Quand on s'est enthousiasmé pour la liberté et l'indépendance de la pensée... Quand on a compris qu'il faut s'opposer aux dogmatismes, intégrismes et autres fondamentalismes... Quand on a découvert l'intérêt du discernement critique face aux déviations survenues au fil des siècles et qui ont souvent remplacé le dynamisme de la foi par un carcan de croyances largement dépassées... Quand toutes ces démarches ont provoqué un réseau de sympathies et d'amitiés nouvelles avec des personnes qu'on avait cru devoir considérer comme des adversaires (autres religions, agnosticisme, franc-maçonnerie, etc.)... Alors vient le temps de la question essentielle: Que découvre-t-on lorsqu'on a levé les obstacles ?C'est au moment où je réfléchissais à cette question que je remettais la main sur le texte d'une conférence du Père dominicain Jean-Pierre LINTANF, donnée en l'église Saint-Marc à Bruxelles le 10 mars 1988. Le titre de la conférence était : "LE DON DE DIEU, C'EST D IEU." Dès le début de sa conférence, l'orateur exprime aussi cette idée, qu'au- delà de beaucoup de recherches, de travaux et de questions passionnantes, il y a cette question fondamentale. Voici comment il s'exprime : "Le thème que nous allons traiter ce soir est pour moi le thème fondamental. De métier, je suis plutôt théologien moraliste, je viens d'être élu à l’Institut international de bioéthique, ce qui me réjouit le cœur, mais par-delà toutes ces recherches et tout ce travail que l’on peut faire, comment ne pas être en interrogation décisive et radicale devant le mystère même de Dieu ! ... En effet, par-delà les questions qui nous préoccupent dans l'Eglise, dans le monde, cette interrogation vis-à-vis du mystère de Dieu se pose." Jean-Pierre LINTANF souligne que nous vivons une époque intéressante parce qu'on se demande plus que jamais "Qu'est-ce que c'est que vivre en hommes ? - Où est le bonheur, où est la liberté ? A quoi sommes-nous appelés ?" Et il ajoute que les chrétiens ont difficile à donner une réponse qui soit à la hauteur de l'attente qui se perçoit. Il illustre cela en partant d'une phrase de Marcel LEGAUT, qui était un de ses amis : "Un jour où nous travaillions ensemble, Marcel Légaut avait eu cette phrase qu’il a reprise par après très souvent: "Les communautés chrétiennes, les paroisses, les communautés religieuses, toutes les communautés chrétiennes auraient dû et devraient être des lieux où est favorisée l’expérience chrétienne profonde de l’homme. Mais, disait-il, ces communautés, très souvent, au lieu de favoriser une expérience chrétienne en profondeur, la rendent difficile, ou impossible." C'est-à-dire que l'on remplace l'expérience spirituelle profonde, que j'appellerai tout à l'heure l’aventure mystique, par toute une série de choses qui sont : la liste des choses à croire (orthodoxie), la liste des choses à faire ou à ne pas faire (orthopraxie), l’obéissance aux évêques (c’est plus sûr) et enfin un petit peu de dévotion pour la consolation du cœur et voilà ! Eh bien, je pense que cet ensemble de choses ne conduit pas nécessairement à une expérience de fond." La plus grande illusion serait de penser que nous pouvons réduire cette "aventure mystique", cette "expérience spirituelle profonde", à un objet communicable par les médias. En effet, le principal obstacle à cette communication a été, sans doute, cette "chosification" qu'on retrouve dans les choses à croire, les choses à faire, etc. Un autre aspect de cette "chosification" que J.-P. LINTANF met en lumière se situe dans la doctrine traditionnelle de la "grâce" développée en Occident depuis saint Augustin. Et, dans la ligne de son thème " ce don de Dieu qui est Dieu lui-même", il donne évidemment la préférence à "un mot qui ne fait pas partie de notre vocabulaire, qui n'est pas le vocabulaire de la grâce, mais qui est le vocabulaire des énergies divines qui fait partie de la spiritualité et de la théologie orientale de façon décisive. Les énergies de Dieu, c'est Dieu se manifestant. Dieu, nous le verrons tout à l'heure, est inaccessible dans son secret, dans son mystère, mais ce sont les énergies de Dieu qui nous transfigurent et nous divinisent . Ces énergies sont incréées, c'est- à-dire que c'est Dieu se communicant, tandis que la grâce, pour nous, était une grâce créée, à la limite, devenant une chose. Pour les orientaux, les énergies divines sont des sortes de vibrations qui émanent de Dieu et qui nous font entrer en vibration avec lui." Pour développer cette belle perspective, J.