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1 avril 2010 4 01 /04 /avril /2010 13:53
Alain Dupuis La Cène : ni trop, ni trop peu.(1)
D'après un texte de André Gounelle (2) ainsi intitulé
présenté et commenté par Alain Dupuis
LPC n° 9 / 2010

Parmi les questions de fond qui sont de plus en plus sujettes à débats dans le monde chrétien, il en est une centrale, autour de laquelle semble cristalliser toutes ses querelles internes, c'est le sens et la place du "repas du Seigneur" dans la vie de la communauté des disciples de Jésus.

Le professeur André Gounelle nous a autorisé à reproduire dans les pages de la revue tout ou parties d'un texte qu'il vient de publier sur la place, la signification et la fréquence de la célébration de la Cène, dans les diverses traditions chrétiennes issues de la Réforme depuis le 16ème siècle. Nous tenterons, dans un premier temps, en recourant à de nombreuses citations de l'auteur, de souligner l'intérêt de ce rapide survol historique du destin de ce "sacrement" dans le monde de la Réforme. Dans ce contexte, la libération des opinions (même si parfois très encadrée) permit, il y a déjà longtemps, que soient ouvertement posées toutes les questions… qui se posent encore aujourd'hui à tous, avec acuité. Puis, par choix concerté de la rédaction, nous reproduirons in-extenso la conclusion d'André Gounelle qui, loin de fermer le débat, nous semble lui redonner toute son actualité, bien au-delà des seules Églises de tradition réformée.

1 . Signification de la Cène

Ici, l'auteur expose les trois grands courants de pensée et de pratique qui se sont peu à peu mis en place dans le protestantisme, concernant la Cène.

Il analyse d'une part la thèse luthérienne, puis la thèse dite radicale, et enfin, la thèse réformée, qui, clairement, par son équilibre, recueille sa faveur.

- A propos de la thèse luthérienne, il écrit (c'est nous qui soulignons) : A l'une des extrémités de l'éventail, du côté de ceux qui accordent une importance capitale, fondamentale au sacrement, se situe le Réformateur Martin Luther. Très marqué par le catholicisme dont il se détache difficilement, imprégné de la pratique sacramentelle qu'il a connue au couvent, et qui faisait de la communion un moment majeur de la vie chrétienne, Luther tend à donner à la Cène une fonction et une valeur essentielles.

Il montre ensuite que la doctrine luthérienne qui affirme que le pain et le vin, tout en restant ce qu'ils sont, deviennent corps et sang du Christ, confère à ces deux éléments une valeur surnaturelle, comme pour le catholicisme traditionnel.

André Gounelle précise par ailleurs la position luthérienne concernant la conception des "sacrements" en général : Luther attribue un rôle décisif aux sacrements. Il affirme qu'ils apportent le salut, qu'ils transmettent la grâce (…). Le Réformateur écrit :

"Dieu a commandé que nous nous fassions baptiser, ou nous ne serons pas sauvés. Nous prenons la Cène afin d'y obtenir la rémission de nos péchés."

Ainsi, selon l'auteur, pour Luther, les sacrements ne sont pas seulement des signes (à l'image d'une lampe témoin qui indique que le courant électrique passe, ce qui est la position réformée). Ils sont les instruments dont Dieu se sert pour nous atteindre (…). L'eau du baptême, le pain et le vin de la cène communiquent sa grâce.

Ce qui n'empêche pas la doctrine et la pratique luthériennes de la Cène de se distinguer sérieusement de la "spiritualité dominante de son époque" en niant à la célébration de la Cène toute portée sacrificielle et, surtout, en mettant la Parole au cœur de la célébration.

- Puis l'auteur aborde ce qu'il appelle la thèse radicale.

Autant quand il s'agissait de Luther, André Gounelle faisait remarquer, à bon escient, l' "imprégnation" catholique (on pourrait ajouter médiévale) qui explique les positions du Réformateur, autant on peut regretter que, concernant la thèse radicale, il ne cherche pas davantage à situer ses exemples dans le contexte anglo-saxon des 17ème et 19ème siècles, ou le monde sécularisé qui est le nôtre.

