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19 janvier 2019 6 19 /01 /janvier /2019 09:00
Jacques Musset Eloge de la prise de risque en christianisme - 7
Jacques Musset

7° La prise de risque des chrétiens de base dans la crise actuelle de l'Eglise romaine

Souvent les chrétiens catholiques de base se sentent impuissants face au visage institutionnel que leur donne leur Eglise, repliée sur ses dogmes, ses langages figés, sa morale et son organisation hiérarchique qui détient le pouvoir absolu. Ils ont le sentiment de se heurter à du béton. Un certain nombre s'en sont retirés sur la pointe des pieds sans abandonner pour autant de porter intérêt à Jésus, et le mouvement se poursuit. D'autres continuent à travailler de l'intérieur à sa rénovation sans se faire trop d'illusion sur sa mutation nécessaire. D'autres encore sans lien avec l'Eglise hiérarchique ou en conservant avec elle des liens ténus s'efforcent au nom de leur passion pour l'Evangile de l'actualiser dans leur vie personnelle et dans leur existence sociale. Ils estiment qu'ils sont autant l'Eglise que le pape, les évêques et les prêtres ainsi que les fidèles – de moins en moins nombreux, il est vrai -, qui les suivent sans se questionner.

Comment s'y prennent-ils ces chrétiens de base pour demeurer disciples de Jésus sans se complexer ni se culpabiliser de prendre des chemins de traverse ? Quand les échafaudages ( le système catholique) sur lesquels ils s'appuyaient auparavant se révèlent déficients par rapport à leurs attentes, il leur faut se prendre en charge, persuadés qu'au coeur de leur Tradition, encombrée de tas de revêtements inutiles et insignifiants, empilés au cours des siècles, il s'agit de rejoindre la Source qu'est Jésus de Nazareth pour s'en nourrir et en vivre.

1° Travailler les textes évangéliques

Les uns se mettent seul ou à plusieurs à travailler les textes évangéliques pour retrouver la figure historique du nazaréen qui a été occultée par des qualificatifs glorieux et divins qui lui ont été données dès les premiers siècles par la doctrine officielle : Fils unique de Dieu né du Père avant tous les siècles, seconde personne de la Sainte Trinité, sauveur et rédempteur de l'humanité pécheresse, souverain prêtre, etc.. Mais les évangiles eux-mêmes doivent être décodés car ils ne sont pas des reportages en direct sur Jésus, mais les expressions diverses de la foi des premiers chrétiens sur Jésus exprimées dans des langages et des formes littéraires dont le sens n'a rien d'évident pour les hommes et femmes modernes. La preuve, c'est que des pans entiers des évangiles, lus d'une manière littérale, peuvent à bon droit les intriguer spontanément voire leur paraître invraisemblables ( les récits de l'enfance de Jésus, les récits de miracles, ceux des apparitions de Jésus ressuscité qui défient les lois de la nature...). Des ouvrages sérieux, vulgarisant les travaux de l'exégèse ( étude des textes) depuis plus de deux siècles ne manquent pas. Ils permettent de s'approprier pas à pas le Jésus historique à travers les professions de fois évangéliques des premières communautés chrétiennes. Ils donnent des clés indispensables pour percevoir à travers ces relectures croyantes de l'événement Jésus non pas une biographie du nazaréen ( c'est impossible) mais ce qui a été sa vie, son enseignement et sa pratique libératrice, les enjeux sur lesquels il a engagé courageusement son existence au nom de son Dieu, les conflits qu'il a suscités et qui ont entraîné son élimination(1).

Le visage du galiléen qui affleure alors est celui d'un homme libre, soucieux d'authenticité, refusant modes et compromissions, profondément intériorisé, habité par la parole vive et tranchée des prophètes, défendant bec et ongles l'honneur de son Dieu sali par le légalisme et le ritualisme, l'hypocrisie et le mensonge, la peur et l'égoïsme, autant de sources d'oppression, de mépris, de rejet vis à vis d'hommes et de femmes marginalisés à cause de leur conduite, de leur maladie, de leur pauvreté, de leur métier, de leur statut social et religieux... Ce Jésus-là a de quoi inspirer et dynamiser aujourd'hui celles et ceux qui sont lassés des propos convenus, pieux et aseptisés.

2° Travailler sur l'histoire du christianisme

D'autres également seuls ou en groupe, conscients de l'immense fossé entre ce que fut Jésus et ce qu'on a fait de lui depuis 20 siècles, veulent comprendre comment on en est arrivé là. Ils se livrent à un travail historique leur permettant de prendre conscience de la relativité de la doctrine et de l'organisation catholique actuelle qui prétendent exprimer la Vérité sur Jésus et sur son Dieu. Cette doctrine et cette organisation sont en effet le fruit de maintes élaborations qui ont commencé dès la disparition de Jésus et qui se sont poursuivies au cours des siècles, chacune essayant dans son contexte culturel de donner sens à l'événement Jésus.

En voici une très rapide évocation. Dès le départ, les premiers chrétiens ont présenté Jésus en fonction de leur culture religieuse juive, de leurs attentes spirituelle, de leurs problèmes communautaires. Cela a donné les textes du Nouveau Testament, dont les évangiles. On n'y atteint pas Jésus en direct mais un Jésus toujours situé, celui de la foi de disciples. Il y a autant de visages de Jésus qu'il y a de textes. Chaque évangile est une interprétation originale de Jésus. A partir de là, le christianisme s'établissant dans des régions de culture grecque, les chrétiens de ces contrées ont interprété les textes du Nouveau Testament à travers le prisme de leurs représentations (l'homme est une âme et un corps) et à travers leurs concepts (par ex. ceux de personne, de nature et de substance qui n'ont pas le sens que nous prêtons aujourd'hui à ces mots). Il en est résulté des dogmes définis lors des premiers conciles aux IVème et Vème siècles, considérés comme Vérité divine et s'imposant à tous les chrétiens, y compris par la force. De là datent les affirmations grandioses sur l'identité de Jésus, Dieu et homme, sur Dieu Trinité, sur le Saint Esprit, 3ème personne de la Sainte Trinité. Ce socle dogmatique étant posé, malgré bien des dissensions entre évêques, les siècles suivants jusqu'à nos jours l'ont répété et développé(2). On en a déduit de nombreuses considérations sur L'Eglise, les sacrements, les ministères en en attribuant indûment la paternité à Jésus et en les référant à une volonté divine. Ainsi, les ministères actuels que sont l'épiscopat, le sacerdoce ont été mis en place dans les premiers siècles. Les sept sacrements sont apparus au XIIIème siècle.L'infaillibilité du pape a été définie au XIXème siècle. On peut multiplier les exemples en lisant le Catéchisme de l'Eglise Catholique promulgué par Jean-Paul II en 1992. La doctrine qui y est présentée et déclarée normative est le résultat de ces élaborations successives qui se sont ajoutées et surajoutées les unes aux autres et qui ont été sacralisées alors qu'elles n'étaient que des expressions relatives de l'événement Jésus dans un contexte particulier qui n'est plus le nôtre(3).

3° Qui est Jésus de Nazareth ?

De ce travail découle la nécessité de revenir à la source du christianisme qu'est Jésus de Nazareth, dont le mouvement de l'existence est si éloigné de la doctrine catholique actuelle. C'est un nouveau chantier qui s'ouvre. Qui était Jésus de Nazareth, quels furent ses engagements, sur quoi a t-il misé sa vie, à quel Dieu se référait-il ? Résumons ses convictions et sa pratique qui se situent dans la ligne des prophètes qu'il a affinée, approfondie, universalisée. Pour lui, le vrai culte rendu à Dieu ce n'est pas le simple respect scrupuleux des prescriptions légales ni l'accomplissement des rites formels, c'est d'abord la relation juste avec autrui, notamment celui qui est marginalisé, oublié, rejeté, laissé pour compte, c'est la recherche d'authenticité dans ses propres intentions et actions, c'est le souci de cohérence entre son dire et son faire. Prière, recueillement et rite sont au service de cette manière de vivre(4). Ainsi le Dieu de Jésus n'est pas un Dieu religieux, son lieu est avant tout « le plus humain de l'homme », selon la belle expression de Maurice Bellet. En proclamant quelque temps après la mort de Jésus que Dieu l'avait ressuscité, ses apôtres affirmaient que leur maître loin d'être le fossoyeur de la religion était le témoin exemplaire du Dieu invisible et innommable et que son témoignage était chemin de la vraie vie pour quiconque s'en inspirerait.

4° Comment actualiser l'esprit de Jésus aujourd'hui ?

Mais la question rebondit : s'il faut revenir à la Source qu'est Jésus, comment actualiser son enseignement et sa pratique dans notre contexte actuel de sorte que cette actualisation soit crédible pour nos contemporains en recherche de sens ? C'est encore l'enjeu d'une réflexion de fond. Il ne s'agit pas en effet de reproduire tel quel ce qu'a vécu Jésus. Les disciples de Jésus ne vivent pas dans le même monde ni dans la même culture ni avec les mêmes représentations que lui. Il s'agit pour eux de s'inspirer de l'esprit qui l'animait en profondeur et de le traduire, personnellement et socialement, d'une manière créative et inédite dans le monde qui est le leur, en paroles et en actes, y compris dans leur manière de célébrer. Cette démarche exigeante qui ne se contente pas de répéter mais d'inventer est une prise de risque dont ils ne peuvent pas se dédouaner sans se trahir. C'est la responsabilité des disciples de Jésus et de chacun d'eux là où il vit, même s'ils doivent se souvenir que Jésus n'appartient à personne. Hors communauté chrétienne, des hommes et des femmes de toutes croyances ou sans croyances religieuses s'inspirent et s'inspireront toujours, consciemment ou non, des valeurs qu'ils a promues et qui correspondent aux valeurs humaines les plus fondamentales. Celles de notre monde occidental sécularisé ne sont-elles pas pour une part d'origine judéo-chrétienne ?(5)

5° Comment parler du Dieu de Jésus aujourd'hui ?

Une autre interrogation surgit encore dans la tête et la conscience de ceux qui se réclament de Jésus. Comment parler aujourd'hui du Dieu dont il se réclamait ? Dieu est un mot usé, qu'on a mis à toutes les sauces, récupéré en tous sens, et dont les définitions du catéchisme que bien des gens ont encore en tête jouent un rôle de repoussoir. Pour Jésus, son Dieu était la Source intime de ses exigences intérieures qu'il traduisait en engagements pour la cause de l'homme. Pas plus que Jésus, ses disciples d'aujourd'hui comme d'hier n'ont accès directement à ce Dieu qui nous inspire au plus intime de nous-mêmes sans nous déresponsabiliser. Comment témoigner de Lui en notre temps(6) ? C'est une question fondamentale que les disciples de Jésus en recherche ne peuvent éviter. La réponse, n'est-ce pas de s'impliquer à sa manière dans la promotion de l'humain le plus humain en soi-même et au bénéfice des autres dans le cadre de son existence quotidienne ? A travers l'expérience du don, du dépassement de son ego, du refus des préjugés, de l'ouverture de soi aux autres, qui se traduisent par des choix et des engagements positifs, n'est-ce pas là le lieu où il est possible de reconnaître en soi une mystérieuse Présence inspirante ? Cette reconnaissance ne s'impose à personne. Elle est de l'ordre de la foi . En tout cas elle n'est jamais détachable pour les chrétiens d'une expérience d'humanité vécue dans l'authenticité. Cette expérience leur est commune avec tous les humains qui s'efforcent de vivre en vérité. Là se joue pour tous, croyants ou non, la valeur de leur propre existence.

6° Conclusion.

Telles sont aujourd'hui pour ceux qui se prétendent disciples de Jésus quelques exigences nées de leurs questionnements d'hommes et de femmes modernes en vue de s'approprier personnellement le souvenir vivant de Jésus et de le traduire dans leur propre existence en toutes ses dimensions. Ces exigences sont interdépendantes et se renvoient l'une à l'autre nécessairement. Dans la pratique, les parcours peuvent être différents, mais chemin faisant ils renvoient aux interrogations fondamentales. L'enjeu en tout cela est de devenir des chrétiens libres et responsables, capables de rendre compte de leur foi d'une manière crédible et d'abord à leurs propre yeux, le reste étant donné par surcroît. Vue utopique ? Non, ces démarches sont déjà vécues avec ou sans pignon sur rue. Par ailleurs ceux qui y sont engagés n'ont pas la prétention de vivre l'aventure évangélique dans sa pureté et son intégralité ( c'est de toute façon irréalisable) ; ils font leur la phrase du poète René Char : « L'impossible nous ne t'atteignons pas, mais il nous sert de lanterne ».