-P. LINTANF évoque une conversation avec le Père J.-P. CHARLIER, qui lui expliquait le mot hébreu qui a été traduit par " ... je sais maintenant que tu crains ton Seigneur". "Or le mot hébreu, c'est : je sais que tu as frissonné de ton Dieu, je sais que tu as frémi de Dieu. On peut frissonner devant quelqu'un, quelqu'un qui vous donne le frisson parce qu'il est beau, parce qu'on l'aime, parce qu'on en a un peu peur, parce qu'il fascine... et c'est beau de frissonner de Dieu. Alors se produit cette sorte de frisson de Dieu qui, tout d'un coup, se met en nous et qui nous fait, face à Dieu, vivre de la vie même de Dieu ces énergies incréées." (1) Et maintenant ? Touchons-nous vraiment à l'Essentiel ?Il faut avouer que nous nous trouvons ici en présence de considérations de très belle qualité dans ce désir d'échapper à la "chosification" de la réalité transcendante. Mais d'autre part, il faudra bien se rendre compte que le problème reste entier dans la mesure où le frisson que je ressens devant quelqu'un "parce qu'il est beau, parce que je l'aime, parce que j'en ai un peu peur, etc." ne peut être qu'une réalité psychosomatique qui ne se situe pas en dehors du créé. Ce thème du frisson rappelle un beau passage biblique : "Et voici que Yahvé passa. Il y eut un grand ouragan, si fort qu'il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant de Yahvé, mais Yahvé n'était pas dans l'ouragan ; et après l'ouragan un tremblement de terre, mais Yahvé n'était pas dans le tremblement de terre ; et après le tremblement de terre un feu, mais Yahvé n'était pas dans le feu : et après le feu, le bruit d'une brise légère. Dès qu'Elie l'entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l'entrée de la grotte...." (Premier Livre des Rois, chapitre l 9) Malgré toute l'émotion esthétique et spirituelle que nous procurent ces textes merveilleux, nous sommes bien obligés de dire que ce ne peuvent être que des images symboliques. J.-P. LINTANF disait "Dieu est inaccessible dans son secret, dans son mystère'' mais il ajoutait "ce sont les énergies de Dieu qui nous transfigurent et nous divinisent." Mais alors, ne peut-on vraiment rien dire de Dieu ?Il est tout à fait remarquable d’expérimenter que là, peut-être plus qu'ailleurs, si la parole est d'argent, le silence est d’or. Gabriel RINGLET exprime cela merveilleusement en parlant d'un SILENCE HABITE et d'un NON-DIT ACTIF. "Ce non-dit" n'est-il pas, au cœur de toutes les religions et de toutes les sagesses ? Les théologiens le savent bien qui, au Moyen-Age, ont inventé la théologie dite "négative" ou "apophatique (du grec 'apophanaï',"dire non") pour signifier qu'il n'est pas possible d'approcher la connaissance de Dieu par affirmations mais uniquement par négations successives (il n'est pas visible, nommable, etc.) Par d'autres chemins, nombre de mystiques disent aussi qu'on ne peut pas percer le Mystère, et les moines, et le bouddhisme, tous sont convaincus que la réalité ultime reste insaisissable. Ricoeur élargit encore en se demandant s'il n'existe pas "un fondamental" une sorte de réalité ultime, impossible à exprimer, à enfermer en tout cas dans une formulation dogmatique, et qui pourtant concerne chacun, quelle que soit sa philosophie ou sa religion. "Il faudrait presque un silence commun, dit-il, sur ce qui ne peut pas être dit." Parce que chacun, finalement, croyant ou non, chrétien ou laïque, est appelé à trouver, au fond même de sa conviction, ce qui le rejoint de façon souterraine et que, par certains côtés, il ne maîtrise pas. En ce sens-là, il y aurait, au bout du dialogue, comme un dia-silence, un "silence traversé", là où se rejoignent, dans l’extrême différence," le point de silence et le point de rassemblement." (L'Evangile d'un libre penseur - Albin Michel 1998. page 49) Nos lecteurs et amis comprendront que je n'ajoute plus rien... |