Ce courant professe l'abstention de toute célébration sacramentelle, Cène comprise.

En premier lieu, il cite l'exemple des quakers, qui, dès le 17ème siècle, abolissent la célébration du baptême comme de la Cène. Selon l'auteur, les quakers reprochent à ces sacrements de favoriser une religion conformiste et formaliste qui se fonde et se centre sur des rites et des liturgies et non sur la foi du cœur et la sanctification de la vie. Ils considèrent aussi que les querelles et les persécutions autour de ces sacrements les ont complètement disqualifiés. Barclay, le principal théologien quaker, admet que ces rituels de substitution auraient eu leur utilité pour aider les premiers chrétiens à se démarquer de leurs rites juifs ou païens d'origine. Ils se seraient ensuite maintenus parce que l'Eglise a manqué à sa mission ; elle n'a pas su mettre en place une authentique spiritualité.

Toujours selon cette thèse radicale, version quakers, les sacrements ont dégénéré en superstition et, au lieu d'aider la vie chrétienne, l'alourdissent, la compliquent et l'entravent.

En second lieu, l'auteur évoque l'exemple de la mouvance piétiste et, en particulier, de l'Armée du Salut. Il cite Catherine Booth, co-fondatrice, avec son mari, au 19ème siècle, de l'Armée du Salut :

"La vie spirituelle est menacée dans son existence par la tendance invétérée du cœur humain qui le pousse à se reposer sur des formes extérieures plutôt qu'à rechercher la grâce intérieure. Pour qui connaît quelque peu l'histoire de l'Eglise, il est clair que la valeur exagérée accordée aux cérémonies a freiné l'extension du christianisme. Combien de fois la marche triomphale de ses puissants champions s'est arrêtée pendant que, désertant la bataille avec les forces du mal, ils se querellaient entre frères à propos de formes futiles."

Entrave à la vie intérieure, les rituels, à cause des incessantes disputes qu'ils provoquent, détourneraient donc les chrétiens de leur mission dans le monde (…) qui consiste à annoncer l'évangile et à secourir les malheureux.

Puis, troisième exemple, André Gounelle évoque un courant très contemporain qui se manifeste parfois dans les assemblées synodales de l'Eglise Réformée, représentant des chrétiens qui plaident pour un engagement pratique concret et qui voient dans les sacrements une affaire de sacristie. Pour eux, les discussions et préoccupations concernant les sacrements relèvent d'une conception étroite… voire obscurantiste de la vie chrétienne. Elles servent d'alibi à une fuite devant les véritables enjeux de notre époque.

Ensuite de quoi, André Gounelle expose, assez longuement, la thèse réformée.

La présentant comme une voie moyenne qui, selon lui, reprend des éléments et récuse les excès de l'une comme de l'autre thèse exposée auparavant, il la résume dans ces termes :

    • Les sacrements n'apportent pas la grâce, ni ne confèrent le salut.
    • Le croyant est sauvé par le Christ et non par une cérémonie quelle qu'elle soit.
    • Le sacrement se contente de signaler une présence qui existe antérieurement à lui, et de renvoyer à une grâce qui agit indépendamment de lui.
    • Parce que nous sommes des êtres de chair et de sang, nous éprouvons de la peine à percevoir des réalités purement spirituelles ; nous avons besoin qu'elles soient dites, exprimées, concrétisées ; les sacrements servent à cela.
    • (…) les réformés classiques reconnaissent à la Cène une fonction ecclésiale. Elle fait voir la communauté ecclésiale (…). L'action de l'Esprit reste secrète, cachée, (…) d'où l'utilité de la Cène. Elle permet d'extérioriser ce qu'on vit intérieurement. (…) La Cène fait apparaître… aux yeux de tous, de ceux qui en font partie, comme de ceux qui lui sont extérieurs, l'Église à laquelle on appartient invisiblement par la foi.

