouvre avec l’écologie, qui est justement cet état de réorientation générale sur les valeurs, une opportunité, je dirais. C’est ce que je dis aux théologiens qui ne sont pas toujours d’accord, et que vous avez une chance formidable. Regardez, ça fait quand même un siècle et demi maintenant que vous vous posez la question : « Est-ce qu’il faut moderniser l’église ? » et la modernité se termine devant vous. Donc vous n’avez plus à vous poser la question de savoir si vous vous modernisez, ce n’est plus le problème. Et donc, il y a un accord entre nous tous, pas forcément du tout chrétien, qui assistons à la fin de la modernité et qui essayons de comprendre comment on peut retrouver les valeurs du politique. Et vous qui avez la chance de voir, si j’ose dire, la fin de la modernité contre laquelle vous vous êtes battus, ou vous n’avez pas compris comment vous situer, et donc vous pouvez maintenant ouvrir un champ de réflexion. Et ainsi retrouver votre propre tradition. C’est un dieu qui s’est fait homme, il est dans la terre, il est dans la création, il participe à cette création, il est co-témoin et dans le même flux que cette création. Enfin il y a des tas d’inventions théologiques à faire qui font qu’on va peut-être cesser de nous parler de la vierge marie et de tas de choses qui sont finalement plutôt des écrans successifs qui ont été accumulés, tous toujours inventés pour de bonnes raisons, mais ces raisons elles datent de plusieurs siècles. Et ce que fait le pape magnifiquement c’est inventer un nouveau mythe. Beaucoup de gens, beaucoup de prêtres, de cardinaux sont furieux de cette invention stupéfiante « ma sœur la terre ». Qu’est ce que fait un prêtre, un pape à expliquer qu’il est ma sœur la terre, c’est un truc très bizarre, mais maintenant l’occasion est ouverte et c’est ça cette version très étendue de l’écologie, c’est une occasion de reciviliser en fait. On s’était civilisé avec la modernité, mal puisqu’on arrive à cette impasse, et on peut se reciviliser avec la question écologique.

Bruno Latour

Published by Libre pensée chrétienne