Jacques Musset

(1) Jésus de Nazareth, Jacques Schlosser, Noésis, 1999 ; Sauver la Bible du fondamentalisme, John Shelby Spong, Karthala, 2016 ; La résurrection, mythe ou réalité ? John Shelby Spong, 2016 (retour)
(2) Sommes-nous sortis de la crise du modernisme ? Enquête sur le XXème siècle catholique et l'après-concile Vatican II, Jacques Musset, Kathala, 2016 (retour)
(3) L'Eglise, Hans Küng, DDB, 1968 (retour)
(4) Jésus, Hans Küng, Seuil, 2014 ; Jésus, approche historique, José Antonio Pagola, Cerf, 2013 (retour)
(5) Jésus pour le XXIème siècle, John Shelby Spong, Karthala, 2013 ; (retour)
(6) L'ultime secret, Gérard Bessière (158, La Grave, 46140, La Grave) ; Repenser Dieu dans un monde sécularisé, Jacques Musset, Karthala, 2015 (retour)
12 janvier 2019 6 12 /01 /janvier /2019 09:00
Jacques Musset Eloge de la prise de risque en christianisme - 6
Jacques Musset

6° Le problème actuel du catholicisme institutionnel : les refus de prendre le risque de la fidélité créatrice

Nous avons vu que le refus de prendre des risques est quasi congénital dans l'Eglise catholique considérée comme institution religieuse. Où en est-on plus spécialement aujourd'hui et sur quels sujets se manifestent les blocages l'empêchant d'actualiser le témoignage de Jésus dans le monde du XXIème siècle ?

1. Le blocage principal : la prétention à détenir la Vérité

Cette prétention à détenir la Vérité, nous l'avons vu, est pourtant relative aux temps et aux cultures où elle a été élaborée. Le catholicisme romain campe cependant sans complexe sur cette revendication dans ses documents les plus officiels. Pour ne parler que des plus récents, les textes du Concile Vatican II (1962-1965), le Catéchisme de l'Eglise catholique de Jean-Paul II (1992) et maintes déclarations des papes et de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi depuis une cinquantaine d'années.

Que dit par exemple le Concile dans l'un de ses textes les plus fondamentaux(1) ? L'Eglise catholique est la véritable Eglise voulue par le Christ, affirme le texte . « Cette Église comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Église catholique qu’elle subsiste,[...] bien que des éléments nombreux de sanctification et de vérité se trouvent hors de sa sphère, éléments qui [...] portent par eux-mêmes à l’unité catholique. » Comment cette affirmation peut-elle être acceptable par les autres Eglises chrétiennes qui se voient frappées d'incomplétude dans leur témoignage chrétien par l'Eglise romaine ? Elle ne peut être ressentie que comme arrogante et discriminante. C'est ce que ressentent les communautés protestantes auxquelles est refusé le titre d'Eglises. Quant aux religions non-chrétiennes, les valeurs qu'on leur reconnaît ne le sont qu'en fonction de la Vérité plénière revendiquée par le catholicisme. Les valeurs des non-chrétiens sont au plus « un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes ». Il leur manque ce dont le catholicisme dispose en plénitude. Les recherches plus récentes de certains théologiens ont essayé de concevoir autrement la diversité religieuse. Mais la conception officielle actuelle campe cependant sur celle de Vatican II.

2. Les contenus immuables de la Vérité catholique

Enumérons maintenant plus précisément certains points particuliers de cette Vérité catholique romaine considérés comme immuables mais cependant sujets à caution.

- La définition dogmatique de Dieu comme Trinité de personnes dont on est censé connaître la vie intime pose problème. Reconnaître qu'il ne s'agit que d'une représentation née à un moment donné est concevable mais absolutiser une telle affirmation est inacceptable, car la réalité de Dieu désigne un mystère que nul ne peut sonder. Les références bibliques et évangéliques pour fonder ce dogme ne sont pas recevables. Elles sont interprétées indûment. Par ailleurs la conception de ce Dieu qui mène les événements du monde, qui « prédestine » ceux qui deviendront disciples de Jésus, qui envoie son Fils unique dans le monde puis l’Esprit-Saint au moment fixé par lui, qui convoque de toute éternité les croyants dans l’Église, donne l’impression que le destin du monde et des individus est fixé d’avance et qu’il ne s’agit pour eux que d’y adhérer. Comment un individu moderne, conscient que l’histoire commune et singulière des hommes dépend de mille aléas sans être complètement conditionnée, peut-il faire sienne cette représentation ?

- Le Jésus de la doctrine conciliaire est fortement hors sol et désincarné . Le texte fait en effet l'impasse sur la manière très concrète dont Jésus a vécu et à travers laquelle il s'est manifesté le témoin du Dieu dont il se réclamait. On le présente principalement comme le Fils unique de Dieu, envoyé par son Père pour accomplir sa volonté, inaugurer le Royaume sur la terre et effectuer la rédemption des hommes par le sacrifice de la croix. Comment un propos pareil peut-il être significatif pour des chrétiens et des humains du 21ème siècle ? Le coeur du christianisme se dit dans l'aventure de l'homme Jésus au sein du judaïsme de son temps perverti par le ritualisme et le moralisme. C'est son comportement qui lui a valu d'être mis en procès et exécuté. Et c'est sa conduite courageuse et authentique qui a fait dire à ses apôtres et disciples quelque temps après sa mort qu'il était en réalité à leurs yeux le messie ( l'envoyé) de Dieu inaugurant par ses paroles et ses actes le royaume, le monde nouveau... N'est-ce pas cette approche qui aujourd'hui peut rendre crédible le témoignage de Jésus ? On affirme également que Jésus le Christ est l' unique médiateur entre Dieu et les hommes. Cette affirmation catégorique n'est-elle pas totalitaire en prétendant qu'il n'y a de chemin vers Dieu que par le Christ ? Que peuvent penser de cette prétention les membres de religions non chrétiennes ? N'est-ce pas irrespectueux à l'égard de la démarche religieuse qu'ils professent ? Quant à ceux qui ne réfèrent pas à un Dieu pour donner sens à leur existence peuvent-ils admettre ce qui ressemble à un embrigadement ? Cette conception globalisante ne mérite-t-elle pas d'être repoussée ? Toutes les affirmations dogmatiques sur Jésus sont justifiées par une foule de références bibliques de l'Ancien et du Nouveau Testament. Mais ne leur fait-on pas dire infiniment plus qu'elles ne disent dans leur contexte originel ?

- L' organisation hiérarchique de l'Eglise romaine est sacralisée. La véritable Eglise voulue par le Christ est, dit le concile, « gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui […] C’est là l’unique Église du Christ, dont nous professons dans le symbole l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité ». En fait, l'exégèse des textes bibliques montre que Jésus n'a voulu ni fonder une Eglise ni institué une hiérarchie religieuse(2). Si le concile Vatican II a remis en honneur la conception antique de l’Eglise comme communauté des chrétiens et a affirmé en conséquence que les ministères n’ont de raison d’exister que pour être au service de la vitalité du peuple chrétien, il reste que derrière ces déclarations généreuses les vieilles idées sont restées quasi-identiques : évêques et prêtres sont des êtres à part, sacralisés, identifiés au Christ, dépendant directement de lui et continuant à exercer les mêmes pouvoirs par délégation . On objectera que des organes de concertation ont été mis en place, comme les synodes, mais pour toutes les questions fondamentales les décisions reviennent au pape. Les choses sont bien verrouillées.

- La doctrine sur les sacrements est elle aussi discutable. Contrairement à ses affirmations, Jésus n'a pas institué les sacrements(3). Par ailleurs l'insistance sur l'efficacité des rites correctement posés n'est pas loin d'une conception matérialiste voire magique. Ainsi, par exemple, la prescription récente de Rome imposant aux Eglises du monde entier l'emploi dans la célébration de l'Eucharistie du pain azyme avec gluten !

- Le refus d'égalité de la femme et de l'homme dans l'exercice des responsabilités ecclésiales majeures est constamment répété. Les arguments sont piteux. Jésus, dit-on, n'a appelé que des hommes comme apôtres ; lui même étant un homme, seul un homme peut le représenter dans l'exercice des sacrements. On est ici dans logique de la répétition et de l'imitation servile et non dans celle de la recréation. Il y a des dizaines d'années que les Eglises anglicanes et protestantes ont réparé cette injustice(4).

- Enfin l'entêtement de Rome sur les positions concernant la morale et notamment la morale sexuelle n'est pas entamée. Elle affirme toujours l'existence d'une loi naturelle d'origine divine « éternelle, objective et universelle. ». Selon cette loi naturelle, sont refusés le divorce, la contraception, l'avortement ; le mariage homosexuel, la procréation médicale assistée pour les couples éthéro comme homosexuels, l'euthanasie. Nombre de couples chrétiens catholiques depuis le concile n'attendent plus rien de leur Eglise en ces domaines. Ils prennent leur responsabilités en leur âme et conscience.

3. Conséquences

L'Eglise catholique actuelle dans son aspect institutionnel ( doctrine et organisation hiérachique) est largement « exculturée » selon l'expression de la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger . Alors que la vocation de chaque Eglise est d'actualiser, en son temps et dans sa culture, l'enseignement et la pratique libératrice de Jésus, non pas en la répétant telle quelle ou en répétant telle actualisation du passé mais en la recréant dans les conditions nouvelles de son époque, le catholicisme romain d'aujourd'hui, comme d'hier d'ailleurs, ne s'y autorise pas. C'est la peur d'être infidèle à l'héritage de Jésus qui la fait s'accrocher aux conceptions, aux langages et aux formes d'antan. Mais n'y a-t-il pas pire infidélité que la reproduction sacralisée d'un passé qui n'est plus ? La grande question des christianismes en notre XXIème siècle et pas uniquement du catholicisme n'est-ce de se demander : comment vivre une véritable fidélité à ce que fut Jésus et à l'esprit qui l'animait dans le monde et les cultures actuels ?

Jacques Musset

(1) Lumen Gentium §8 (retour)
(2) Mon livre : Etre chrétien dans la modernité, Golias, 2012, chapitre 15 (comment sont nés les ministères actuels) (retour)
(3) Idem, chapitre 14 (retour)
(4) Mon livre : « Sommes nous sortis de la crise du modernisme, Karthala, 2016, pages 199 à 204 (retour)
5 janvier 2019 6 05 /01 /janvier /2019 09:00
Jacques Musset Eloge de la prise de risque en christianisme - 5
Jacques Musset

5° le refus de prendre les risques qui s'imposent : maladie chronique de l'Eglise catholique romaine

L'histoire nous l'apprend. Les périodes où les traditions spirituelles témoignent médiocrement voire se situent à contre courant de la Source dont elles se réclament sont celles où elles se replient sur elles-mêmes dans une répétition du passé. Répétition des doctrines, des rites, de la morale, des représentations, des manières de s'organiser. Le spectacle qu'elles donnent est celui d'une hibernation à l'abri de toute contamination. On se protège, on tient bon sur les principes, on part en guerre contre ceux qui les mettent en cause. C'est exactement le contraire de ce à quoi Jésus appelle dans la parabole des talents(1), à savoir prendre le risque de faire valoir l'héritage confié et non de l'enfouir par peur de tout perdre. La première option est chemin de vie et d'une fécondité démultipliée. Jésus s'y est engagé à fond ( voir 3ème article de notre série). La seconde option conduit à l'impasse et à la stérilité mortifère. C'est le sort des institutions, des groupes religieux et de leurs membres qui s'agrippent au déjà vu, connu, éprouvé dans le passé et qui le promeuvent en référence absolue alors que le monde a changé.

Telles sont les deux attitudes entre lesquelles les Eglises chrétiennes et leurs membres ont eu sans cesse à choisir et aujourd'hui encore. Soit le risque d'actualiser le témoignage de Jésus d'une manière inédite et imprévisible. Lui a fait sa part. A ses disciples d'inventer la leur dans l'esprit qui était le sien. Soit l'entretien routinier d'un système religieux avec ses dogmes, ses pratiques et son organisation hiérarchique qu'il faut sauvegarder à tout prix. Le choix concerne non seulement les responsables des Eglises mais aussi chacune des communautés et chaque personne qui en sont membres. Dans le premier cas, le renouvellement n'est pas acquis d'avance. Comme disait Luther, « L'Eglise qui a été réformée doit toujours se réformer ». Le témoignage de Jésus est à actualiser en permanence à nouveau frais. Dans le second cas, le refus obstiné d'évoluer et de se remettre en cause est vécu comme la marque d'une fidélité sur laquelle on ne peut transiger. C'est l'attitude de l'Eglise catholique romaine en sa face institutionnelle. Ce n'est pas de la part de ses responsables et des fidèles qui les suivent un entêtement de mauvaise volonté comme on pourrait le croire. S'ils s'accrochent à leur position sans en démordre, c'est qu'ils sont persuadés qu'y déroger serait pour eux une trahison car une grave désobéissance au Christ et à Dieu.

Comment s'explique leur obstination à camper sur une doctrine, une morale et une organisation qu'ils considèrent comme immuables, obstination qui les fait ressembler au serviteur de la parabole qui enterre son talent par peur de le perdre au lieu de risquer à le faire valoir ? La raison est simple : pour eux, la doctrine, la morale et l'organisation du catholicisme officiel viennent en droite ligne de leur « fondateur », Jésus, elles sont authentifiées par Dieu et donc il n'y pas pas un iota à changer. Elles sont valables en tout temps et lieu. Tout ce qui s'est explicité au cours des siècles depuis les origines n'est, à leurs yeux, qu'un simple déploiement de l'enseignement initial, sans ajout ni déformation du message originel. La preuve, ajoutent-il, c'est que le développement doctrinal s'est opéré, sous le contrôle des responsables (pape et évêques) mandatés par Jésus et Dieu pour ce travail(2) ? Tel est leur postulat de base.