2 . La célébration de la Cène

Dans ce paragraphe, toujours dans le registre du "Ni trop, ni trop peu" du titre, l'auteur s'étend très longuement, cette fois-ci, sur le "contenu" et la fréquence de la célébration de la Cène.

- Le contenu : l'enjeu ici est la place relative accordée à la prédication dans le déroulement de la cérémonie.

En premier lieu, l'auteur évoque une position qui serait celle du "catholicisme classique", dans lequel la célébration eucharistique est le cœur, le sommet, le point culminant du culte que l'Église rend à Dieu. (…) Ce qu'on nomme la liturgie de la Parole a pour fonction principale de la préparer (…). A la limite… on peut se passer de l'homélie, voire d'une lecture de la Bible, l'eucharistie se suffit. (…) et là où l'eucharistie n'a pas lieu, on a un office secondaire, qui a une portée et une valeur moindres, qui est d'un ordre et d'un niveau inférieurs.

En second lieu, il évoque un courant de spiritualité et une théologie de type luthérien qui accorde une valeur égale à la prédication et au sacrement. Selon ce courant, il convient de conjuguer et d'associer systématiquement prédication et sacrement.

Enfin, il s'attarde longuement sur la position de ceux qu'il appelle "les Réformés classiques". Position qui se refuse à accorder une place centrale aux sacrements dans le culte.

Pour ce courant, au cœur de toute célébration évangélique, il faut mettre la lecture, l'étude et la méditation des Écritures. Il insiste très fortement sur la priorité de la prédication. Ces mêmes "Réformés classiques" jugent complet un culte sans célébration de la Cène. Par contre, on refuse catégoriquement de célébrer une Cène si une prédication ne la précède pas, ce qui serait tomber dans la superstition.

Il conclut que le culte réformé s'organise autour d'un seul centre : l'annonce de la Parole de Dieu, l'explication de la Bible, la proclamation du message évangélique. Tout le reste (…) en est l'auxiliaire.

- La fréquence :

L'auteur rappelle que dans l'Église (latine, note d'A. D.) encore indivise de la fin du Moyen Age, (…) l'eucharistie est célébrée chaque dimanche (…) mais les fidèles communient rarement (…). Il en résulte que l'eucharistie devient un spectacle auquel on assiste sans y participer. (…) (Les réformateurs) ont voulu une Cène moins fréquente, et plus fréquentée.

A Genève, où le culte (sans Cène) était célébré tous les jours, Calvin aurait souhaité une célébration de la Cène hebdomadaire. Mais il n'a pas été suivi et les Églises réformées en général… s'en sont tenues à quatre célébrations annuelles (de la Cène).

Puis, après un exposé assez développé des raisons de cette résistance durable, dans le protestantisme, à augmenter la fréquence de ces célébrations dans lequel nous risquerions un peu de nous égarer, André Gounelle, en guise de conclusion, amorce une réflexion très actuelle sur la place et le sens de la célébration de la Cène dans la pratique de l'Église en général, en regard avec le Nouveau Testament. Nous en reproduisons l'intégral :

Conclusion :

Au moment du Concile Vatican II, Karl Barth (3) écrivait au Père Yves Congar : "Comment pouvez-vous accorder une telle importance à l'eucharistie, alors que dans le Nouveau Testament elle occupe si peu de place ?" Deux remarques montrent la pertinence de cette question de Barth, qui, au premier abord, peut étonner.