Le problème, c'est que ce postulat s'avère erroné. Il ne résiste pas à un étude historique des origines chrétiennes et des siècles postérieurs ni non plus aux résultats des recherches exégétiques pratiquées sur les textes évangéliques depuis plus de deux siècles. L'étude de ces textes, s'efforçant d'y retrouver les traces du Jésus historique, démontre en effet que le nazaréen n'a jamais voulu fonder une Eglise. Dans la perspective d'une décisive intervention de Dieu à brefs délais venant inaugurer un monde nouveau – c'était l'attente partagée de la quasi totalité de ses contemporains juifs -, Jésus les appelle à s'y ouvrir sans tarder et à inaugurer une vie transformée, loin du ritualisme et du légalisme, ces gangrènes du judaïsme de son temps. Pour lui la religion en esprit et vérité est une démarche intérieure fondée sur la droiture et l'authenticité, accompagnée d'une pratique de la fraternité avec quiconque, notamment envers les laissés pour compte. Tel est pour Jésus le coeur d'une relation juste avec « Dieu ».

Comment se fait-il que « la voie » - ainsi appelait-on au commencement du christianisme le chemin inauguré par Jésus - ait dérivé vers une religion dogmatique, moralisante et hiérarchique à tendance autoritaire, si éloignée de la conduite du nazaréen, et même contradictoire avec elle ? Ce mouvement s'est amorcé dès les premières générations chrétiennes au 1er siècle de notre ère. Notre Nouveau Testament composé des quatre évangiles, des Actes des apôtres, des lettres de Paul et d'autres disciples et de l'Apocalypse est une série d'interprétations très diverses de l'événement Jésus. Les auteurs de ces textes, à partir de la mémoire que les apôtres et disciples avaient gardé de leur maître, n'ont pas eu pour but de retracer dans le détail le parcours historique de Jésus mais avant tout de présenter en quoi celui-ci était « chemin, vérité et vie » pour leurs communautés et pour eux-eux-mêmes, en lien avec leurs attentes, leurs questionnement, leurs situations concrètes. Et il se sont exprimés dans les langages et avec les représentations qui étaient les leurs, bien loin des nôtres. Il en est résulté que chaque écrit reflète un Jésus singulier, différent des autres, les uns mettant l'accent sur tel aspect ignoré des autres et vice versa. Le Jésus de Paul est bien éloigné de celui de Matthieu ; celui de Luc est très différent de celui de l'épître aux Hébreux ; les évangiles synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) malgré leurs ressemblances ont chacun leur propre couleur.

Celui de St Jean a une tonalité bien spéciale. On ne peut pas parler de dérives à ce stade des premières générations chrétiennes, car tous ces visages de Jésus ne prétendent pas dire le dernier mot sur lui mais seulement témoigner de l'écho en elles de son enseignement et de sa pratique.

Tout s'est gâté par la suite. D'une part, oubliant que les textes du nouveau Testament étaient des expressions datées et situées de la foi des premiers chrétiens du 1er siècle, on les a pris au pied de la lettre et on les a lus comme exprimant la vérité pure et simple sur Jésus, confondant allègrement ce que fut historiquement le nazaréen(3) et les interprétations croyantes qu'en ont donné les disciples quelques dizaines d'années ensuite. A cela s'est ajouté le fait que le christianisme s'implantant au point de départ dans des pays de culture grecque ( moyen-orient ), les chrétiens de ces régions ont spontanément interprété à leur tour l'événement Jésus dans leur culture sur la base des formulations des écrits du Nouveau Testament imprégnés, eux, de culture juive.

De leur lecture fondamentaliste des textes du Nouveau Testament et de leur interprétation dans des modes de pensée tout à fait différents de ceux de la culture juive, les chrétiens de culture grecque, majoritaires au cours des cinq premiers siècles, ont élaboré des dogmes sur la nature divine de Jésus, sur sa conception virginale, sa mission et sa mort rédemptrices, sur la Trinité, sur les deux natures de Jésus, sur la maternité divine de Marie. Ces dogmes ont été définis solennellement durant les quatre premiers conciles entre l'an 323 et 451 et imposés à la fin du 5ème siècle par le pouvoir politique romain instituant le christianisme religion officielle de l'empire. Ainsi s'est définie la doctrine officielle de l'Eglise catholique à cette époque. Ceux qui l'ont élaborée, prétendant exprimer la Vérité sur Jésus, Dieu, L'Eglise, les ministères, ont seulement oublié qu' elle n'était qu'une interprétation de la foi chrétienne dans un contexte culturel particulier. Pouvaient-ils ne pas la sacraliser dans la mesure où, en leur temps, le monde connu était imprégné de culture grecque sans qu'on voie comment il pouvait en être autrement dans l'avenir ? La pente naturelle des groupes humains n'est-elle pas hier comme aujourd'hui d'absolutiser leurs conceptions qui ne sont en réalité que relatives ?

Par la suite, et jusqu'à nos jours, cette doctrine définie lors des premiers conciles est restée la base de la foi chrétienne catholique. Les élaborations qui ont suivi se sont construites dans la ligne de cette orthodoxie. L'un des graves dommages de cette présentation qui se focalisait sur l'identité divine de Jésus, c'est qu'elle a éclipsé le Jésus historique, ses combats pour la dignité de l'homme et la relation vivante qu'il entretenait avec son Dieu, source de ses engagements. Avez-vous en effet remarqué dans le Credo qu'on passe directement de l'affirmation de la conception virginale de Jésus et de son incarnation à sa crucifixion en faisant l'impasse sur sa vie où pourtant s'est jouée en paroles et en actes l'oeuvre libératrice de son existence ?

Toutes les tentatives, notamment à partir de la naissance de la modernité (16ème-17ème siècle), de relativiser la doctrine officielle et de ne la considérer que comme une inculturation singulière de la foi chrétienne dans une culture donnée ont été sans effet. Les efforts de ceux qui à l'intérieur même du catholicisme se sont efforcés, à la fin du 19ème du du début du 20ème siècle, de repenser la foi chrétienne selon les exigences de la culture moderne ont été sévèrement condamnés par les autorités romaines, voire excommuniés et privés de publier . Il en a été de même par la suite et notamment depuis le concile Vatican II sous les pontificats de Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI. Le pape actuel campe lui-même les positions doctrinales traditionnelles.

Si les Eglises protestantes et anglicanes, après les fortes remises en question du 16ème siècle, poursuivent depuis quelques dizaines d'années un sérieux travail de réinterprétation de leur doctrine et de leurs pratiques dans la modernité de notre époque, on ne voit rien bouger dans le catholicisme. On constate plutôt du sur place et même de sérieux raidissements. Le surmoi doctrinal qui pèse lourdement sur les consciences de ses responsables et de nombre de ses membres ( les autres désertant l'Eglise sur la pointe des pieds) arrivera-t-il à se soulever un jour ? Il faudrait que ceux qu'il écrase s'autorisent à penser librement et sans peur. Sans quoi la maladie chronique de la soumission perdurera au point peut-être de devenir mortelle.

Jacques Musset

(1) Matthieu 25, 14-30 (retour)
(2) C'est la thèse du Catéchisme de l'Eglise catholique promulgué par Jean-Paul II en 1992, Cerf/Centurion (retour)
(3) Les travaux exégétiques sur les évangiles ont permis non pas de faire une biographie de Jésus mais de mettre en relief quels furent les engagements de Jésus et ses motivations. (retour)
22 décembre 2018 6 22 /12 /décembre /2018 09:00
Jacques Musset Eloge de la prise de risque en christianisme - 4
Jacques Musset

4° La fécondité du christianisme au cours des âges fruit de prise de risques

L'histoire du christianisme à travers les âges est un ou plutôt des parcours mouvementés avec des heures de lumière et des périodes sombres, des temps de rayonnement évangélique et des phases d'égarement, des moments de rénovation et d'autres de stagnation voire de recul. Ce n'est pas une histoire homogène. En certains endroits, inspirés par l'esprit qui animait Jésus, des femmes et des hommes sont créatifs, ils donnent des formes inédites à son témoignage, tandis qu'en d'autres lieux responsables et communautés se replient sur des pratiques d'hier et d'avant-hier en confondant fidélité véritable et répétition stérile. Ce sont ces diverses pratiques que charrie, mêlées les unes aux autres, l'histoire de l'Eglise qui est devenue, au fur et à mesure des séparations historiques entre communautés, l'histoire des Eglises chrétiennes. Et il en de même aujourd'hui.

Comment se fait-il que tant bien que mal la mémoire vive de Jésus se soit transmise jusqu'à nous et ait gardé sa force d'attirance ? On constate le phénomène persistant de cette transmission, qui, comme dit la devise de la ville de Paris(1) « est battue par les flots mais ne sombre pas ». Pourquoi ? Evidemment, il y a la réponse officielle. On avance la parole de Jésus qu'on trouve uniquement dans l'évangile de Matthieu : « Les portes de la mort ne prévaudront pas contre mon Eglise »(2). La difficulté, c'est que Jésus n'a jamais voulu fonder une Eglise et que cette phrase sur ses lèvres est seulement la conviction des premiers chrétiens qu'ils font endosser au ressuscité. En fait, il faut reconnaître que la permanence institutionnelle de groupes ( les Eglises) se référant à Jésus a beaucoup compté dans la subsistance de son souvenir. Mais il faut aussitôt ajouter cette autre cause aussi sinon plus décisive : à travers les multiples aléas que les Eglises ont traversés en deux millénaires, il s'est trouvé parmi elles à chaque génération des témoins exemplaires du nazaréen, isolément ou en petits groupes. Sans leur témoignage, la figure de Jésus aurait-elle continué à rayonner, à inspirer, à interroger, à remettre en cause ? Ces témoins sont nombreux et nous n'avons gardé la trace que de certains d'entre eux. Les autres ont ensemencé l'humanité dans l'anonymat.

Ce qui est commun à tous ces témoins c'est qu'ils ont pris le risque de donner corps en leur temps à la parole et la pratique libératrice de Jésus. Le disciple n'est pas au-dessus de son maître. Bien qu'élevés pour une bonne part dans un christianisme traditionnel, dogmatique, ritualiste, légaliste, leur méditation personnelle des évangiles confrontée aux événements les a saisis intérieurement. Ils ont découvert ce sur quoi Jésus a misé sa vie et ils ont éprouvé à l'intime de leur conscience le désir de l'incarner à leur mesure, à leur manière et en leur temps. Impossible pour eux de s'y refuser. Impossible de s'y livrer sans prendre de risques. N'ont-ils pas été impressionnés et encouragés par la parole mise sur les lèvres du Jésus de Saint Jean « Celui qui croit en moi fera lui aussi les oeuvres que je fais : il en fera même de plus grandes » (Jn14, 12) ? Et aussi par la parabole des talents ou des mines ( en St Matthieu et St Luc) : le serviteur peureux qui a enterré son talent par peur au lieu de risquer à le faire fructifier est sévèrement condamné ? Le cheminement de chacun a été unique. Chez les uns, un éblouissement initial a été suivi d'un engagement radical; chez d'autres, ce fut le résultat d'une maturation spirituelle suscitant chez eux un témoignage évangélique dans l'épaisseur de leur vie quotidienne.

Evoquons quelques figures de ces chrétiens qui à leurs risques et périls ont actualisé l'Evangile depuis Jésus et révélé sa fécondité.

Paul est de tous les apôtres, sans pourtant avoir été lui-même compagnon de Jésus et même en affichant dès les premiers temps du christianisme une opposition acharné à la Voie(3), celui qui, après sa conversion, contribue le plus à témoigner de la voie nouvelle qu'a inaugurée le nazaréen dans le petit canton de Palestine. Il en perçoit la profondeur et l'universalité. Il comprend que le coeur du message et de la pratique de Jésus vécus par ce dernier dans le contexte juif n'entraîne pas pour les non juifs l'adhésion aux multiples prescriptions de la Loi juive, dont la circoncision et les obligations d'ordre alimentaire. Cette dissociation n'est pas acceptée spontanément par les disciples d'origine juive. Ils soupçonnent Paul d'infidélité à Jésus. Certains intégristes essaient même de le supprimer. Il brade la religion ! Il réussit cependant à faire reconnaître sa position qui devient sans tarder celle de toutes les Eglises implantées désormais hors de Palestine, autour du Bassin méditerranéen et au Moyen-Orient. Quelle libération ! Quelle fidélité ! il actualise l'esprit qui animait Jésus dans un autre contexte que le sien.

François d'Assise au XIIème-XIIIème siècle avait tout pour devenir un riche drapier comme son père et vivre dans l'opulence. Jeune dandy, profitant de l'argent facile et des plaisirs qu'il offre, il est le meneur d'une bande de gens de son âge. Rêvant de panache et de combats, il s' engage dans un combat contre la ville voisine pour se couvrir de gloire. C'est la défaite et il croupit des mois durant dans un cachot. La solitude obligée et la rudesse de sa situation le font réfléchir sur le sens de sa vie passée. Elle lui apparaît vide, superficielle, futile. Libéré, il comprend que la vraie vie est de suivre Jésus. Revenu à la liberté, il abandonne ses privilèges et choisit un style de vie pauvre. D'anciens compagnons le rejoignent et ainsi se fonde une communauté de frères actualisant par leur pauvreté de vie, leur fraternité, leur ouverture à tous les êtres sans distinction le témoignage de Jésus et ses valeurs. La radicalité de ses engagements en un temps où se creuse le fossé entre les riches et les pauvres attire nombre de jeunes qui partent sur les routes de l'Europe et du monde connu.

Thomas d'Aquin, dominicain du XIIIème siècle et contemporain d'une redécouverte en son temps de la pensée grecque d'Aristote se donne comme objectif de repenser la foi chrétienne dans le contexte de cette philosophie. C'est une oeuvre novatrice qui lui vaut des détracteurs chez les tenants de la doctrine traditionnelle. Il échappe de peu à la condamnation. C'est pourtant lui qui rend à son époque le christianisme crédible. Le paradoxe sera que dans les siècles suivants jusqu'au 20ème siècle on absolutise sa pensée, en oubliant qu'elle n'est qu'une illustration à un moment donné de l'actualisation de l'Evangile.

Martin Luther au XVIème siècle dénonce le comportement anti-évangélique de l'Eglise romaine installée dans le luxe, l'autoritarisme, le mépris du peuple chrétien, la commercialisation de l'accès au ciel avec les indulgences. Sommé de rentrer dans le rang, il persiste à protester par souci d'intégrité intérieure et se résout à être excommunié, au lieu de trahir sa conscience. Il est à l'origine d'un mouvement de réforme par un retour à la Bible et aux textes du Nouveau Testament qu'il traduit en allemand. Les chrétiens sont invités à les méditer personnellement et à les actualiser dans leur vie. Quatre siècles après ce qui apparut de sa part comme une provocation, l'Eglise romaine admet le bien-fondé de sa protestation fondamentale. La fécondité des positions courageuses est souvent tardive.

Jean de la Croix et Thérèse d'Avila au XVIème siècle sont aussi d'intrépides artisans d'une autre réforme religieuse à l'intérieur de l'ordre du Carmel qui, avec le temps, s'était installé dans la routine, le relâchement, la vie confortable et mondaine. Ce n'est pas sans courir de grands risques qu'ils entreprennent de le rénover en profondeur, aussi bien dans son esprit que dans la façon de concevoir la vie communautaire. Ils sont l'objet de méfiance, de soupçons. Jean de la Croix est mis au cachot durant des mois avant de s'évader et, après une vie toute donnée à ses frères, il finira par être mis au rebut par certains d'entre eux. Thérèse parcourt l'Espagne pour fonder de petites communautés ferventes sans se soucier de l'inconfort et des oppositions. Leur spiritualité fondée sur la vie intérieure et la fraternité donnera lieu à de nombreuses fondations à travers l'Europe. Le Carmel de Mazille (près de Cluny) est aujourd'hui un des hauts-lieux de l'Ordre, fidèle à leur esprit mais dans des formes contemporaines.

Les courageux témoins de l'Evangile ne manquent pas durant les siècles suivants. Dans les Amériques récemment conquises, le dominicain Bartolomé de las Casas prend résolument la défense des Indiens que l'on opprime et dont on doute même qu'ils soient des être humains. Il est relayé par les jésuites qui font oeuvre d'émancipation au Paraguay, et, plus tard au 20 ème siècle, par les grandes figures d'évêques, de prêtres, de religieux et de laïcs qui au nom de l'Evangile contestent les situations d'injustice faites au peuple des campagnes comme à celui des grandes entreprises en Amérique latine. Un certain nombre de ces témoins sont emprisonnés, torturés, assassinés.

En Europe au XXème siècle, les chrétiens qui s'affrontent les mains nues au nazisme comme Dietrich Bonhöeffer, les jeunes de la Rose blanche, paient de leur vie leur résistance. Leur mémoire et leurs écrits demeurent sources d'inspiration pour notre temps. Les « justes » protestants du village de Chambon-sur-Lignon dans la Drôme qui camouflent des juifs durant la guerre 39-45 prennent le risque de l'arrestation et de la déportation. Le général de Bollardière qui refuse durant la guerre d'Algérie de cautionner la torture au nom de ses convictions humanistes et chrétiennes se voit infligé deux mois de forteresse. Ceux qui aujourd'hui comme hier accueillent fraternellement réfugiés et étrangers démunis parfois hors des règlements et qui ne craignent pas d'être interpellés et de passer en jugement, tous ceux-là vivent en acte la parabole dite du bon samaritain au bénéfice de l'homme traqué et déshumanisé. Qui s'aventure à vivre de l'évangile ne peut échapper à prendre des risques. Cela se joue le plus souvent dans l'existence la plus quotidienne et apparemment la plus banale, quel qu'en soit le domaine. Là est le lieu de vérité des vies humaines et chrétiennes. Leur fécondité aujourd'hui comme hier tient au risque pris de faire valoir les talents reçus.

Je pourrais continuer la longue liste des témoins qui actualisent l'Evangile durant les derniers siècles : Lamennais et Ozanam au 19ème siècle témoignent de la fécondité de l'Evangile en leur temps ; les modernistes, à la fin du 19ème et au début du 20ème tentent de repenser la foi chrétienne dans la culture moderne ; les fondateurs de l'Action catholique dans les années 1920 aident les laïcs chrétiens à vivre leur travail professionnel selon l'esprit de l'Evangile ; le cardinal de Paris Suhard en pleine guerre 39-45 encourage la naissance des prêtres ouvriers et de la Mission de France ; les hommes politiques, non sans lien avec leur convictions chrétiennes, créent l'Europe au sortir de l'affreuse guerre meurtrière guerre 39-45, ; Emmanuel Mounier lance la célèbre revue Esprit s’où naît le mouvement Vie Nouvelle; le philosophe Paul Ricoeur dans son enseignement, ses écrits et ses engagements rayonne irradie de sa foi chrétienne protestante ; les communautés dominicaine du Saulchoir et jésuite de Fourvière au creux de la stagnation intellectuelle du catholicisme romain entre les années 1935 et 1957 sont des viviers de pensée chrétienne renouvelée et en prise avec le monde contemporain ; le grand spirituel Marcel Légaut expérimente une manière laïque d'être chrétien sans renier les exigences de sa pensée critique... L'on pourrait remplir plus d'un livre du nom de tous ceux et de toutes celles qui depuis deux millénaires, sous toutes les latitudes et tous les continents, ont actualisé et actualisent d'une manière singulière l'esprit qui fut celui de Jésus à travers leur pensée, leurs actes et leurs engagements. « On ne voit pas la lumière mais les visages qu'elle éclaire » , écrit Jean Sulivan. La lumière issue de Jésus ne se devine aujourd'hui comme hier qu'à travers ses témoins qui l'irradient en prenant le risque de marcher à sa suite d'une manière créative .

Jacques Musset

(1) « Fluctuat nec mergitur » (retour)
(2) Matthieu (retour)
(3) La « Voie » désigne au premier siècle de notre ère la communauté des disciples de Jésus. (retour)
15 décembre 2018 6 15 /12 /décembre /2018 09:00
Jacques Musset Eloge de la prise de risque en christianisme - 3
Jacques Musset

3° La prise de risque au coeur de la démarche de Jésus dans la société de son temps

Revenir au Jésus historique

Ce n'est pas une approche très courante parmi les présentations qui sont faites actuellement de Jésus dans les prédications, la liturgie, l'enseignement(1) et une infinité de livres pieux. Souvent, c'est le Jésus divin venu du ciel pour nous sauver du mal qui est à l'affiche ; bien sûr, dit-on, il a revêtu notre humanité mais il n'en garde pas moins sa puissance divine. S'il s'abstient de s'en prévaloir, c'est qu'il veut s'identifier à la fragilité de l'homme et à sa souffrance. Mais il sait que la résurrection est au bout de son chemin. Et là, quelle démonstration de sa nature divine ! Ces représentations sont issus de la doctrine catholique officielle qui s'est créée dans les premiers siècles à partir d'une lecture littérale des évangiles, mais les études historiques et exégétiques qui s'efforcent, à partir de ces textes, de saisir quelle était la personne historique de Jésus aboutissent à un autre portrait, celui d'un juif de son temps entièrement mobilisé par une oeuvre de libération au service de ses contemporains et inspiré en cela par une exigence intérieure dont la source est son Dieu, celui des prophètes. Voyons le au travail à ses risques et périls mais remettons-le d'abord dans le contexte de son temps.

La Palestine au temps de Jésus

On y trouve des populations mélangées et parfois antagonistes : juifs majoritaires mais aussi grecs implantés depuis trois siècles ; samaritains, mélange de populations juives demeurées au pays lors d'une déportation de juifs au 8ème s. avant notre ère et d'étrangers implantés à la place des déportés ; et enfin romains, la Palestine étant sous la coupe de Rome depuis 63 avant notre ère.

La population juive elle-même est loin d'être homogène. Ni socialement : coexistent une minorité très riche, dont les chefs religieux et les gros propriétaires exploitent de grands domaines, et une majorité très pauvre de travailleurs saisonniers qui vivent dans des conditions précaires parfois soumis à la famine. Ni non plus religieusement : tout le monde est censé se rassembler autour des deux piliers de la foi juive, le Temple et la Loi, mais le ritualisme et le légalisme en ont fait des instruments de discrimination, d'injustice, d'oppression, de rejet selon les critères du pur et de l'impur définis par l'application ou non des prescriptions légales. Y veillent attentivement les groupes religieux : les Sadducéens autour du temple ; les pharisiens et les scribes autour de la Loi ( avec une branche franchement « intégriste », les esséniens ); les zélotes sont en plus partisans du coup de main vis à vis de l'oppresseur païen Rome et de ses alliés.

Par ailleurs, la grande partie des juifs pieux attend fiévreusement et d'une manière imminente un grand bouleversement religieux et social, oeuvre de Dieu lui-même, qui mettra fin au monde corrompu et fera advenir une société nouvelle basée sur le respect de la Loi. C'est une vieille idée récurrente qui court à travers toute l'histoire biblique, surtout dans les périodes de crises. Au temps de Jésus, elle resurgit avec intensité. L'avènement du Règne de Dieu verra le triomphe de ceux qui respectent la Loi et la déroute de ceux qui la bafouent. Ainsi apparaîtra définitivement un royaume de croyants fidèles. Les différents groupes religieux - sauf les gens du Temple et les grandes familles qui n'ont pas d'intérêt à un tel bouleversement - ont tous leur idée, en fonction de leur idéologie, pour hâter la venue de ce Règne. Un petit courant insiste sur la conversion du coeur : les baptistes ( leur laeder : Jean Baptiste).

L'engagement original de Jésus à ses risques et périls

Sa signification et sa motivation

C'est dans ce contexte d'une religion pervertie, génératrice d'exclusion et d'intolérance, d'une société marquée par de terribles inégalités, d'une intense et fébrile attente du Règne de Dieu et de l'instauration de son royaume, que Jésus intervient. Non pas pour créer une nouvelle religion, mais pour la revivifier de l'intérieur. Il n'est ni prêtre, ni scribe, mais un simple laïc sans mandat. Cependant, ce qui le motive, c'est, à la suite des prophètes, de re-susciter sa propre Tradition spirituelle infidèle à sa vocation. Il se met donc, lui aussi, à annoncer en paroles et en actes, la venue du Règne de Dieu et de son Royaume mais d'une manière tout à fait originale, à contre courant des groupes religieux de son temps inspirés par le nationalisme, la revanche sur l'occupant, le triomphe des croyants de stricte observance du Temple et de la Loi.

La conception originale de Jésus sur le règne de Dieu

Ce royaume, dit-il, n’est pas à mériter ni à conquérir. Il advient comme un don gratuit et donc est offert à tous. Il n’est pas un royaume matériel mais une manière de vivre, source de transformation, intérieure. Ce Royaume n’est pas seulement pour demain, il est déjà là aujourd’hui et tous, absolument tous, sans distinction, y sont conviés. Les barrières de pureté et d’impureté légalistes sont pulvérisées. S’il y a pureté ou impureté, c’est au niveau du cœur et des dispositions intimes. Dans ce royaume, la loi n'est pas dépassée mais elle est faite pour l’homme et non le contraire. Ce qui prime, c'est la justice, l'attention à autrui et notamment à ceux qui souffrent. Le Temple est une institution bien relative ; les vrais adorateurs de Dieu adorent esprit et vérité.