  • Si on compare les divers récits du jeudi saint que l'on trouve dans le Nouveau Testament (il y en a quatre), l'ordre de répétition "faites ceci en mémoire de moi" qui institue le rite, n'est rapporté ou raconté ni par Matthieu, ni par Marc, ni par les manuscrits les plus anciens de Luc, et encore moins par Jean qui ne dit pas un mot d'un partage et d'une distribution de pain et de vin au cours du dernier repas de Jésus avec ses disciples avant la crucifixion (à la place, il relate le lavement des pieds). Seul Paul, dans la première épître aux Corinthiens, insiste sur cet ordre. Ce constat amène à douter de l'historicité de cet ordre de répétition attribué à Jésus. En tout cas, il indique qu'une partie des écrivains canoniques et de l'Église primitive n'a pas considéré comme très importante la célébration de la Cène. Ils n'ont pas jugé qu'elle faisait nécessairement partie du message qu'ils avaient à transmettre. Ce silence ne doit pas nous détourner de partager le pain et le vin ; il ne disqualifie pas ni n'autorise à écarter le récit de Paul. Par contre, il devrait nous empêcher d'accorder une valeur excessive à la Cène ; il fonctionne un peu comme un garde-fou contre une hypertrophie sacramentelle.
  • L'un des problèmes que rencontre l'interprétation du Nouveau Testament dans ce domaine tient à la difficulté de distinguer la Cène des repas communautaires, d'abord du groupe des disciples, ensuite de l'Église primitive. Peut-être d'ailleurs, à l'origine se confondaient-ils… ; ce qu'écrit Paul aux Corinthiens le suggère. Quoi qu'il en soit, ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. Nos Cènes et nos eucharisties sont des rites, des liturgies, qui n'évoquent que de manière fugitive et lointaine tout ce qui se passe et s'échange autour d'une table amicale ou familiale. Certainement nos Églises seraient plus proches des pratiques des premiers chrétiens en organisant un repas paroissial après chaque culte plutôt qu'une Cène dominicale. Chaque fois qu'on mentionne dans le Nouveau Testament un repas avec bénédiction et fraction de pain, ce qui correspond d'ailleurs aux coutumes de la piété juive, il ne s'agit pas forcément d'une Cène telle que nous l'entendons, d'un moment cultuel spécial, d'un sacrement.
    Il me semble donc que le Nouveau Testament conforte cette volonté de n'en faire ni trop, ni trop peu. L'être humain a besoin de rites, de cérémonies. On ne doit pas l'en priver, mais toujours lui rappeler leur caractère secondaire, accessoire, et ne pas faire d'un moyen pédagogique un acte magique. Je ne cache pas combien me mettent mal à l'aise certains propos que j'entends parfois dans les textes introductifs à la Cène. Quand on me dit que le pain et le vin deviennent ou portent le corps du Christ, quand on m'affirme qu'ils répètent le sacrifice du Christ, il m'arrive de m'en abstenir, par protestation, et je ne suis pas le seul. Par contre, quand on en parle comme d'un signe qui me rappelle la présence et l'action du Christ dans ma vie, qui évoque ce qu'il a fait autrefois, ce qu'il continue de faire aujourd'hui et ce qu'il fera demain, alors je la prends avec joie et avec profit, car elle prend alors son juste sens, et qu'on a su n'en faire ni trop ni trop peu.
 

André Gounelle

(1) Le titre et les sous-titres sont ceux de l'auteur.
Tous les propos qui sont de la plume même de l'auteur sont en italique. Les caractères gras dans ces propos sont le fait du présentateur. (retour)
(2) André Gounelle, protestant d'origine cévenole, occupa divers postes d'aumônerie et pastoraux, avant d'être nommé professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier, jusqu'à sa retraite. Parmi ses nombreux ouvrages, on recommande la lecture de son " Parler du Christ", paru chez Van Dieren (Paris) en 2003. (retour)
(3) Karl Barth : théologien protestant (1886 – 1968), incontournable dans l'histoire de la théologie chrétienne du 20ème siècle. Il fut observateur au Concile Vatican II.
Yves Congar : théologien catholique français, dominicain, dont l'œuvre courageuse, rigoureuse et novatrice, touchant en particulier l'Ecclésiologie, marqua profondément l'avant-concile et le concile Vatican II où il fut expert. Très malade et très éprouvé par des persécutions vaticanes, il fut finalement réhabilité et fait cardinal peu avant sa mort. (retour)

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