Ainsi, pour Jésus, la cause de Dieu est l'humanisation des êtres humains dans toutes dimensions de leur être. Ce qu'il professe, il en fait les travaux pratiques. Convaincu que le royaume, le monde nouveau, est déjà là, offert à tous sans préalable et sans distinction, Jésus s'en fait le témoin en paroles et en actes. Il manifeste une attention particulière à tous les gens oubliés, rejetés, pour leur redonner dignité et confiance en eux-mêmes. Il se rend présent aux malades, quelle que soit leur maladie. Il fréquente les hommes et les femmes réputés impurs au regard de la Loi en raison de leur conduite ou de leur métier, il les côtoie et mange avec eux au risque de devenir lui-même impur. Il se rend disponible aussi à ceux qui sont en recherche du sens de leur vie. Il accueille des étrangers dans l'épreuve. Il prend aussi parti contre les discriminations et les injustices fondées sur le légalisme et le ritualisme. Il enfreint la règle du repos du sabbat ; il bouscule les vendeurs dans le Temple devenu une affaire commerciale. Il condamne la religion de façade, l'hypocrisie, l'addiction aux richesses, aux honneurs, l'oppression de son semblable.

Toutefois, il ne condamne pas les personnes qui peuvent toujours changer et se convertir : Il va même jusqu'au pardon des ennemis . Il fait indéfiniment appel aux consciences, y compris à celles de ses adversaires. Il invite sans cesse chacun à faire des choix qui l'humanisent dans le respect des autres. Tous ses enseignements visent à aider chacun à faire la vérité sur lui-même et à agir en conséquence (Mt 5-7).

Par ses manières de réagir, Jésus ne vise pas d'abord à bouleverser les structures politiques et religieuses injustes mais ce qui à la racine les rend injustes et oppressives, mensongères et hypocrites. Tout changement de structures, selon lui, est insuffisant s'il n'est pas animé de l'intérieur par des motivations intérieures de changement de l'esprit et du coeur.

Conséquence : un conflit en trois directions

( on oublie souvent les 2 premières) :

D'une part, Jésus entre en conflit avec sa famille qui le prend pour un fou ( Mc 3, 20-21 ). Sa véritable famille, dit-il, ce sont ceux qui font la volonté de Dieu... Dur dur pour les siens ! D'autre part, il est souvent conflit avec ses propres disciples : il les remet en cause dans leurs prétentions à revendiquer les premières places et le monopole d'être les vrais disciples ; il les reprend vertement dans leur désir de se venger contre ceux qui n'ont pas accueilli leur parole ; il les conteste dans leur rejet des enfants, quantité négligeable à leurs yeux ; il dégonfle leurs rêves d'un royaume temporel ; il s'oppose à eux quand il veulent l'empêcher de courir des risques...

Enfin, Jésus est en conflit avec ceux qui oppriment ses contemporains quelle qu'en soit la forme : les tenants de la loi qui l'ont transformée en légalisme, les tenants du Temple qui en ont fait une entreprise de ritualisme et d'enrichissement financier, les riches qui mettent leur sécurité dans l'accumulation des biens, exploitent le peuple et lui imposent un sort misérable.

Le transgresseur assassiné réhabilité en témoin véritable

Nous savons le prix que Jésus a payé pour annoncer pareillement la venue du règne de Dieu. Un prix très fort, celui de sa vie. Suspecté, calomnié par ses adversaires et notamment les gens du Temple, en butte à mille tracas, il a fini par être arrêté, torturé et assassiné comme blasphémateur de Dieu. Mais ses apôtres et disciples proclameront quelque temps plus tard que c'est lui le véritable témoin de Dieu et l'initiateur de son Règne, entendons dans notre langage d'aujourd'hui un monde nouveau basé sur la vérité, la confiance, la justice, l'attention à autrui et notamment aux personnes en difficultés, le partage, l'intériorité, le refus de la fatalité, le courage de la prise de risque...un monde qui n'est pas figé dans des conceptions immuables, des rites et des lois qu'il suffit observer à la lettre, ni non plus dans des interprétations protectrices d'intérêts personnels et d'exercice du pouvoir.

L'esprit qui a animé Jésus et les enjeux sur lesquels il a risqué son existence ont de quoi faire réfléchir les Eglises, leurs responsables comme leurs fidèles. Depuis 20 siècles, la fécondité de l'Evangile transparaît dans l'attitude de certains de leurs membres et il faut s'en réjouir ( thème de notre prochain article) mais souvent les Eglises n'entretiennent-elles pas consciemment et inconsciemment un certain nombre de pratiques que Jésus a vigoureusement dénoncées autrefois en paroles et en actes ? On voit les responsabilités coûteuses qui s'imposent à elles et notamment à la Catholique romaine. Ce sera l'objet des articles qui suivront.

Jacques Musset

(1) Catéchisme de l'Eglise catholique promugué par Jean-Paul II en 1992, Centurion, Cerf, Fleurus, articles 430 à 680 (retour)
8 décembre 2018 6 08 /12 /décembre /2018 09:00
Jacques Musset Eloge de la prise de risque en christianisme - 2
Jacques Musset

2° La prise de risque dans la tradition religieuse juive à travers la Bible

Le christianisme plonge ses racines dans la tradition religieuse juive. Il en est issu. Jésus, son origine, était juif, fervent croyant de la religion juive et son engagement n'a pas été « d'abolir mais d'accomplir »(1) le coeur de sa propre tradition en l'affinant, en l'approfondissant, en l'élargissant. Où se situe ce coeur du judaïsme dont il était l'héritier comme nous le sommes nous-mêmes à sa suite ? Il est à chercher dans les prises de risque que les générations de croyants juifs ont endossées avec intelligence et courage, du 7ème siècle au 1er siècle avant notre ère, dans le but d'actualiser et d'approfondir leur foi. Comment la Bible juive qui fait partie de nos Ecritures chrétiennes en est-elle le témoin ? En acquérir la connaissance est pour nous aujourd'hui un enseignement capital : elle nous montre la voie pour renouveler aujourd'hui notre propre tradition chrétienne dans le contexte qui est le nôtre.

Pourquoi la prise de risque était-elle nécessaire pour les croyants juifs ?

Avant de parcourir quelques-unes des initiatives qu'ont prises nos devanciers juifs, il faut poser la question : pour quelle raison de telles prises de risques s'imposaient-elles à eux, en dépit des obstacles internes et externes, sans quoi leur foi ne pouvait que dégénérer, se rabougrir, se momifier et courir à sa disparition ? La réponse est simple. Elle vaut pour toute personne et tout groupe humain. Les héritages que l'on reçoit de la part de ceux qui nous précèdent sont marqués inévitablement par leur culture, leurs représentations, leurs langages, leur contexte politique social, économique, politique. De siècle en siècle les évolutions en tous domaines qui se produisent en fonction d'événements nouveaux bousculent les manières de penser précédentes. Dans le domaine religieux, « La foi des anciens jours » pose question aux générations nouvelles. Le « catéchisme officiel » n'éclaire plus les situations inédites auxquelles elles sont confrontées. Continuer à le répéter apparaît même comme un contresens. On ne peut adhérer, hier comme aujourd'hui, qu'à ce qui a du sens pour soi. Face aux interrogations que ne connaissaient pas leurs prédécesseurs, les croyants juifs tout au long des âges ont pris le risque de repenser leur foi pour qu'elle donne sens à leur histoire personnelle et communautaire. On peut ainsi lire la Bible comme l'immense et continu travail de décantation des croyances anciennes devenues périmées et de recréation d'une foi qui soit crédible dans les nouveaux contextes de vie de peuple juif.

Quelques exemples de prise de risque dans l'actualisation de la foi biblique

Les exemples ne manquent pas qui manifestent la créativité permanente des croyants juifs pour actualiser la signification de leur existence souvent malaisée, affrontée à l'inconnu, l'imprévu, l'incertain, voire le catastrophique.

Les récits fondateurs du peuple

On le sait aujourd'hui, l'histoire d'Abraham, l'épopée de la sortie d'Egypte et de la traversée du désert, l'alliance avec Dieu à la montagne du Sinaï sous forme d'un contrat qui engage, le récit de la conquête de la terre d'Israël n'ont rien d'historique. Comme les autres peuples, Israël s'est forgé un glorieux passé donnant sens à son histoire. Les vertus attribuées aux ancêtres sont les fondamentaux qui doivent inspirer leurs descendants. Parmi elles, la prise de risque est capitale. Abraham quitte son pays à l'appel de Dieu sans savoir où il débarquera mais il est convaincu que son aventure ne peut être une impasse. Il triomphera de fait de toutes les péripéties auxquelles il est confronté. La figure d'Abraham est centrale dans la foi juive, elle en est l'une des références essentielles. De même, la sortie miraculeuse d'Egypte est le gage qu'au coeur de toute situation apparemment verrouillée il y a un avenir. A chaque pâque annuelle, on en lit le récit en famille . Quoi qu'il arrive il n'y a pas de fatalité. La traversée du désert est une épreuve de quarante années, mais les cailles et la manne tombent chaque jour, l'eau jaillit à point nommé du rocher pour re-susciter la caravane au bord de l'épuisement. Rien ne manquera à qui se maintient en chemin. Après la réception de la Loi au Sinaï, la conquête laborieuse et délicate de la « terre promise » finit par des avancées triomphales, triomphalistes même. Comment désespérer face aux difficultés jugées de prime abord insurmontables ? Qu'on ne s'y trompe pas, ces belles histoires ne sont pas à lire au pied de la lettre, la lecture fondamentaliste est un contresens total et donne lieu à une idéologie totalitaire. C'est l'esprit qui se dégage de ces vieux textes ( comme dans les contes), sans cesse réapproprié par les croyants juifs au cours de leur histoire mouvementée qui les a conduit à des attitudes de résilience salvatrices et à de nouvelles formulations de leur foi.

La parole risquée des prophètes

L'intervention des prophètes se situe entre le 8ème et le 4ème siècle avant Jésus. Ces hommes de tous milieux se lèvent, à leurs risques et périls, pour dénoncer l'inacceptable installé dans le peuple, à la cour royale, chez les gens riches et les responsables du Temple. L'inacceptable, c'est l'injustice dans les transactions, l'oppression des plus faibles, le luxe débridé qui insulte les pauvres, le ritualisme fonctionnant sans âme, bref l'abandon de la Loi, dans sa lettre et son esprit. Les prophètes, sans craindre la répression, contestent sans ménagement ces comportements. Ils élèvent une vigoureuse protestation qui n'a pas vieilli d'une ride : le culte rendu à Dieu est un mensonge si l'on méprise et exploite son frère. Ils appellent leurs compatriotes à un retournement radical de mentalités et de pratiques.

La renaissance du judaïsme au temps de l'exil : le risque d'une relecture féconde

En 586 avant Jésus, Israël vit l'une des crises les plus profondes de son histoire. Jérusalem est envahi et conquis par l'un des deux grands de l'époque, Nabuchodonosor, roi de Babylone. La ville est incendiée, le temple rasé, une partie de la population déportée dans le pays vainqueur ; le roi meurt en chemin. Dépossédés de ce qui faisait leur identité, les déportés relisent leurs Ecritures et repensent avec audace leur foi en l'approfondissant, en l'universalisant. Leur Dieu n'est plus celui d'un petit canton de la terre, mais celui du monde entier. Le Temple de Dieu, c'est l'univers entier ; Israël n'est pas propriétaire de son Dieu mais son témoin à la face des peuples ; la loi est intérieure à l'homme et celui-ci est responsable de ses actes. Quel immense affinement et élargissement de la conscience d'Israël ! Quels déplacements par rapport aux représentations anciennes ! Quelle audace créative a t-il fallu pour les opérer ?

La traduction de la Bible en grec au 3ème siècle avant notre ère : une parole risquée

Au 3ème siècle avant notre ère, le judaïsme est implanté dans tout le bassin méditerranéen ; sa population y est plus nombreuse qu'en Palestine. Jusqu'alors, on lit partout la Bible en hébreu, langue sacrée. Mais voilà que les croyants juifs d'Alexandrie de langue grecque prennent l'initiative de traduire la Bible en grec, la langue commune de l'époque. C'est une révolution copernicienne : on peut parler et entendre parler de Dieu dans sa propre langue ; traduire, c'est aussi prendre le risque d'interpréter ce que dit le texte hébreu dans un sens nouveau parce que les temps ont changé.

Les livres de Ruth et de Jonas : un appel au risque de l'ouverture dans une période de repli sur soi.

Revenus d'exil en 536, les déportés se retrouvent dans une position précaire. Avec la perte de son indépendance politique, la communauté juive est soumise à des rois païens et entourée de non-juifs. La pente est de se recroqueviller sur soi dans l'observance stricte de la loi et la non-fréquentation des non-juifs impurs. Le leçon d'ouverture de l'exil semble oubliée. Pas tout à fait car du sein du peuple naissent deux petits livres protestataires : celui de Ruth ose dire que l'aïeule du grand roi David est une étrangère, celui de Jonas met en scène un Dieu étonnant d'ouverture : Il se réjouit que son message de conversion soit entendu à Ninive, la grande cité « païenne » réputée pour sa perversion et Il réprimande son prophète contrarié par le comportement des Ninivites.

Le risque de la foi contestataire : Le livre de Job

L'expérience de l'exil a ruiné l'enseignement du « catéchisme » traditionnel juif : les justes sont récompensés, les impies punis. Le livre de Job ( 4ème-3ème siècle avant notre ère ), remarquable poème, est une véhémente protestation contre cette doctrine qui est démentie par la réalité quotidienne : les justes n'échappent pas à l'épreuve tandis que les impies prospèrent. Job le juste, dépossédé de tout bien et de de toute relation, s'en prend vigoureusement à Dieu lui-même qui semble cautionner cette situation scandaleuse. Au terme du livre, le problème du mal n'est pas éclairci. Il demeure une énigme. Mais Dieu, que l'auteur du livre fait intervenir solennellement dans les derniers chapitres, reconnaît le bien-fondé de la révolte de Job, condamne ses amis qui l'accusaient d'avoir mérité l'épreuve, invite à ne pas voir dans le malheur la conséquence du péché. Le livre de Job est un tournant capital dans la conscience religieuse juive. Il n'est plus possible de penser l'expérience du mal comme auparavant.

Conclusion :

ce bref survol du mouvement de foi créative des croyants juifs, sans cesse confrontée à s'approfondir et se redéfinir en raison des conditions nouvelles de vie et des questions qui se posaient, nous enseigne que la fidélité est inventive et non répétitive ( ce qui peut être la pire des infidélités). Quelle leçon pour les Eglises et notamment pour la catholique romaine qui campe actuellement sur une doctrine, une morale et une organisation hiérarchique figées et comme « exculturées »(2) en notre époque ?

Jacques Musset

(1) Evangile selon St Matthieu 5, 17 (retour)
(2) L'adjectif est de la sociologue des religions, Danièle Hervieu-Léger, dans son livre : Catholicisme, la fin d'un monde, Bayard, 2003. Il signifie : qui n'est pas en phase avec la culture actuelle. (retour)
1 décembre 2018 6 01 /12 /décembre /2018 09:00
Jacques Musset Eloge de la prise de risque en christianisme
Jacques Musset

Beaucoup de catholiques se plaignent à bon droit que leur Eglise soit figée dans une doctrine, une morale et une organisation hiérarchique et même monarchique qui sont nées au cours des siècles et ont été sacralisées et absolutisées. Est-ce cela la fidélité à la source du christianisme qu'est l'enseignement et la pratique libératrice de Jésus de Nazareth ? Comment en est-on arrivé à une telle « congélation » de cette expression relative de la foi alors que les Traditions juive et chrétienne valorisent la réinterprétation continuelle et inventive de cette foi dans les conditions nouvelles où elle se vit ?

Lorsqu'on étudie l'histoire de ces Traditions, on constate en effet que leur vitalité à certaines époques a été fonction de la réponse apportée par les croyants à l'impérieuse exigence de se réapproprier leur foi dans les contextes singuliers où ils se vivaient. Ces Traditions ont eu une fécondité spirituelle à mesure qu'elles ont tiré de leur fonds spécifique des significations inédites. Telle est la véritable fidélité qui est créatrice, à l'opposé de la simple répétition qui est mortifère, piège auquel judaïsme et christianisme n'ont pas échappé et n'échappent pas, hélas ! Cette démarche inventive est évidemment toujours risquée parce qu'elle ouvre sur des voies inconnues mais elle s'avère précisément nécessaire pour éclairer les chemins humains inexplorés.

Aujourd'hui le catholicisme piétine dans un discours officiel dogmatique et moral considéré comme la Vérité immuable d'origine divine. Ses divers éléments ont été rassemblés dans le « Catéchisme de l'Eglise catholique » promulgué solennellement par Jean-Paul II il y a 25 ans en 1992. Cette doctrine repose sur des présupposés qui n'admettent aucune discussion parce que, dit-on, révélés par Dieu en Jésus. Elle se prétend donc valable pour tous, en tout temps et lieu. Est-ce si sûr ? Cette certitude affirmée par la papauté contre vents et marées est-elle fondée ? La rigidité doctrinale et organisationnelle n'est-elle pas à l'origine de la crise actuelle du catholicisme et ne conduit-elle pas à terme à des impasses ? N'est-il pas temps de réaliser qu'une religion qui ne prend pas le risque de se réinterpréter dans le temps où elle vit est condamnée à l'insignifiance et à la figuration ?

La série d'articles qui vont suivre sous le titre général : « Eloge de la prise de risque en christianisme » ne sont pas des propos inspirés par la rancœur, par le rejet irraisonné de l'ancien et le goût immodéré du nouveau. Ils veulent seulement montrer que le christianisme – ici sous sa forme catholique romaine – ne peut être fidèle à ses origines et crédible dans les divers contextes où il s'incarne qu'en risquant des paroles et des actes créatifs où s'entendent de manières plurielles et inédites le message et la pratique de libération de Jésus.

Voici les titres des 6 articles :

  • 1° Prendre des risques, condition de vitalité et de fécondité pour toute existence et société humaine
  • 2° La prise de risque dans la tradition religieuse juive à travers la Bible
  • 3° La prise de risque au coeur de la démarche de Jésus dans la société de son temps
  • 4° La fécondité du christianisme au cours des âges, fruit de la prise de risques
  • 5° Le refus de prendre des risques pour actualiser le témoignage de Jésus de Nazareth : maladie chronique du catholicisme institutionnel
  • 6° Le problème actuel du catholicisme institutionnel: les refus de prendre le risque de la fidélité créatrice
  • 7° La prise de risque des chrétiens de base dans la crise actuelle de l'Eglise romaine

 

1. Prendre des risques, condition de vitalité et de fécondité pour toute existence et société humaine

La prise de risque est constitutive du maintien et du renouvellement de toute vie biologique et humaine, personnelle et sociale. Refuser le risque, c'est la mort.

Sens du mot risque

J'entends ici le mot risque dans un sens bien précis. Il s'agit d'une démarche consciente qui consiste pour un humain ou un groupe d'humains à choisir de s'engager dans une voie inédite et donc inexplorée sans savoir où elle conduira. Il y a de leur part une initiative qui ne leur est pas imposée du dehors, qui ne les contraint pas à leur corps défendant, qui n'est pas la seule solution possible dans la situation où ils se trouvent. Ce qui les pousse à se lancer dans pareille aventure, c'est une exigence. Ils escomptent en retirer des bienfaits de toutes sortes : un surcroît de vie et de maturation personnelle, un renouvellement de méthode dans l'exercice d'un métier, une transformation de situation à bout de souffle, un apport appréciable de ressources pour assurer leur gagne pain, des découvertes permettant de progresser en tel ou tel domaine de leur vie.

Mais cette prise de risque est-elle raisonnable ? Certes il n'y a pas d'assurance absolue que la prise de risque débouchera sur des résultats positifs, mais la décision se prend après mûre réflexion. On pèse le pour et le contre, on fait le compte de ses atouts et de ses limites, on envisage les profits à tirer de l'expérience, on finit par se déterminer en estimant que l'opération est possible même si l'on n'a pas de certitudes. En ce sens, la décision n'a rien à voir avec une attitude casse-cou, un défi téméraire, une bravade provocante.

Quelques exemples dans la vie personnelle, professionnelle et politique

Les exemples autour de nous abondent. L'alpiniste entraîné qui se risque à gravir pour la première fois une voie réputée difficile qu'il n'a jamais escaladé n'est pas sûr d'arriver au sommet, mais son expérience le fait penser qu'il en a les capacités(1). Le jeune adulte, qui subit son travail à la chaîne en entreprise et le considère comme déshumanisant, part avec son épouse créer une ferme biologique en montagne ; il se lance dans une aventure inconnue mais sa forte motivation doublée d'un travail réfléchi est gage d'une réussite probable(2). L'éleveur de vaches qui choisit de convertir son lait biologique en fromage pour écouler lui-même sa production ne sait pas d'avance s'il aura des débouchés satisfaisants mais son passé le rend confiant dans son avenir. Le travailleur licencié qui crée son entreprise est également convaincu d'un créneau favorable à son initiative mais il lui faut passer à l'action pour vérifier le bien-fondé de son engagement. Les responsables politiques qui entreprennent des réformes jugées nécessaires(3) malgré les oppositions et les réticences d'adversaires et d'administrés ne savent pas sur le coup les conséquences de leurs décisions. Ce sont leurs effets positifs qui révéleront par la suite la pertinence de leur détermination. Bref, tous les secteurs de l'existence se renouvellent par des changements risqués qui s'avèrent indispensables. Ce qui en résulte donne raison la plupart du temps à ceux qui, refusant la facilité du sur place, prennent le risque de l'invention. Leur audace donnant lieu à des réussites révèle du même coup leurs propres compétences. Ce qu'ils ont créé est parfois le point de départ d'autres innovations combinant entre elles certaines inventions(4). Certes, l'aventure n'est pas de tout repos ; tâtonner, corriger, rectifier sont inévitables, mais ce cheminement exigeant est, de l'avis de ceux qui s'y engagent, une école de stimulation permanente pour l'intelligence et le sens de la responsabilité. Même ceux qui subissent des échecs, s'ils se les approprient sans se décourager, peuvent en tirer des enseignements précieux qui les conduiront sur des voies nouvelles à explorer.

L'exigence du risque à prendre dans le domaine spirituel

Comme en tous domaines, l'exigence de renouvellement concerne l'expérience spirituelle dont le but est - selon l'étymologie de l'adjectif spirituel - de donner souffle à qui cherche le sens de son existence. Chaque individu est héritier d'une éducation reçue dans un contexte culturel singulier. S'il se contente de répéter tel quel ce qu'on lui a transmis sans s'autoriser à évaluer ce legs, sans se donner la possibilité de retenir ce qu'il juge stimulant pour sa propre existence, il végétera humainement dans la routine et les préjugés. La seule solution pour échapper à ce train-train irréfléchi est pour lui de prendre en main personnellement son existence, de l'orienter et de la conduire selon les valeurs dont il vérifie, en les vivant, qu'elles sont sources d'une vie juste à l'égard de lui-même et d'autrui. Pour y être fidèle, en dépit des sollicitations intimes ou extérieures qui vont en sens inverse – repliement sur soi et son confort, résistance aux questionnements, « divertissement » au sens pascalien du terme(5), tentation du « à quoi bon » face au sentiment d'impuissance -, cet homme ou cette femme, en butte à l'hésitation, à la fatigue, voire soumis à la moquerie de son entourage ou à l'isolement, se doit en conscience de ne pas abdiquer, de poursuivre son chemin, d'affronter l'incompréhension et l'hostilité. C'est pour lui le risque à courir pour sauvegarder son identité, s'accomplir humainement, « devenir soi et trouver le sens de sa propre vie » selon le beau titre d'un livre de Marcel Légaut.

La manière dont celui-ci a inventé pas à pas sa longue existence(6) en s'efforçant de prendre sa vie au sérieux et d'être à l'écoute des exigences qui montaient de ses profondeurs pour y correspondre est une illustration de cette fidélité créatrice. Son parcours n'a pas été un long fleuve tranquille comme tout cheminement en quête d'authenticité. l s'est vécu à travers les méandres des événements et des situations imprévus, douloureux, incertains. L'originalité de la démarche spirituelle de Marcel Légaut fut de s'exercer à s'approprier sans cesse la matière de son existence pour en faire un tremplin de maturation : son éducation, son goût du vrai, ses rencontres décisives, ses lectures, ses réflexions, sa vie d'enseignant, ses relations avec ses étudiants, les aléas de la vie politique, son enracinement tardif dans la profession de berger et la vie de couple en pleine montagne. Vue de l'extérieur, son existence apparaît comme une suite d'évolutions sans lien apparent les unes avec les autres. En réalité, un fil secret les reliait à la mesure de sa fidélité et conférait à la diversité de ses engagements successifs une cohérence et une fécondité. Ses livres sont l'expression de sa démarche exigeante, coûteuse en énergie intérieure, mais au fur et à mesure infiniment féconde. Toute discrète que soit son écriture à l'allure impersonnelle - il décrit le cheminement d'un homme fidèle à lui-même qui se risque à le devenir malgré les obstacles et les déceptions -, ses ouvrages sont en réalité son autobiographie spirituelle. Il n'est pas étonnant que dès la parution du premier tome en 1970 et jusqu'à son dernier ouvrage posthume en 1992, beaucoup de lecteurs y ont trouvé et continuent de trouver nourriture pour inventer leur propre parcours.

Marcel Légaut était chrétien mais pour lui – il y insistait - « On ne peut être chrétien si l'on n'est pas humain ». Son livre « L'homme à la recherche de son humanité » (1971) s'adresse à n'importe quel homme ou femme épris d'authenticité intérieure et soucieux de ne pas tricher avec sa vie. « L'auteur de ce livre est chrétien, écrit-il dans la préface, mais il ne pense pas que les affirmations fondamentales sur lesquelles l'homme doit construire sa vie et lui donner sens, relèvent nécessairement du christianisme.[...] En vérité elles sont de l'essence de l'homme. »

Marcel Légaut, évoquant le cheminement de l'homme vers l'accomplissement de son humanité emploie souvent l'expression : « A ses risques et périls ». Il était intimement convaincu, par l'expérience singulière qui était la sienne, que l'homme ne se réalise vraiment qu'en consentant à prendre les risques qui s'imposent. Ainsi refusant de « n'être qu'un vécu, il devient un vivant ».

Témoins passés et contemporains

Il ne manque pas, dans les siècles passés et sous toutes les latitudes, de femmes et d'hommes, socialement connus de leurs contemporains ou seulement de leur entourage local, qui se sont risqués dans des entreprises dont les enjeux humains, d'ordre familial, social, politique, scientifique, social, éducatif, spirituel s'imposaient et à leur conscience. D'autres les relaient aujourd'hui sur les mêmes fronts et avec la même vigueur. Les engagements résolus et parfois périlleux des uns et des autres, en dépit des obstacles dressés sur leur chemin, ont fait et font progresser l'humanité en de multiples domaines. Ils sont l'honneur de l'histoire humaine, à quelque pays qu'ils appartiennent. Nous les estimons profondément, nous leur sommes infiniment reconnaissants. Il sont nos maîtres et nous enseignent que rien de grand, de vrai, d'authentique ne se construit en chaque vie, en chaque société et maintenant à l'échelle du monde, sans investissement risqué de chaque personne à la place qu'elle occupe en lien avec les autres. A nous de « faire notre part » inédite dans cet esprit.

Dans les articles suivants, nous verrons que les traditions religieuses n'échappent pas à l'exigence permanente de prise de risque en vue de s'actualiser et se renouveler. Nous nous limiterons toutefois plus précisément à la tradition judéo-chrétienne.

Jacques Musset

(1)Je vous conseille le livre de Stéphanie Bodet, « A la verticale de soi » ( Esdition Guérin) ). Asthmatique depuis son enfance, elle a réussi son rêve de devenir alpiniste, tout en tenant compte de ses limites.(retour)
(2)Vous aurez reconnu l'expérience de Pierre Rabhi(retour)
(3)Par exemple, la loi de la séparation des Eglises et de l'Etat en 1905 ardemment défendue par Aristide Briand ou la reconnaissance de l'indépendance de l'Algérie en 1962 par le président De Gaulle(retour)
(4)Que de chemin depuis l'invention de la roue qui a donné naissance au chariot, à la charrette, à la diligence, au train, à l'automobile, chaque étape se perfectionnant toujours davantage au profit de son utilisateur.(retour)
(5)Eparpillement de son être en toutes sortes d'activités qui dispensent de se centrer sur l'essentiel. Pensées de Pascal , Ed. Garnier, N°131, 139 (retour)
(6)L'ouvre spirituelle, Thérèse de Scott, Edition Médiaspaul, 2015(retour)
17 novembre 2018 6 17 /11 /novembre /2018 09:00
bateau lpcL'ultime secret de Gérard Bessière
présenté par Jacques Musset
L'ultime secret  de  Gérard Bessière

Gérard Bessière, à quatre-vingt-neuf ans, demeure un des explorateurs incessants du mystère du monde et des humains et donc de son propre mystère. Dans son dernier livre, il s'interroge encore et toujours : « Quel est le Secret des secrets, à l'origine permanente de l'univers et de l'humanité » ( entendez bien « permanente »), telle est la question qui l'habite au plus intime de son être et qui le tenaille au cœur de sa longue existence d'homme, de chrétien et de prêtre. Il s'agit pour lui d'une interrogation vitale concernant le sens de l'aventure humaine et de chacune de nos vies singulières. Les réponses traditionnelles de la doctrine catholique élaborées dans des contextes qui ne sont plus les nôtres ne paraissent plus pertinentes à ses yeux. Les réflexions qu'il nous livre peuvent nous aider à nourrir, creuser et affiner nos propres questionnements.

Dans la première partie de son ouvrage, Gérard Bessière éprouve le besoin de revenir aux sources de sa tradition chrétienne que sont les grandes voix prophétiques qui ont retenti depuis le 8ème siècle avant notre ère et dont Jésus est l'héritier. Peut-on y puiser toujours ? Le cœur de leur message s'exprime dans des langages et des procédés littéraires qui ne sont plus les nôtres mais il n'a rien perdu de son actualité. C'est, disaient-ils, dans la pratique de la justice avec autrui et la solidarité avec les êtres les plus délaissés que l'aventure humaine de chaque personne et des sociétés humaines prend sens et que se crée la paix véritable et durable ; l'expérience du contraire ne fait qu'engendrer malheurs, oppressions, violences, destructions. Ils parlaient d'expérience et c'est toujours vrai. On le constate chaque jour au plus près et au plus loin. Les prophètes de la Bible naturellement croyants ajoutaient en même temps que cette façon humanisante de vivre, personnelle et collective, authentifiait la vérité de la relation de quiconque avec le « Dieu caché et inconnaissable ». Jésus « héritier et novateur » est allé dans le même sens que ses devanciers mais plus loin encore, en approfondissant et en universalisant leur démarche. Son combat contre les puissances de l'époque qui opprimaient la dignité de l'homme (le légalisme et le ritualisme) révèle « le Secret », mystérieux et invisible ferment au cœur des réalités humaines. Considéré par ses adversaires comme fossoyeur de la religion, Jésus est exécuté mais, depuis vingt siècles, son témoignage n'en finit pas de susciter une multitude de chemins de vie. « Avec lui une mutation de l'humanité commence, ambitieuse, pathétique, douloureuse. En lui la nouveauté de la liberté, de l'amour sans limites, du don et du pardon jusqu'à la mort, demeure à jamais éblouissante. Depuis, cette vision, cet appel, cette présence n'ont pas cessé de réveiller et de stimuler des femmes et des hommes. Tant de justes et de saints, connus et inconnus, et la fragile émergence d'une planète éprise de respect et de justice, (en) sont des échos vivants ». Mais qu'en est-il aujourd'hui ?

Dans une seconde partie, intitulée « Tâtonnements », Gérard Bessière s'interroge avec gravité : dans notre situation actuelle, inédite à tous points de vue par rapport au passé, comment nous risquer à donner sens à notre aventure humaine et à en percevoir « le Secret » ? Notre auteur a en effet une vive conscience que le développement des connaissances et des inventions depuis quatre siècles qui ne cessent de s'accélérer ont bousculé nos représentations tous azimuts. Notre terre est une tête d'épingle dans l'infini cosmos et nos savoirs sur la complexité de l'infiniment grand et petit ont balayé les conceptions d'autrefois, y compris les croyances religieuses. G. Bessière évoque la série de déplacements qu'il a lui-même opérés au fil des ans, à la suite de ses études, de ses lectures, de ses observations et de ses rencontres. Ses certitudes d'antan se sont amenuisées. Pour lui, les doctrines traditionnelles sur l'homme, Jésus et Dieu que l'on dit tombées du ciel ou qui sont inscrites dans le marbre par les hommes au cours des siècles ne sont plus significatives en notre temps. « Le lierre des religions, des théologies n'a pas cessé d'entourer (Jésus), de prendre sa place, de le cacher ». Quant à Dieu : « On a depuis toujours vénéré, nommé, adoré le Secret en lui construisant des espaces sacrés, en lui rendant des culte solennels, en élaborant des doctrines, en déployant les ressources de tous les arts [...]Le secret demeurait secret alors même qu'on l'habillait avec les revêtements successifs des cultures. Que d'écrans pour l'accommoder aux poussées archaïques de nos besoins religieux ! » Ainsi en est-il des doctrines et cérémonies liturgiques qui revendiquent d'être la voie royale d'accès au « Secret » Ces prétentions sont laminées à bon escient par la pensée critique et cèdent le pas à des balbutiements plus modestes et discrets sans que la question essentielle ne faiblisse pour autant : « Quel est le Secret des secrets à l'origine permanente de l'univers et de l'humanité ? »

G. Bessière confesse que c'est dans l'indéniable qualité d'humanité dont il est le témoin qu'il devine la trace indicible et mystérieuse du « Secret ». Pour l'observer, s'en émerveiller, se laisser stimuler par elle, Il suffit d'ouvrir les yeux que l'on maintient souvent aveugles. Cette qualité d'humanité se nomme sous toutes les latitudes « solidarités nouvelles, recherches de vie collectives, ébauches de fraternité ». Elle se révèle dans la diversité et la profondeur des vies au-delà des clivages de croyances et d'idéologies. « Le premier sourire d'un enfant, le dévouement de vies entières, l'aspiration des foules à la justice, la recherche inassouvie en tous domaines, les créations des artistes, des poètes, des musiciens, des penseurs, montrent les beautés, innombrables, de l'existence. Elles sont entravée, parfois, par la violence, la soif de domination, l'appétit de l'argent, mais il n'empêche ; le Secret est là, intime aux ténèbres présentes et aux jours nouveaux que les prophètes de jadis annonçaient dans les circonstances politiques et sociales de leurs temps. […] Dans l'humble quotidien des multitudes, que de personnes, sans chercher de justifications ou d'impulsions surnaturelles, sont des prophètes de l'avenir immédiat ou lointain ! »

N'est-ce pas là le lieu de la révélation permanente du « Secret ». On a entendu longtemps le mot révélation comme une parole venue d'en haut. Ne faut-il pas plutôt en pressentir la présence « en pleine vie ? Pas besoin de théories, de grandes considérations sur Dieu et l'au-delà. La Révélation est en acte, dans les actes. Elle est souvent brimée quand les cœurs et les mains se ferment. Elle fleurit quand l'humanité devient plus humaine.[...] Beaucoup de femmes et d'hommes, sans le savoir, le portent en eux et vivent de lui. »

Si le « Secret » reste à jamais le secret, un mystère impossible à définir, à mettre en catégories, à enclore dans des dogmes, il se laisse deviner au travers des conduites humaines qui le révèlent. « On ne voit pas la lumière, dit Sulivan, mais les visage qu'elle éclaire ». Et Maurice Bellet n'hésite pas à écrire que « Dieu, c'est le plus humain de l'homme (1) ». Gérard Bessière lui aussi nous convie, dans son merveilleux essai, à chercher et à entrevoir ce « Secret » au milieu de nous et en nous. « Dans les cœurs qui aiment, dans les dévouements de vies entières, dans les naissances et renaissances de peuples avides d'avenir humain, le Secret est proche, brûlant parfois, (il) bouillonne en nous, l'Intime plus intime que toute intimité ». Sommes-nous au rendez-vous ?

Jacques Musset

L'ouvrage est disponible uniquement auprès de l'auteur : Gérard Bessière 158, La Grave, 46140 Luzech ( 10€+ port)

(1) L'épreuve ou le tout petit livre de a divine douceur, édition DDB, 1988, page 62 (retour)
27 octobre 2018 6 27 /10 /octobre /2018 08:00
André VerheyenLes bus anglais - Petite digression
André Verheyen - juin 1998

Je me souviens de la forte impression que m'avait faite dans mon enfance la découverte de ces bus à deux niveaux auxquels nous n'étions pas habitués.

Il est probable que j'aurais été tout aussi étonné si cela avait été l'inverse, si je n'avais jamais vu que des bus à deux niveaux et que j'en voyais tout-à-coup un "demi"!

C'est cette deuxième situation qui symbolise la difficulté de nos contemporains croyants à accepter un monde qui ne serait plus à deux étages: la terre et le ciel.

En effet, c'était si beau, un ciel "au-dessus de nous", peuplé de saints qui ont des pouvoirs surnaturels. On pouvait les prier pour une guérison, pour la réussite d'un examen... même pour éviter un accident de voiture! Il suffisait de connaître la spécialité de chacun.

Ce qui était remarquable, c'est qu'ils pouvaient venir se manifester sur la terre, soit par des apparitions, soit par des miracles.

En ce qui concerne les apparitions, on aurait dit qu'il y avait comme un accord tacite entre eux pour en laisser le quasi­ monopole à la Sainte Vierge.

Mais pour ce qui est des miracles, c'était plus réparti et il y avait un cas particulier assez intéressant en ce qui concerne ceux qui n'étaient encore que candidats à la canonisation.

En effet, cela se passait - malheureusement, cela se passe encore ainsi - en deux sessions, une pour la béatification et une pour la canonisation et pour chacune d'elles, "il fallait un miracle".

Cette vision est largement contestée par notre société sécularisée. Mais lorsque les nostalgiques ou les conservateurs entendent "sécularisée", ils comprennent "profane" ou "incroyante". Or, il ne s'agit pas de cela.

Et puisque nous étions dans les transports en commun, restons-y. II fut une époque où l'on trouvait normal d'avoir deux classes séparées, par exemple la première classe, plus chic et plus chère, et la deuxième classe, plus populaire.

"Sécularisé" vient du mot latin "saeculum" qui veut dire "siècle" mais aussi le "monde" opposé aux lieux et aux modes de vie de ceux qui ont "quitté le monde" pour entrer dans la "vie religieuse".

On voit de suite où ont pu s'opérer des glissements de sens. Jésus disait que ses disciples sont "dans" le monde sans être "du" monde. A une certaine époque on a cru que pour ne pas être "du" monde il valait mieux quitter le monde ("le siècle"). Il est d'ailleurs amusant de constater que cela introduisit une distinction entre clergé séculier (dans les paroisses, dans le monde, le siècle) et clergé régulier (dans les monastères; qui avaient une "règle" monastique).

Ce qui était moins amusant pour le clergé séculier, c'est que l'on considérait qu'il s'agissait d'un clergé "à deux vitesses", l'un plus saint (le régulier) et l'autre plus contaminé par le monde (le séculier). C'était l'époque où toutes les retraites pour les prêtres étaient évidemment prêchées par des religieux! Parmi les réactions intéressantes, il faut signaler l'œuvre remarquable du Cardinal Mercier pour la revalorisation d'un clergé qu'on n'appellera plus "séculier" mais "diocésain".

Même les chrétiens conservateurs ou traditionalistes ont eu le temps d'assimiler cette évolution où l'on n'accepte plus l' "apartheid" entre un clergé de première classe et un clergé de deuxième classe. Il n'en va pas de même pour ce qui est de leur capacité de refuser l'apartheid entre les humains "sécularisés" (ils pensent désacralisés, profanes, incroyants...) et les autres (les croyants, les fidèles..."les bons" quoi!).

Et pourtant il faudra bien qu'ils y viennent car si notre société occidentale dans son ensemble a choisi la "désacralisation", ce n'est pas pour profaner les valeurs sacrées, mais pour proclamer que les institutions religieuses ont accaparé indûment le monopole du sacré. L'homme est sacré et toutes ses valeurs d'amour, de justice, de liberté, de vérité, etc. sont sacrées aussi en-dehors des institutions religieuses.

Si notre société occidentale dans son ensemble a opté pour la sécularisation", ce n'est pas pour rejeter la transcendance mais pour contester la prétention des institutions religieuses à être les seules à y avoir accès.

La société sécularisée n'accepte plus l'apartheid entre la première classe (ceux qui savent qu’ils ont la vérité et qui doivent, si possible, l'imposer aux autres) et la deuxième classe...

Si je ne développe pas les situations historiques qui prouvent que nos institutions religieuses n'avaient vraiment pas le monopole ni de la vérité ni de la sainteté, c'est que ceci ne se '.voulait qu'une petite digression.

André Verheyen

29 septembre 2018 6 29 /09 /septembre /2018 08:00
Jacques MussetLa fidélité à Jésus n'est pas répétition mais recréation III
Jacques Musset

III - Comment vivre au 21ème siècle une fidélité créatrice à Jésus et à son Dieu ?

Vivre de l'« esprit » qui animait Jésus

C'est au niveau de l'esprit qui animait Jésus que nous avons à nous approprier son témoignage. J'entends le mot « esprit » au sens de la motivation et de l'attitude qui ont orienté et déterminé son existence. Regarder Jésus vivre en son temps nous permet de déceler ce qui l'habitait intérieurement, ce qui le motivait à risquer sa vie pour témoigner du Dieu dont il se réclamait. Cet esprit qui l'animait, c'était son accueil, sa défense et sa promotion des personnes, spécialement les marginalisées, les exploitées, les méprisées, les disqualifiées, les oubliées, les rejetées pour toutes sortes de raisons ; c'était aussi sa dénonciation des structures et des représentations qui oppriment ; c'était encore son attitude intérieure d'intégrité à la base de tous ses comportements ressourcés sans cesse dans la conception qu'il avait de son Dieu. A nous d'incarner aujourd'hui en les actualisant d'une manière inédite ces valeurs même si elles ne sont pas spécifiquement chrétiennes.

Actualiser le courage de Jésus

L'esprit qui animait Jésus se traduisait par sa manière de s'engager résolument à ses risques et périls à travers paroles et actions. Il a fait preuve de constance jusqu'au bout, en dépit des oppositions et incompréhensions, il ne s'est jamais dérobé aux appels qui le sollicitaient, il n'a pas craint le qu'en dira-t-on, les critiques, les calomnies ; il a veillé à la cohérence entre son dire et son vivre, entre son enseignement et son style de vie, mais il s'est toujours refusé à haïr, à prendre une revanche, à écraser ses adversaires. A nous, dans le temps que nous vivons, de traduire cet esprit dans nos mentalités et dans nos façons concrètes de vivre, à nos risques et périls s'il le faut.

Actualiser les exigences d'authenticité qui inspiraient les comportements de Jésus.

L'esprit qui animait Jésus au service de son prochain et dans ses prises de position émanait d'une droiture de cœur et d'intentions authentiques, non contaminées par la recherche du pouvoir et de l'avoir, par l'hypocrisie et la duplicité, par les partis pris injustifiés, par les fausses évidences du temps. A nous, en nous inspirant de cet esprit d'authenticité, d'être vigilant sur ce qui nous anime réellement dans les divers domaines de notre existence.

Distinguer mouvement de foi de Jésus envers son Dieu et ses représentations

L'esprit qui animait Jésus dans sa façon de vivre, il le référait à Dieu, la Source des exigences intimes qui émanait de ses profondeurs. Ses représentations de Dieu étaient celles de la foi juive de son temps. Pour nous, il importe de ne pas confondre les représentations qu'il avait de son Dieu avec le mouvement de sa foi en son Dieu, fait de confiance, de disponibilité, de fidélité. C'est un exercice essentiel, capital. Notre fidélité créatrice ne se joue pas au niveau des représentations qu'il avait de son Dieu et donc de son langage, relatifs à son contexte culturel et religieux, mais elle se joue dans la ligne du mouvement personnel de sa foi en son Dieu. D'où il est essentiel de faire la différence entre les deux, ce qui nous autorisera nous-mêmes, dans le contexte culturel où nous vivons, à avoir nos propres représentations de Dieu et de ce fait nos propres langages.

Comment dire le Dieu de Jésus aujourd'hui ? (1)

Le Dieu de Jésus, comment le nommer aujourd'hui dans notre culture marquée par la modernité sans être tributaire des représentations de Jésus ? Nous avons vu que Jésus reçoit de sa Tradition (un ensemble de croyances qui s'impose à tout croyant juif) les représentations qu'il a de son Dieu (et donc du monde et de l'homme), représentations qui sont relatives au contexte religieux et culturel de son temps. Rappelons-les d'un mot : Dieu est une évidence, Il est le tout autre et en même temps le tout proche, il conduit l'histoire de son peuple et du monde avec justice et amour bienveillant, il va sans tarder établir définitivement son règne de paix qui est déjà à l'œuvre. Il appelle chacun à l'accueillir avec un cœur disponible. L'appellation « Père » est traditionnelle.

Pour nous et nos contemporains du 21ème siècle marqués par l'esprit de la modernité (revendication du droit à penser personnellement, à chercher et à trouver par expérimentation), notre approche du mystère de Dieu comme source de notre humanisation ne peut se faire d'emblée avec des représentations marquées par un contexte qui n'est plus le nôtre et qui s'avéraient alors évidentes. ( démarche descendante) .

Employons donc une autre voie d'accès que nous appellerons ascendante. Cette approche ascendante part de ce que vit l'homme et est donc une démarche existentielle animée par le souci de l'authenticité, du don et engageant tout l'être dans la recherche de son sens (2). Cette voie empruntée avec la préoccupation de ne pas tricher avec soi-même, d'aller le plus loin possible dans la vérité de soi-même – chemin fort exigeant – comment peut-elle être une approche actuelle du mystère du Dieu de Jésus ? Si oui, à quelles conditions ? Allons au cœur de ce que nous vivons les uns et les autres dans notre aventure d’humanisation quand nous nous efforçons vaille que vaille de conduire notre existence dans une démarche de vérité, attentifs à débusquer nos illusions, à nous remettre en cause si nécessaire, à lier travail intérieur d’approfondissement personnel et ouverture à autrui dans l’épaisseur de notre vie quotidienne ? Qu’observons-nous ? Ce que chacun expérimente au tréfonds de son être – quelle que soit son histoire singulière -, n’est-ce pas avant tout une exigence de vivre en vérité dans toutes les dimensions de son existence ?

Exigence de lucidité sur sa manière d’exister, sur la cohérence entre son dire et son faire, sur les héritages qui le conditionnent, sur ses ambiguïtés, ses limites, ses peurs, ses attachements, ses répulsions, ses illusions, son histoire passée…

Exigence de vivre vrai dans sa relation à autrui, exigence qui invite à l’écoute, à la compréhension, au soutien, au respect, au pardon, à la remise en cause personnelle…

Exigence de probité intellectuelle dans sa recherche spirituelle, dans l’appropriation, si l’on est croyant, de sa tradition religieuse, ce qui a pour conséquence de ne pas mettre de limites à ses questionnements ni au chemin à parcourir…

Exigence de recueillement pour se ressourcer, pour ne pas céder à l’activisme, aux illusions…Exigence de consentir à la réalité telle qu’elle est pour en faire un tremplin de maturation, d’affinement, d’approfondissement, ce qui implique détachement et renoncement...

Cette exigence, sorte de voix intime, qui se murmure dans le silence ou s’impose parfois avec insistance et d’une manière récurrente et à laquelle nous consentons nous fait expérimenter un dépassement, une sorte de « transcendance » intérieure qui faisait dire à Pascal : « L'homme passe l'homme ». L'expérience de cette exigence intime, Marcel Légaut l'appelait motion intérieure. A travers cette inspiration venant des profondeurs de son être et l’appelant à vivre en vérité, il lisait les traces en lui d’une « action qui n’est pas que de lui mais qui ne saurait être menée sans lui ». Il en concluait qu’on pouvait « appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie Marcel Légaut pose ainsi un acte de foi mais qui ne s'impose pas. La meilleure preuve c'est que des humains qui expérimentent eux aussi la même qualité d'humanité à travers leurs choix de vie exigeants ne nomment pas Dieu : ils se tiennent dans l'agnosticisme (je ne sais pas) ou dans l'athéisme (Dieu n'existe pas, ce qui est aussi un acte de foi).

Si nous-mêmes expérimentons cette même qualité d'humanité et pressentons comme M. Légaut le mystère d'une « Présence » au cœur de notre cheminement humain, nous pouvons nommer Dieu cette mystérieuse « présence » qui nous inspire secrètement sans peser sur notre liberté. Mais nous pouvons la nommer autrement que Jésus, par exemple « Source, Souffle, Feu, Lumière... », c'est tout à fait légitime. Nous sommes là au niveau des représentations dépendantes de notre culture, de notre histoire, de notre milieu de vie. Dans la Bible, on trouve d'ailleurs de nombreuses appellations de Dieu : rocher, père, mère, Seigneur, sauveur, défenseur, etc. En effet une chose est d'expérimenter cette Source au plus intime, autre chose est de la désigner. En effet, il ne faut pas confondre la réalité vécue, elle-même indicible, et la nomination de cette réalité expérimentée. L'expérience de la réalité est première, la nomination n'est pas secondaire mais seconde et relative. Nous avons certes besoin de mots pour balbutier l'expérience de l'exigence intérieure que nous expérimentons quand nous nous efforçons de vivre dans l'authenticité, la vérité et le don, mais ce ne sont que des mots. Ils sont utiles mais ils sont relatifs. Ils ne servent qu'à pointer notre attention et celle d'autrui sur l'expérience vécue, intraduisible par nature. La pire des choses c'est d'idolâtrer les mots en croyant expérimenter la réalité. Nous ne sommes jamais indemnes (ni les Eglises non plus) de glisser vers cette impasse.

En conclusion

, disons que notre fidélité à la démarche de Jésus dans la relation à son Dieu passe d'abord par l'engagement (au sens le plus large du terme) de notre existence dans l'esprit qui fut le sien et, au cœur de cet engagement, par l'expérience au tréfonds de notre être d'une Source mystérieuse inspirante. Là nous sommes en phase avec l'expérience de Jésus, chacun la vivant et la nommant à sa manière dans son contexte singulier. C'est une démarche de foi qui ne s'impose à personne mais pour un chrétien de la modernité, en est-il d'autre aujourd'hui pour percevoir cette Source intime qui inspire tout vrai chemin d'humanité ? Voilà à mon sens une voie possible pour conjuguer actuellement notre fidélité au Dieu de Jésus et la légitime et même nécessaire créativité dont nous avons à faire preuve aujourd'hui.

 

Pour terminer, voici un encouragement à pratiquer une fidélité créatrice à Jésus. Il s'agit de deux paroles de l'évangile selon St Jean mises sur les lèvres de Jésus par la communauté où est né l'évangile.

16, 7 : « Il est bon que je m'en aille, car si je ne pars pas, le Souffle ne viendra pas à vous ».

14,12: « En vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais ; il en fera même de plus grandes... »

Comment ne pas nous sentir encouragés à être créatifs pour faire advenir sans cesse de nouvelles figures d'Evangile ? Pourquoi aurions-nous peur puisque nous sommes assurés d'avoir en permanence le Souffle suffisant pour vivre de l'esprit de Jésus et témoigner de son Dieu !

Jacques Musset

(1) Je renvoie à mon livre : Repenser Dieu dans un monde sécularisé, Karthala, 2015 . (retour)
(2) Vie spirituelle et modernité, Marcel Légaut, Duculot, chapitre VIII, page 187. (retour)